19 août 2010
halte à yalta
4e de couv :
"Mettons que c’était pour toutes ces raisons que je l’avais laissé me suivre. Mettons que j’avais trouvé le frère cadet qui me manquait. Mettons que j’avais trouvé l’enfant que je n’avais pas vu – voulu voir ? – naître. Je crois que je comprenais petit à petit pourquoi, d’une banale rencontre faite dans un train, était née une histoire – je ne dis pas une amitié ; entre le Tatar et moi, il s’agissait à la fois de bien plus et de bien moins que cela – une histoire, oui, qui devait durer dix jours à ne pas se lâcher d’une semelle ."
Parution le 19/08/2010
240 pages
19,00 €
extrait
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C’était l’époque où il se faisait passer pour un Tatar. Moi, celle où je croyais que pour me tirer de mon traintrain quotidien, il n’y aurait rien de mieux que le Transsibérien. Disons plutôt que j’étais sur le retour ; ça faisait une quinzaine de jours que j’avais quitté la côte orientale. J’en avais marre de la grisaille à perte d’espoir, marre de toute cette platitude, marre de la pluie, marre des grimaces, marre des bourgades sordides, marre de voir défiler les bouleaux – les bouleaux tous nus, les bouleaux bons rien qu’à se pendre. Marre de la débâcle : elle raclait l’horizon de ses neiges, et la campagne russe qui semblait jusque-là comme un grand sein nu, solaire et duveté, la campagne russe dans le corsage de laquelle on se voulait vautrer, voilà qu’elle craquait des os, la garce – harassée, ridée de noir, amorphe, anonyme, rase campagne. Et partout la fange la rhabillait à la diable : oui, j’en avais marre, surtout, de cette bourbe qui était venue à bout des plus grandes armées, marre de cette lave immonde qui courait à tout bout de pré, qui paraissait même, par moments, lécher les rails – à croire que le train tanguait sur une immense mare d’angoisse. J’étais parti le désir en berne mais la fleur au fusil, je revenais au beau milieu de la Berezina, du pire Stalingrad de ma vie. Seulement, je n’avais pas hâte de rentrer au bercail ; tout juste arrivé en gare de Moscou, je sautai du train, me pressai clopin-clopant, vers le hall central : il ne faisait pas encore jour mais j’étais bien décidé à prendre au hasard le premier train en partance pour le Sud. Le Sud : un besoin de soleil, de mer – oui, du bleu, du sec, de la lumière, c’était cela qu’il me fallait. J’avais un peu honte de ce besoin, que je me figurais animal, idiot, grégaire, instinctif ; je me rassurais en me disant qu’à force de vivre dans une ville où l’hiver commençait en octobre pour finir en mai, j’avais, tout compte fait, mes raisons : on était en avril. Sur les quais de la gare de Kazan, un vent fusant tout droit du pôle vous saisissait à la nuque ; ici non plus, le printemps, ce n’était pas pour tout de suite. Je me sentis frissonner : c’était le souvenir de Reval, que j’avais quittée depuis deux mois, que réveillait ce vent en moi. Ce que du bout des lèvres on se hasardait à nommer printemps, là-bas, c’était une espèce de dépeceur de champ de bataille : du passage de l’hiver dans le calendrier, il ne laissait en principe que la terre brûlée, les arbres nus, les façades froides, les canaux et la mer gris. Non, décidément, je n’avais pas hâte de retrouver mon meublé de la rue Kotzebue, pas plus que mon cabinet de la rue Krusenstern, par ailleurs au bord de la faillite.
КУРСК – ХАРКОВ – СЕВАСТОПОЛЬ
affichait le panneau des départs. Soit encore une quarantaine d’heures à jeter toutes nues dans un wagon. Je n’étais pas à quarante heures près : je venais d’en passer des centaines à traverser aller-retour toutes les Russies.
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