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l'araignée givrée
27 octobre 2014

La truelle et l’épée : lire Martin Buber à l’ombre du mur

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« Je n’arrive pas à croire que ce que le monde entier a vu s’écrouler hier, avec joie, à Berlin, puisse être une solution, demain, à Jérusalem », René Backmann, Un mur en Palestine, Fayard, 2006.

« Nous partons du principe que cette barrière est provisoire. Et que la durée de son existence dépend de la manière dont les Palestiniens chemineront vers la paix. Elle peut donc durer 5 mn ou 5 décennies », Netzah Meshiah (« éternité messie »), homme chargé de diriger le projet de construction du mur. Cité par René Backmann, op. cit.

 

Voici ce qu’écrivait Martin Buber en 1944  à propos du programme du Biltmore (c’est-à-dire le partage de la Palestine en deux États selon les vœux de Ben Gourion):

« Il est impossible à long terme d’exécuter un travail d’une main et de tenir l’épée de l’autre. C’est possible si on construit un mur, mais pas si on construit un pays. Une génération doit passer la truelle à la génération suivante, mais pas la truelle et l’épée en même temps ; si elle le fait quand même, les deux mains feront du mauvais travail, ce qui voudrait dire qu’il n’y aurait très vite ni main capable de tenir l’épée, ni main capable de manier la truelle. »

Le texte est un dialogue fictif entre un prétendu « fidèle » et un prétendu « traître », lequel exprime ici le point de vue de Buber, considéré par les autres sionistes comme un renégat.

L’histoire, encore une fois, a rendu prophétiques les paroles de Martin Buber : le mur de séparation aura été le projet le plus cher d’Israël depuis 1948. Un projet pharaonique et infini qui aura coûté 2 millions d’euros le kilomètre. Soit plus d’1,4 milliards d’euros (ou 10 milliards de shekels).

Or ce mur était depuis longtemps dans les têtes. Pensons à la fameuse muraille de fer prophétisée dès les années vingt par Jabotinsky. Pensons aux projets – avortés – de mur le long du Jourdain. Pensons aux premiers murs érigés à Hébron entre communautés ou à Gilo pour protéger la colonie des tirs de snipers.

Le mur est aujourd’hui le grand tabou, en Israël. Dès que vous parlez du mur, vous trouvez des gens, même parmi les plus ouverts, pour vous affirmer qu’il s’agit d’une barrière de sécurité, érigée pour protéger Israël des attentats. C’est ce qui m’est arrivé, récemment : invité sur le plateau d’i-24 pour parler de mon dernier livre, La ligne des glaces, et de mon projet d’écriture à Jérusalem, j’ai senti la crispation de mon interlocutrice lorsque je lui ai annoncé que mon livre se passerait de part et d’autre du mur.

- de quel mur parlez-vous ?

- du mur de séparation.

- oui, un mur qui sépare et qui protège.

- qui sépare surtout. À commencer par les Palestiniens des autres Palestiniens. Vous savez bien qu’il y a des gens qui le traversent tous les jours, clandestinement, pour aller travailler de l’autre côté. Donc, si des hommes et des femmes passent des nuits blanches à le traverser à leur risque et péril, s’ils jouent au chat et à la souris avec les garde-frontières pour gagner leur vie, vous imaginez bien que rien n’empêchera un terroriste kamikaze, résolu de mourir en martyr, n’ayant plus rien à attendre de la vie, de le traverser avec, bien arrimée autour de ses flancs, sa ceinture de munitions. Ce qui le retient pour l’instant, ce n’est pas l’existence du mur mais la meilleure coopération entre les services de renseignement, voire même la collaboration entre la police et les réseaux de passeurs.     

Au lieu de construire un pays comme les autres, Israël a échafaudé un grand ghetto. Car Israël n’a jamais voulu lâcher l’épée, et lorsqu’il a semblé vouloir le faire, il y a toujours eu quelqu’un pour s’efforcer de gâcher la paix. « Par le feu, par le sang, nous combattrons Rabin », criaient les militants du Likoud, dans les rues de Jérusalem, à l’époque des accords d’Oslo.

Depuis bientôt un mois, je vis à Ras-el-Amud, un quartier de Jérusalem-est coupé en deux par le mur. Le mur se situe à un quart d’heure de marche de la Maison d’Abraham, où je loge. Il coupe en deux l’ancienne route de Jérusalem à Jéricho, devenue depuis lors une impasse.

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Comme l’écrit René Backmann, avant la construction du mur « personne ne savait exactement où s’achève Ras-el-Amoud et où commence Abu Dis », c’était « un gros village étiré le long de la route de Jéricho ». En l’espace d’une nuit, « la hache est tombée », transformant cette ville-carrefour « en un cul-de-sac d’où la vie se retire un peu plus chaque jour. » Pas n’importe quelle nuit, cela dit : la pose des premiers éléments du mur a eu lieu face à l’église Notre-Dame-des-Douleurs dans la nuit du 13 au 14 août 2002. Soit 41 ans, jour pour jour, après le mur de Berlin.


Ras-el-Amoud est un des lieux symboliques du climat de révolte et d’insurrection né de l’érection de la prétendue barrière de sécurité. Hier encore, vers vingt-deux heures, on entendait des cris, des détonations, les sirènes de la police, le bourdonnement des hélicoptères qui rappellent que le quartier – et ceux des environs, comme Silwan ou Wadi-el-Joz – sont des points chauds de ce burning Jerusalem évoqué par Michel Warschawsky dans une de ses dernières chroniques.   

P1040425On peut aujourd’hui longer le mur vers le sud. On peut lever les yeux vers les immeubles et les minarets qui le dépassent, on peut essayer d’imaginer ce qui se trame de l’autre côté, on peut épier à travers la paroi de béton les bruits de la rue voisine, on peut écouter les oiseaux qui gazouillent et se posent sur les barbelés hérissés de lames de rasoir, on peut…. Jusqu’au moment où l’on se retrouve nez-à-nez avec un grand panneau rouge qui nous indique qu’il est interdit d’aller plus loin. On s’arrête alors. On regarde le mur, ce ruban de béton et d’acier, qui passe entre des cyprès, se déroule en zigzaguant à flanc de ravin. Sur le panneau, il est écrit : No entry. Security road. Only authorized entry. Un blason arbore un glaive entrelacé d’un rameau d’olivier. Ce blason, je crois l’avoir déjà vu. Il me rappelle le blason de l’administration civile de Judée-Samarie, que j’ai vu sur le mont Garizim, au-dessus de Naplouse : deux bandes bleues sur fond blanc, les remparts d’une forteresse et le glaive au rameau d’oliviers. Comment ne pas penser à ce fameux passage de l’évangile selon Saint Matthieu  (10.34-36) qui cite d’ailleurs Michée (7.6) :

Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur terre ; je ne suis pas venu apporter la paix mais l’épée. Car je suis venu mettre la division entre l’homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle-fille et sa belle-mère ; et l’homme aura pour ennemis les gens de sa maison.

 

Ailleurs, à Hébron, j’ai vu, peint sur une des portes blindées murant la Casbah, un blason assez proche et plus véridique. Car à la place du rameau d’olivier, il y avait un cactus. J’ai demandé ce que signifiait ce blason. Un soldat m’a répondu que c’était le blason d’une division d’élite, dont j’ai oublié le nom.

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Le mur est un cactus qu'on fait passer pour un olivier. Le mur n'a pas été construit pour donner la chance, un jour, à la paix. Il a été érigé, au contraire, pour entraver la paix.

Khalil Toufakji, un cartographe palestinien que je suis allé interviewer dans son bureau de Beit Hanina, m’explique que les vraies raisons qui expliquent le tracé du mur, sauf dans quelques secteurs, ne sont pas d’ordre sécuritaire. Ces raisons sont les suivantes :

- hydrographiques et agricoles : annexer la plupart des points de forage potentiels dans l’aquifère cisjordanien et confisquer de bonnes terres palestiniennes.

- stratégiques : contrôler les sommets et protéger les voies de passage entre la mer et le Jourdain. 

- démographiques : annexer les grands blocs de colonies et les villages arabes, notamment à Jérusalem-est, dans un grand Israël qui sera plus peuplé, à long terme, qu'un éventuel Etat palestinien (Cisjordanie + Gaza). Le calcul est le suivant : les habitants de Jérusalem-est, coupés de leurs compatriotes palestiniens, finiront par demander la nationalité israélienne et deviendront, comme les Arabes de 1948, des Israéliens à part entière. Il s’agit d’une annexion programmée. C’est ainsi que de nombreux Palestiniens et de nombreux colons, aujourd’hui, cherchent à se retrouver du bon côté de la barrière. Après l’érection du mur, lorsqu’il s’est retrouvé coupé de son lieu de travail, le chauffeur de la Maison d’Abraham a décidé de louer un pied-à-terre du bon côté de la barrière, tandis que sa famille continue à vivre de l’autre côté. Lorsqu’il obtiendra pour sa femme et ses enfants un droit de regroupement, ils s’installeront tous de ce côté-ci.

On pourrait ajouter bien d’autre raisons : mentales, esthétiques (ne pas voir l’autre, l’oublier, le reléguer au plus loin de la mémoire, faire tomber le rideau entre Israël et les « Territoires » comme on les appelle). L’impératif sécuritaire ne vient qu’après.

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Le calcul est risqué car le mur a rendu invivable, pour beaucoup, la vie de l’autre côté : lorsque les Palestiniens n’en pourront plus de vivre du mauvais coté, ils émigreront, ils se révolteront, ils rêveront de détruire le mur, et ils trouveront sans doute, de l’autre côté, soit des âmes compréhensives, soit des alliés objectifs, soit une armée lasse, fatiguée, à bout de nerfs, qui les laissera faire.

Selon Buber, la Bible nous enseigne que dix succès peuvent mener à un échec final quand dix échecs peuvent conduire au succès. Israël, pendant longtemps, n’a rencontré que des succès (militaires s’entend, non médiatiques) mais ces succès peuvent le mener à la catastrophe.

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Commentaires
B
Parler avec un vieil ami de ce mur que j'ai eu personnellement l'occasion de franchir l'année dernière avec ma femme serait une excellente occasion de renouer le contact avec le "meilleur d'entre nous".
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