L’usage du Nord - à propos de Voyage vers le nord de Karel Čapek
Quand l’un de nous se met à faire tout de travers, on dit qu’il a « perdu le Nord ». Nous avons tous un Nord dans la tête, qu’il n’est pas bon de laisser perdre. Tantôt il hiberne, tantôt il revient nous souffler son haleine glaciale. […] Cette province bleue de l’imaginaire a toujours engendré les hypothèses les plus folles »
Nicolas Bouvier
Qui n’a pas rêvé un jour de retrouver le Nord perdu ?
Lire Voyage vers le nord, de Karel Čapek, dans la magnifique traduction de Benoît Meunier, c’est s’embarquer sur la route de ce Nord perdu, non pas avec en bandoulière le romantisme de nos vingt ans, époque où nous parlaient intensément les tableaux de Caspar David Friedrich et les livres de Strindberg, mais avec la lucidité, les yeux grands ouverts d’un homme des années trente ; car le voyage est long jusqu’au nord de Čapek qui, parti en 1936 de sa Mitteleuropa, d’un pays trop neuf et sans rivages, enclavé dans des frontières menacées par des voisins voraces, s’en alla jusqu’aux confins d’une Europe au bord de la catastrophe.
Et je dois dire d’abord ce qui me fascina d’emblée dans ce livre paru aux éditions du Sonneur en 2010 ; dans ce livre par lequel j’ai découvert cette maison aujourd’hui si précieuse pour moi. On y verra peut-être un détail mais ce détail m’importe : la couverture de papier glace, couleur d’iceberg, aux reflets changeants selon la lumière m’attirait depuis longtemps sur l’étal des libraires ; quant aux dessins de l’auteur qui sont ici reproduits avec une très grande netteté, ils m’ont d’abord amusé ; leur minutie est à mille lieux de ceux que Thierry Vernet réalisa, grands traits noirs et furibonds, pour l’Usage du monde, le grand livre de Nicolas Bouvier et la bible, aujourd’hui, des écrivains voyageurs. On me dira que l’auteur est le dessinateur ici sont le même ; on m’objectera peut-être que Čapek écrit de la main gauche et dessine de la main droite ou vice-versa ; ce serait faire erreur ; il écrit et dessine de la même main ; écriture et dessin ne se complètent pas, ne se commentent pas mais coulent de la même source.
Car on y retrouve la même naïveté, la même simplicité, le même humour qui faisaient la grandeur de l’Usage du monde. Naïveté qui n’est jamais forcée, simplicité qui ne tire jamais vers la caricature, humour – humour très particulier, tchèque, on dira, mais ce serait déjà réducteur, tant l’humour singulier de Čapek est universel – qui n’a rien de gratuit. Il y a parfois quelque chose de répétitif dans ces dessins, quelque chose de schématique, mais ces paysages scandinaves, ces vastitudes si monotones de pierres, d’herbes ou d’arbres ne sont-elles pas schématiques ? Enfin, c’est par leur caractère hypnotique (cf. p. 48-49, p. 251) que ces dessins m’ont parlé : les frondaisons des sapins, les taches des bouleaux, les stries de la roche retrouvent ici leur folle géométrie, fractale, cézannienne, qui est l’assise même de la terre.
Car, il faut le dire enfin, Čapek, dans ce livre, se révèle un grand géographe, c’est-à-dire un homme qui sait décrire, écrire la terre, dans ce qu’elle a de substantiel. Il saisit parfaitement ces infimes différences d’un pays à l’autre, d’une région à l’autre ; il nous montre que le monde scandinave n’existe pas, que c’est une marqueterie de petits mondes bien différents ; quiconque a pris comme l’auteur la tangente du nord, quiconque a rêvé comme lui de ces étendues se sent comme en terre balisée, familière, et se retrouve à lire enfin, noir sur blanc, ses impressions mal formulées.
On pourrait regretter que l’auteur n’accorde qu’une attention distraite et fugitive aux êtres humains croisés ici ou là mais on se demande justement si ce n’est pas l’homme, ses folies, ses idéologies, ses guerres passées et à venir, qu’il est venu fuir dans ces parages alors peu propices à l’idée de voyage.
Et il faudrait ajouter à ce propos que le thème de la fuite, de la ruée vers le nord, est un thème récurrent de la littérature des années trente ; je pense à Klaus Mann, qui quitta l’Allemagne, à la même époque, pour ces contrées au-delà de la Baltique, ainsi qu’il le raconte dans Fuite au Nord, publié en exil, à Amsterdam, en 1934. Qu’allaient-ils chercher là-bas ces écrivains venus du centre de l’Europe ? Cherchaient-ils la vérité de l’Europe, une vérité qui se situerait là-haut, dans ce nord qui la fascine et l’aimante, d’où elle puise la plupart de ses mythologies ? Partaient-ils à la recherche d’une racine germanique primitive, d’une ramure cousine que n’aurait pas encore grignotée le ver aryen ? On sait aujourd’hui à quel point il s’agissait là d’une illusion, on sait aujourd’hui que les idées raciales avaient cours aussi là-haut, comme ailleurs, même si elles n’ont pas eu le même écho auprès du peuple, même si elles n’ont pas engendré la même horreur.
Je crois qu’ils partaient avant tout pour affronter leur propre nuit, pour la dissoudre au soleil de minuit, pour tâter ce précipice, ce rebord du nord, qui ne pouvait manquer d’attirer les âmes en peine, convaincues, dans leur clairvoyance, que le monde d’hier va finir, que l’Europe va basculer dans le chaos. Je crois enfin qu’ils partaient pour retrouver le nord perdu de leur boussole intime et remettre à l’heure, dans ces confins où le temps paraît suspendu, leur pendule intérieure. Nicolas Bouvier lui-même ne disait-il pas que son voyage vers les rennes, en Laponie, en 1948, c’est-à-dire au lendemain de cette guerre qui avait dévasté l’Europe, était un voyage initiatique, la véritable épreuve qui l’aurait démarré du monde et fait de lui ce nomade insatiable, cet œil ouvert à tous les vents ?
Je dois dire ici que je n’aime pas les récits de voyage, ni cette étiquette écrivains voyageurs qui se lit aujourd’hui sur les rayons de nos librairies, comme on peut lire littérature francophone ou encore, romans, poésie, théâtre et qui n’est à mon sens que le passe-partout de touristes en mal de racontars. Et j’ajoute que je n’aime pas cette manière que nous avons de considérer Bouvier comme un écrivain-voyageur, lui qui était un écrivain tout court. Il faut donc que je dise ici pourquoi le livre de Čapek n’est pas seulement un carnet de voyage mais un livre d’écrivain et un grand livre.
Car c’est un livre qui commence par une utopie. Voici la première phrase, en forme de confession : « Ce voyage dans le Nord a commencé voilà bien longtemps, dans les premiers jours de ma jeunesse ». Et la confession continue, plus loin : « Il y avait bien une terre inconnue, prise dans des glaces éternelles, qui attendait d’être découverte par 89°30’ de latitude Nord ; elle abritait un volcan qui la chauffait tant, mon île, qu’y poussaient des oranges, des mangues, et d’autres végétaux encore peu connus aujourd’hui ; et vivait là un peuple ignoré, hautement civilisé, qui se nourrissait du lait des vaches de mer. Désormais, il est peu probable que quiconque la trouve jamais, cette île. »
Oui, le livre commence par une utopie et décrit d’emblée sa ruine.
Dès lors, tout le livre se déroulera, sur le même ton, tantôt émerveillé, tantôt désenchanté, de confession, le lecteur étant souvent pris à partie. Une confession qui embrasse trois voyages en un seul, qu’on peut nommer l’écriture, ici l’esquisse-écriture, tant texte et dessin, tous deux en noir et blanc, sont liés, articulés, chevillés l’un à l’autre.
Le premier voyage est imaginaire, c’est celui de l’enfant qui rêve sur cartes. Le second voyage est littéraire, c’est celui de l’adolescent qui se ressource au grand vent des voix nordiques et lit Kierkegaard, Strindberg, Hamsun, comme le fit à la même époque son compatriote et son contemporain – je veux parler bien sûr de Kafka. Le troisième voyage, effectué pour de bon en 1936, est réel, mettons, mais le mot ne veut rien dire : on se rend compte assez vite que ce réel est tout entier nourri de rêve, et le livre refermé, on a l’impression, comme le note très justement Cees Nooteboom sans sa préface, que « ce pays n’a jamais existé » ; car la vérité, comme le révèle l’écrivain néerlandais, c’est que ce pays, cette Scandinavie pauvre, arriérée, d’avant le pétrole, n’existe plus.
D’ailleurs, Čapek note au milieu de son récit : « notre destination n’a plus d’importance ; chaque port n’est qu’une petite étape de réalité dans un voyage qui est un rêve », p. 161.
Mais voici qu’à l’approche du Cap Nord, le rêve tourne au vertige, le voyage à l’errance angoissée.
Et cela se lit d’abord dans les dessins, qui s’éloignent peu à peu de la fraîcheur et de la naïveté des débuts. Oui, à l’approche du pôle Nord, Čapek, perdant soudain confiance dans sa simple plume, et dans la pure encre de chine, se met à jouer des nuances de gris, grâce à quelques lavis, pour retranscrire cette cruelle lumière du Nord, ce jeux de miroirs intrigant, cet inquiétant palais de glaces. Ainsi note-t-il à propos d’un fjord : « ce qu’il y a de terrible, c’est que l’on ne distingue plus le bas du haut, tant le reflet est impénétrable et sans fond », p. 163.
Plus loin, il avoue même que le dessin atteint une limite : « je n’ai pas su représenter Badufoss : c’est trop grand, et je ne sais pas dessiner une cascade qui fasse tourner la tête au lecteur et qui lui donne l’irrésistible envie de plonger dans une eau écumante, volante et mugissante », p. 174
Plus loin, encore, à propos des sunds et des fjords qui se succèdent sans fin : « je sais qu’on ne peut pas les raconter avec des mots ; avec des mots, on peut parler d’amour, de fleurs des champs, mais de rochers, c’est plus difficile […] avec de simples mots, on ne peut pas suivre la ligne des crêtes comme avec son pouce […] ; avec des mots, on ne peut pas palper les ramifications des montagnes […] Je vous le dis, on peut voir et tâter tout ceci avec les yeux, car les yeux sont un instrument divin et la meilleure partie du cerveau ; ils sont plus sensibles que le bout des doigts et plus aigus que la pointe d’un couteau ; on peut en faire des choses avec les yeux mais les mots, mon cher, ne sont bons à rien ; d’ailleurs j’arrête de raconter ce que j’ai vu », p. 176-177.
Enfin, lorsque le Cap Nord daigne enfin se montrer, l’auteur, un peu déboussolé se livre à une réflexion d’une soudaine profondeur : « le voilà donc, ce fameux cap Nord. On a l’impression que l’Europe finit brutalement, comme taillée dans le vif, et un peu tristement. Ma foi, on dirait la tranche, noire, d’un livre. Venant du nord, on se dirait ans doute : mon Dieu, quelle est cette grande île triste ? – Eh bien, c’est un pays assez étrange, un pays soucieux, qu’on appelle l’Europe ; ce pourrait être le paradis sur terre, mais le diable seul sait pourquoi, tout y va de travers ; c’est pour cela qu’on a mis cette falaise noire, ce panneau de mise en garde », p. 207-208.
Et Čapek, si attentif aux tracés des côtes, aux figurés des cartes, aux toponymes, nous révèle que le vrai nord de l’Europe n’est pas le Nordkapp mais le Nordkinn, que le cap Nord, qu’il compare à un livre, à un point d’exclamation, à un poteau indicateur, n’est que l’extrémité d’une île et que l’Europe, dans sa folie des grandeurs, prétend à des « confins plus ostentatoires qu’elle n’a en réalité »
Et s’il n’y avait qu’un seul mot à retenir de ce livre, je dirais que c’est le mot « vers » (en tchèque na) : Čapek nous apprend, dans Voyage vers le nord, qu’il n’y a pas de nord authentique, qu’on n’atteint jamais vraiment le Nord, que le cap Nord lui-même est un signe, une convention, qu’il y aura toujours un cap plus au nord que le cap nord. Autrement dit, n’en déplaise, aux chantres du réel, qu’il y aura toujours, au large de nos sens et de nos errances, un réel plus réel que le réel.
Préface de Cees Nooteboom • Traduit du tchèque par Benoît Meunier
170 dessins de Karel Capek • Inédit en français
288 pages