l'extase géographique
Le 18 mai 2018, je répondais aux questions d'Alexandra Schwartzbrod, dans la bibliothèque de la Maison Julien Gracq. L'après-midi, je montais dans une barque pour une séance photo et ne tardais pas à vérifier qu'on avait oublié les pédales à ce drôle de "modèle à propulsion secrète", comme disait Julien Gracq des engins de ses personnages. Remonter la Loire debout sur une barqueet les bras croisés ne serait pas aussi simple que de remonter le Danube à vélo...
Voici l'entretien dans son intégralité :
1) D'où vient votre lien avec Julien Gracq?
Je l'ai découvert à 17 ans en lisant Les eaux étroites que m'avait offert une grand-tante libraire, et j'ai trouvé ça fabuleux. La sensualité de la phrase, l'exigence du mot juste, l’art de la digression. À l'occasion d'un voyage en barque sur un affluent de la Loire, Gracq remonte la chaîne de son inspiration, évoque tous ceux qui l'ont nourri, Stendhal, Nerval, Proust... Plus tard, c'est la géographie qui m'a plu. Cette exigence de la prose est la plus à même de raconter la complexité d'un paysage. À Normale Sup, j'avais dit ma passion pour Gracq, et un de mes professeurs de géographie, Jean-Louis Tissier, m'a donné son adresse. En 2001, je lui ai envoyé une première lettre pour lui dire que j'écrivais depuis l'âge de neuf ans, que j'avais été reçu à Normale Sup et que j'avais commencé des études de géographie. On a correspondu jusqu'en 2004, il me disait « oui, oui, publiez des livres, mais surtout continuez vos études de géographie ! » J’ai passé l’agreg de géo, commencé une thèse, et puis Gracq est mort et j’ai pris mes distances. Mais en 2010, j'ai publié en même temps que mon premier roman (Halte à Yalta) un article sur l'influence de la littérature russe dans l’œuvre de Gracq : L'appel des Syrtes. Un jour où je partais pour Kiev, un des terrains de ma thèse de géographie, je vois écrit sur une grande carte de l'Europe le mot « SYRT ». Je cherche dans un dictionnaire de géomorphologie. Syrt désignait les contreforts de l'Oural, au nord de la mer Caspienne, c’était un mot venu du tatar. Je me suis alors souvenu que Gracq avait appris le russe aux Langues’O, qu’il avait lu Tolstoï, Gogol, Gorki, qu’il avait commencé une thèse de géomorphologie sur la Crimée mais qu’il n'avait jamais obtenu son visa pour l’URSS alors même qu'il avait sa carte du parti.
2) Comment en êtes-vous venu à écrire Terminus Schengen?
Je vivais à Novi Sad, en Serbie, depuis février 2015. À l'automne, les réfugiés étaient omniprésents. Le grand square devant la gare de Belgrade était devenu un immense camp et nous allions parfois leur distribuer des vivres. Et c'est le moment où j'apprends que Viktor Orban a décidé de déployer l'armée à la frontière. De construire un nouveau rideau de fer. J'avais l'impression d'être poursuivi par la frontière. Je l'ai rencontrée dans les pays baltes, quand je vivais à Riga, mon troisième roman La ligne des glaces décrivait ce retour du rideau de fer. La frontière m'a suivi à Jérusalem et je la retrouvais en Serbie. C'est à ce moment, en octobre 2015, que j’ai décidé de traverser l'Europe en train sur la route des migrants pour me rendre à Leipzig où je devais visiter une exposition et retrouver mon frère, sur les traces d’une arrière-grand-mère. À Novi Sad, j'ai pris un train pour Budapest. Après la frontière hongroise, le train tombe en panne en rase campagne, on nous fait descendre, monter dans un autre train qui ne démarre pas non plus. On nous fait descendre du train, on nous dit qu'un car va arriver. On monte dans le car et là, on nous refait descendre pour remonter dans un train. Kafkaïen. On finit par arriver dans une gare de la banlieue de Budapest. On avait mis la journée entière pour un trajet qui se fait en trois heures en voiture. J'ai continué. C'était le moment où les frontières se fermaient. À chaque frontière on était réveillé, Slovaquie, Autriche, République tchèque, Allemagne. Les compartiments étaient fouillés, la police regardait sous les couchettes si des migrants n'y étaient pas cachés. Une triste impression de déjà vu. C'est pour ça que je me suis permis de faire parler l’émigrant qui est en moi. À une frontière, un flic m'a dit « Schengen kaputt ». Kaputt : c’est le titre du livre de Malaparte, un livre qui raconte la destruction de l’âme de l’Europe.
3) Pourquoi en avoir fait un poème ?
Tout cela me paraissait tellement déstructuré que je ne voyais pas comment décemment faire de la prose. Comme si la poésie était la seule éthique possible. Pour moi, la poésie est plus abrupte que la prose, c'est ce qui est le plus proche du cri.
4) Vous vous considérez comme un écrivain engagé ?
Non, je ne me sens pas investi d'une mission. J’ai consacré mon deuxième roman à Camus (Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu) et le troisième commence par ce mot : « embarqué ». J'aime beaucoup cette idée de « littérature embarquée », inventée par Camus et reprise par Imre Kertesz dans son Journal de galère. On n'a pas le choix, on est « embarqué dans la galère de son temps », nous dit Camus, donc ça ne sert à rien de se déclarer engagé. Ce qui est sûr, c'est que j'ai besoin d'aller voir, de décrire ce qui se passe, sur le terrain, c'est mon côté géographe.
Je ne me considère pas non plus comme un écrivain voyageur, je suis plutôt un arpenteur des marges et des lisières, un géopoliticien des lieux-tus, un « géographe défroqué ».
5) Vous avez remonté le Danube à vélo pour raconter l'Europe, un livre prévu pour 2020 ou 2021. C'est vital aujourd'hui de raconter l'Europe?
Le Danube, c'était un rêve naïf de gosse, inspiré par la beat generation, qui se dit qu'il va traverser l'Europe à vélo, réécrire l’Europe à vélo, comme Kerouac et ses amis réécrivaient l’Amérique en bagnole. Il y a quelques années, j'avais commencé une traversée imaginaire du continent, de Paris à Kiev. Sauf qu’au bout de 90 pages, mes personnages n’avaient toujours pas franchi la porte de Pantin !! Alors je me suis dit qu'il fallait faire le voyage en vrai, l'éprouver physiquement. Et c’est là que j’ai lu Boussole de Mathias Enard. Quand j'étais en Serbie, je l'avais invité aux journées Molière qu'organise tous les ans l’ambassade avec des écrivains français. Dans Boussole, deux personnages discutent de Danube, le livre de Claudio Magris, ils disent que le Danube de Magris est un roman de la Mitteleuropa, que les trois-quarts du livre se déroulent en Allemagne et en Autriche et qu'il a bâclé les Balkans. J’avais eu le même sentiment en lisant le livre. J'en ai discuté avec Enard et puis j'ai demandé une bourse Stendhal pour refaire le voyage à vélo mais en sens inverse, pour caresser l’Europe à rebrousse-poil, d’est en ouest, dans le sens des grandes invasions, des conquêtes ottomanes et des réfugiés actuels. L'idée était aussi de croiser tous les fils qui me constituent : la géographie, la littérature, le vélo. Le Danube m'a permis de relier tout ça mais le vrai sujet de ce livre ce sera l’Europe : nous roulions d’Odessa à Strasbourg.
Le voyage a duré 2 mois. Au total, 4000 kilomètres à vélo en suivant le Danube « au pixel près ». Avec mon compagnon de route, nous faisions 100 bornes par jour à vélo, et nous bivouaquions la nuit. Un soir, en Bulgarie, je me suis arrêté, il était 15h, je m'étais levé à 6h, j'étais sale, épuisé. Sur une terrasse, je prends mon carnet, le papier gondole, l'encre bave, impossible d’écrire une ligne. Je m'interroge : et si je faisais confiance à ma mémoire ? Pendant deux mois, j'ai fait confiance à ma mémoire. Parfois je m'enregistrais en pédalant, des sensations, des idées qui me passaient par la tête. Je pourrais vivre sur un vélo. Car sur le vélo, je ne suis plus séparé entre le géographe, le dessinateur, l'écrivain et le cycliste : je suis juste un homme, fait de tous les hommes et qui ne vaut pas plus qu’un autre.
6) Quand on vous lit, on voit que vous avez deux centres d'intérêt très forts : le Proche-Orient et l'Europe centrale, Jérusalem et Sarajevo. Qu'est-ce qui les relie ?
Jérusalem et Sarajevo sont des villes très proches. Du point de vue de l'histoire déjà : ce sont deux villes où se sont joués des événements déterminants pour l’histoire de l’Europe et du monde entier. Et du point de vue géographique aussi : ce sont des villes de montagne. Jérusalem est un col, un point de passage entre mer et désert, à un endroit où le relief s'affaisse légèrement. Sarajevo, elle, est une cuvette entourée de montagnes, mais c’est aussi un point de passage, un lieu stratégique, qui peut se retrouver enclavé, assiégé. Et puis il y a bien sûr la présence des trois religions monothéistes.
Ce qui m'a poussé vers Jérusalem, c'est l'espoir de comprendre un peu mieux les choses en étant géographe. Ma famille maternelle est juive pratiquante. C'est un croisement de juifs de Livourne installés en Algérie au 19ème siècle et de berbères judaïsés au Moyen-Âge. Diner avec eux, c'est plonger dans un roman d'Albert Cohen, ils sont truculents comme les Valeureux, je les aime beaucoup mais ils ont tous un point commun : pas touche à Israël ! J'ai donc voulu voir par moi-même ce qu'il en était. En 2014, j’ai obtenu une bourse de l'Institut français pour m'installer à Jérusalem-Est et je me suis retrouvé à vivre tous les jours ce que vivent les Palestiniens. Cela m'a fait bizarre de réaliser que la langue que j'avais entendue pendant toute mon enfance, celle du rite familial, était devenue celle du check-point.
Pour moi, le Proche-Orient n'est qu'une marche-frontière de l'Europe. C'est jusque là que va notre pouvoir, c'est là qu'il s'arrête. En fait, l'Europe s'invente là, sur ses frontières.
7) C'est l'Europe, votre terreau ?
Pas mon terreau mais mon horizon, depuis le début. La matrice de l’écriture, c’est pour moi la chute du mur de Berlin, c’est elle qui a fait de moi un écrivain, puisque ce soir-là, à l'âge de neuf ans, j’ai inventé ma première fiction et cartographié mon premier pays imaginaire, la Zyntarie, situé d'abord en Forêt-Noire, aux sources du Danube puis transformé en archipel et déporté dans la Mer Baltique, c’est une histoire que je raconterai dans un roman autobiographique écrit depuis longtemps mais qu'il est encore trop tôt pour publier.
Quand on a élargi l'Europe vers l’est, il y avait un horizon, un espoir. Et il s'est refermé avec la vague néolibérale, très violente, qui a déferlé sur les ruines du communisme. Aujourd’hui, il y a deux Europe : celle qui s'est construite avec ces villes interconnectées de l’économie-monde et cette autre Europe nationaliste, rurale, provinciale qui se réveille au cœur du continent, en Hongrie comme ailleurs. En face de ça, il y a des nostalgies et ça me fait peur aussi, cette nostalgie, très présente chez certains intellectuels, du « monde d’hier » et de « l'âge d'or de la sécurité » comme disait Stefan Zweig.
Est-ce que l'on ne porte pas plutôt en nous la nostalgie de ce qui est en train de disparaître ? Cette Europe de Schengen est assez molle, elle fait preuve de beaucoup de lâcheté, elle n'est pas capable de réagir face à Donald Trump mais est-ce qu'on ne va pas la regretter, comme Zweig a regretté l’Autriche-Hongrie ? Le problème c'est ce que cette Europe de Schengen a produit sur ses frontières : car là, elle ne laisse pas seulement les migrants se noyer, mais elle laisse aussi bien des gens vivoter dans la misère. Je me souviendrai toujours d'une parole entendue sur le Danube. C'était en Bulgarie. Je descends de vélo pour remplir mon bidon et là, un retraité me dit : tu l'as acheté combien ton vélo ? Je lui réponds 130 euros d’occasion, sur un marché aux puces. Et il me dit que 130 euros c'est sa retraite et qu'il en a pour 70 euros de médicaments qui ne sont pas remboursés. Et il ajoute : « nique ta mère Gorbatchev ! » Nous, on est en train de réaliser qu'on va perdre une petite utopie mal faite mais eux, ils l'ont déjà perdue, leur petite utopie mal faite, c'était l'URSS.
8) Il y a des endroits que vous avez appréciés plus que d'autres pendant ce voyage ?
Toutes les rives se valent : la Danubie, c'est un pays flottant, mouvant, sans racines, sans identité. Les moments magiques, pour moi, c'est quand je suis proche de l'extase géographique, cette sensation d'être dissous dans l'espace, d'être un ensemble d'atomes désagrégés mais quand même un peu pensant, qui appartient à l'environnement. Il n'y a plus de dedans, plus de dehors, la lumière est si intense qu'on se sent traversé. Julien Gracq aurait dit « la plante humaine » : de nature contemplative, il était dans l'abandon à la photosynthèse. Moi, je pense qu'on est davantage animal. Quelque part entre dieu, la plante, l’animal et la machine.
9) Vous n'avez pas de genre attitré, passant du roman au récit puis au poème...
Tout ce que je tente peut se diviser en 2 types de projets. D’un coté des récits d’arpentage comme Jérusalem terrestre ou Sur la route du Danube, le livre auquel je travaille à présent. Les deux petits livres que je publie ce printemps, Le Cœur de l’Europe et Terminus Schengen – par-delà la question du genre – appartiennent à cet ensemble. Ce sont des récits autobiographiques où le narrateur coïncide avec l’auteur, où les lieux sont cités, situés, voire cartographiés, où l’on procède à un arpentage des lisières de l’Europe et de l’Occident. Ce sont des récits très géographiques, dans lesquels je souhaite exprimer tout à loisir – libéré des contraintes universitaires – ma vocation manquée de géographe. Ils se situent toujours sur des frontières, des points chauds de la géopolitique occidentale.
De l’autre côté, il y a les romans géopolitiques comme La ligne des glaces, Sous les serpents du ciel ou le roman à paraître en 2019 – une histoire de sabre qui a voyagé à travers l’Europe. Ce qui m’intéresse, dans la géopolitique, c’est une configuration spatio-temporelle. Dans la ligne des glaces, la confrontation entre un condensé d’Europe tellurique, la Grande Baronnie, et une Europe gazeuse, un peu nomade, derrière laquelle se cache la Russie. Dans Sous les serpents du ciel, ce qui m’intéressait c’était le grand barrage, qui évoque le mur de séparation entre Israël et la Cisjordanie. La situation qu’il crée, la coupure qu’il instaure dans le paysage, entre les personnages. Le roman ne vise alors qu’à percer une brèche. C’est un travail d’artificier, à la Kafka. Voir ce qui se produit dans les interstices et les intervalles. Dans ces romans, je prends des libertés avec l’histoire et la géographie : les lieux sont imaginaires, l’intrigue souvent dystopique, et je m’autorise à explorer l’avenir ou les futurs non advenus de l’histoire, à travers l’anticipation ou l’uchronie. Ce que je souhaite, à travers cette double entreprise romanesque et autobiographique, à cheval entre le réel et l’imaginaire, c’est proposer une cartographie de l’Europe et de ses marges au XXIe siècle et dénoncer toutes les fictions (nationalistes, religieuses, communautaires) qui nous constituent. Je dépasserai peut-être un jour le cadre européen ou occidental au sens large mais pour l’instant, j’ai encore pas mal de pain sur la planche en Europe et dans son Proche-Orient. Et puis je me considère comme un écrivain européen de langue française, ce qui veut dire que mon territoire littéraire, c'est l'Europe et ses marges comme le territoire littéraire de Giono était la Provence et ses marches, du Diois à l'Italie.