le Pan Ferré (en couleurs)
aquarelle au couteau pour illustrer un passage du Roi des Lives :
M’asseyant côté fenêtre, je l’imaginais qui prenait place face à moi, lui qui pouvait passer des heures à regarder la pluie, la neige, ou rien que la nuit tomber à travers les fenêtres de la salle à manger. Je voyais son visage ridé se refléter dans la vitre embuée, entre les stries d’ocre gris, versants de marnes et de calcaires, bancs de sable et de galets de la rivière qui tressait tristement ses eaux grises parmi les dernières vignes. J’entendais sa voix qui me décrivait chaque plan du paysage, m’expliquait la moindre strate. Je voyais l’ongle noir et recourbé de son index tendu qui pointait au loin les montagnes enneigées. Il me disait voici le Pan Ferré à tête de cachalot, voici le Grand Ferrand à la tête blanche, voici le Grand Serre en lame de rasoir, le Bec de l’Aigle et ses éperons, voici Coupeau, la Pointe de l’Aiguille, le Grand Armet, le Taillefer, celui-ci pas moyen de le confondre avec un autre, une sacrée silhouette, et puis il a toujours son petit panache de nuages, poursuivait-il comme s’il s’agissait là de vieilles connaissances affublées de noms guerriers ou comme s’il avait passé en revue une armée de barons et de paladins à l’aube d’une bataille, et alors, esquissant sur le terrain le plan de cette bataille et m’indiquant la route à suivre la veille d’une escapade à vélo, son index restait tendu, il me disait tu vois l’échancrure en V là-haut entre deux chicots calcaires, c’est le col de l’Épine, plus haut les lacets qui tournicotent dans la verdure et disparaissent dans un tunnel entre deux petites baraques perchées, ce sont les lacets qui mènent au col de la Faux, et il se lançait dans un cours de géologie improvisé, me racontait l’histoire du massif depuis l’Océan Téthys et les grandes glaciations, le Riss, le Würm, comment les glaciers avaient façonné les falaises, creusé les cirques, modelé les vallées, formé des verrous, laissé sur leur passage des moraines, comment tout cela était aussi le travail des plissements, des failles et de l’érosion, qui avaient soulevé, fouillé, cassé, arraché, raboté telle ou telle montagne, affuté des crêtes et troué des combes, et tandis que le train mugissait en gravissant le col, je voyais se refléter sur toutes les vitres le profil effrayant d’un bloc de falaises isolé. C’était le Mont-Aiguille.