"Ce qui s’était perdu dans les méandres de la métamorphose, le bonheur enfantin, l’adolescence non vécue, ne serait donc pas aboli ? Le perdu revendique une forme d’existence consciente, ou du moins simulée. Il faut repasser sur les traces.
La mémoire use de tours de passe-passe, un vrai Protée. Elle glisse entre nos vies, se rit de nous, toujours ailleurs que là où on croit la trouver. Déclenchée par des riens du tout, un geste des doigts, la sonorité d’une voix, et voilà, le tapis volant se déroule pour emporter.
Chemins tortueux, torturants, explorations sans cartes ni boussole à l’appui, ni sextant. Déambulation d’ivrogne où les démons du hasard nous mènent. Impossible d’y échapper sous peine d’être réifié, chose morte abandonnée sur le chemin de vie.
Rêves, rencontres, hasards fugitifs, tout joue. La mémoire est faite de reprises, retours et raccommodages. Une toile de Pénélope. Périlleuse navigation, je m’y suis presque totalement engloutie trois décennies. Le temps d’une vie à peine y suffit."Hélène Waysbord, L’Amour sans visage
"Le deuxième « roman » d’Emmanuel Ruben est une lancinante et superbe traversée dans la mémoire d’un petit-fils hanté par le suicide d’un grand-père, juif Pied-Noir, « matelot inconnu » pour lui et pour un pays dont il n’a jamais su définir les frontières. Professeur d’histoire et de géographie, l’auteur ne verse pourtant pas dans le récit historique alors même qu’il entremêle des mémoires douloureuses : passé colonial et guerre d’indépendance, guerre civile algérienne, massacres de la Seconde Guerre Mondiale à la périphérie de l’Europe, fraternité des victimes de « catastrophes intimes ». La prose de Ruben, très hypnotique, absorbe plutôt ces couches et blessures mémorielles non pansées, obscures pour ce narrateur recréant avec nostalgie une vie plutôt que de l’informer par une quête archivistique. Proche des récits sebaldiens, ce texte puise d’abord sa matière dans la contemplation d’une photo du grand-père : elle nourrit le fantasme d’une vie qui se lit dans les traits burinés d’un matelot. C’est déjà dans le visage que le narrateur cherchera une raison au suicide d’un grand-père s’étant refusé à la guerre. Miroir et mémoire, le visage et la peau qui le recouvre sont ce qui échappe au petit-fils et dans un même mouvement le fait écrire. Le champ de l’histoire peine parfois à saisir les fantômes, et c’est de cette insuffisance que part encore la littérature, particulièrement depuis les catastrophes du XXe siècle. Si certains écrivains portent le fardeau de l’histoire jusqu’à la mélancolie, d’autres supplient les disparus de s’incarner par une prose incantatoire à la manière des prosopopées antiques. D’autres encore, comme Emmanuel Ruben, accentuent cette seconde tendance en l’infléchissant vers une veillée d’endeuillés, illuminée par l’aveuglante lumière du soleil algérien et par le sourire d’une grand-mère qui se sait toujours veuve, des décennies après la mort de son mari :
Le peu que j’appris de vive voix à propos de toi, je le tiens de celle qui pendant quarante ans porta ton deuil, pendant quarante ans fit et défit la tapisserie noircie des jours, quarante ans d’une quarantaine sans vaisseau, sans terre natale, sans demeure fixe, sans ressources, sans la moindre plainte. Et tout cela la tête haute. Et tout cela en prodiguant alentour l’amour que ce grand PAN à bout portant n’avait pas suffi à lui arracher. A vrai dire, d’elle non plus, je n’ai pas de photo, que des souvenirs, des bribes nimbées d’enfance. Je ne sais plus si elle se vêtait pour de bon de noir, mais tu dois savoir que tu pouvais lui en badigeonner de la tête aux pieds, du noir, elle en aurait fait du bleu, de l’or, du rose ou du vert — du vert comme ses prunelles qu’elle avait d’une clarté, d’un émeraude à rédimer tout le khôl et le rimmel que se mettent les femmes pour aguicher les chalands. Oui, tout ce que je savais alors de toi, je le tenais d’elle, d’elle qui ne se maquillait plus, qui ne maquillait rien, car elle avait déjà trop de noir plein le cœur et le blanc des yeux très orageux, et des paupières lourdes d’angoisse, fendues de deuil, plissées d’exil.
Et les quelques mots que je sais de toi, c’est elle qui me les a dits, un jour, en plein après-midi. On fêtait ses quatre-vingts ans ; j’en avais treize. Ces quelques mots sont : matelot ; Guelma ; Constantine ; Constantinople.
Kaddish entêté, relancé par les insuffisances des faits, par la conscience frustrée de ne pas écrire une vie mais un roman, le livre d’Emmanuel Ruben flotte constamment entre l’incroyable beauté et douceur de ces femmes, épouse et fille, esseulées par le deuil et la noirceur d’une grande histoire qui farde la plus petite, réduite à quelques villages, d’une lourde menace. Ainsi, la tante du narrateur :
Avouera dans la peinture, à grands renforts de gouache, de fusains, d’encre de chine, de sépia, de sienne brûlée, d’ombre naturelle, traçant autour des visages, des paysages, des nus et des vanités le cerne noir qui hante les yeux des petits portraits funéraires du Fayoum. Un cerne noir qui ruisselle, hurle, ondoie le long des Christs, resurgit ici, dentelle ou parapluie, là corne de bouc ou chauve-souris, enserre des iris, des cyprès, des racines et même le ciel jaune, là-haut, pour en garder un peu de bleu parmi nous. [...] Et elle me dira jamais d’aquarelle, elle n’aime pas l’aquarelle. Trop glissante, trop fuyante. De gros traits noirs, plutôt, pour retenir tout ça, faire barrage, écluser les larmes, canaliser la douleur
E. Ruben ne raconte pas seulement l’histoire d’un grand-père qu’il n’a pas connu, comme l’historien Ivan Jablonka retraçait avec sensibilité l’« histoire des grands-parents que je n’ai pas eus » ; il compose une geste familiale « bâti[e] sur [s]es, [s]es pulsions, [s]es hantises — mer, départ, dérive, naufrage — [...] qui n’a de vrai que le désir d’écarter le noir. » À mesure que la geste se déploie, cerclant cette fois la grande histoire qui tenta de l’étouffer, une figure prend de l’épaisseur, un visage-frère s’illumine : celui d’Albert Camus. E. Ruben tisse subtilement les destins du grand-père et de « l’orphelin célèbre », de cet autre mal-placé, imaginant presque une rencontre entre les deux hommes, séparés de quelques kilomètres en Algérie durant leurs enfances. La lente coulée du temps croise la vie arrêtée d’un homme qui ne sut pas non plus quoi faire de son histoire, qui se vit partagé entre deux terres au point peut-être de les rêver dans ses livres. L’absurde qui découle d’une vie d’exilé à la terre dont on se sait exclu peut conduire à une posture de révolte, parfois ouvertement morbide : le geste du grand-père relèverait-il de cette révolte-là ? Peu importe. De ce « PAN à bout portant » qui résonne tout au long du livre comme un refrain s’échappe une chambre d’échos, enfermant l’histoire douloureuse dans son ombre littéraire et tirant le portrait vers le tombeau poétique.
Le récit d’Emmanuel Ruben s’impose comme un hommage redoublé au grand-père inconnu, souvenir discret de ces autres soldats inconnus, des victimes en marge des commémorations, et à l’écrivain que l’on veut croire aujourd’hui désuet parce qu’il s’engagea autrement, en entant la conscience des opprimés dans une prose déjà spectrale, comme si elle accompagnait le sort de ces matelots, orphelins, endeuillés, zonards du bled et oubliés des révolutions. En renversant le sablier du temps, en retissant la toile de Pénélope, ce kaddish des anonymes réaffirme davantage encore la filiation cisaillée par l’histoire des détresses. L’écriture de Ruben impose sa maîtrise dans une circularité qui encerne les morts et les vivants, les générations inquiétées par l’histoire, et elle le fait non plus avec ces traits gras et noirs mais avec « la vie — brève, inquiète, fragile, source infinie de peine et de joie. » C’est sous une lumière tremblotante que se récite cette magnifique prière dont on citerait encore bien d’autres passages s’ils n’enfantaient justement du ravissement que de leur entrelacement."
Claire Laloyaux