Pour l'Arménie
Le 30 mars dernier, à l'invitation d'Olivier Weber, nous étions quelques écrivains et intellectuels français criant non pas dans le désert mais devant le Sénat, appelant la France et l'Europe à agir pour empêcher une catastrophe humanitaire au Haut Karrabagh. Car il ne faisait aucun doute que l'Azerbaïdjan guetterait la moindre faille dans la guerre que la Russie mène en Ukraine pour attaquer l'Arménie. J'avais alors prononcé le discours suivant :
« Nous étions en paix comme nos montagnes
Vous êtes venus comme des vents fous.
Nous avons fait front comme nos montagnes
Vous avez hurlé comme les vents fous.
Éternels nous sommes comme nos montagnes
Et vous passerez comme des vents fous. »
Hovhannès Chiraz
« Nous sommes nos montagnes » : c’est le nom du monument le plus célèbre du Haut Karabakh que les Arméniens appellent Artsakh et c’est la plus belle devise que je connaisse.
À la fin de Jean le bleu, Jean Giono, que tout le monde connaît pour son pacifisme, écrivait : « S’il fallait défendre des rivières, des collines, des montagnes, des ciels, des vents, des pluies, je dirais : D’accord, c’est notre travail. Battons-nous, tout notre bonheur de vivre est là. »
Les Arméniens ne se battent pas pour une nation, ni pour une religion, ils se battent pour des montagnes. Ils se battent pour survivre.
Je ne suis pas venu ici pour défendre le plus vieux pays de la Chrétienté, ni pour épancher ma turcophobie ou mon islamophobie. Je suis venu ici pour rappeler que l’Europe doit défendre ses valeurs et la France les droits de l’homme.
Je suis venu ici pour défendre David contre Goliath. Comme je défendrai toujours les Ouïghours contre les Chinois, les Kurdes contre les Turcs, les Palestiniens contre la colonisation israélienne, les Tchétchènes, les Géorgiens et les Ukrainiens contre la Russie de Poutine. Cela ne m’intéresse pas de savoir qui est chrétien et qui est musulman, qui est juif et qui est bouddhiste.
Ce qui m’intéresse, c’est de savoir où est le plus faible et où est le plus fort. Où est l’agresseur et où est l’agressé. Je n’ai jamais accepté la loi du plus fort : c’est celle qui vous accule dans la cour de récré, c’est celle qui vous apprend à raser les murs et à baisser les yeux pour le restant de vos jours. Or la loi du plus fort, dans le Caucase du sud, est en ce moment du côté des Turcs.
Dans mon enfance, à Lyon, nous allions souvent chez un épicier, pour trouver ce que les miens avaient laissé derrière eux de leur Orient perdu et perpétuer les recettes de l’Algérie d’antan. Je me souviens qu'il y avait dans le regard triste et fuyant de cet épicier quelque chose de familier. À cause de ce regard familier, je croyais qu'il était juif comme nous. Non, il n’était pas juif, il était arménien, il s’appelait Bahadourian.
À quoi reconnaît-on un vieux juif ou un vieil arménien ? Ni à la courbure de son nez, ni à la couleur de sa peau, ni à la couleur de ses yeux mais à son regard : c’est le regard de ceux qui ont appris à baisser les yeux et à raser les murs. C’est ce regard empreint de peur et d’appréhensions profondes qui se transmet de génération en génération et qui porte des siècles de terreur.
Les Arméniens partagent avec les Juifs, les Cambodgiens, les Tutsis et quelques autres le triste privilège d’avoir été exterminés au XXe siècle. Mais ils ont su résister, et par miracle, l’Arménie existe encore aujourd’hui, même si elle ne couvre que le dixième du territoire que couvrait l’Arménie d’autrefois. Dans une page de L’Usage du monde, Nicolas Bouvier, coincé à Tabriz, capitale de l’Azerbaïdjan iranien, dont les Tatars de la Caspienne ont usurpé le nom, rappelle qu’il y avait un million d’Arméniens au XIXe siècle dans cette région ; en 1963, on en comptait plus que 15 000 ; aujourd’hui, la plupart d’entre eux sont partis. Nicolas Bouvier parle de leur « infinie résistance au malheur » et de la « vanité plaintive des peuples trop injustement étrillés par l’histoire, si remarquable dans la diaspora juive d’autrefois » ; donnant la parole à l’un de ces Arméniens, il le fait énumérer ses malheurs et conclure par : « et vous verrez… ça n’est pas fini. »
Les pogroms des années 80-90, la première guerre du Haut-Karabagh et la récente guerre déclenchée par l’Azerbaïdjan avec le soutien militaire de la Turquie rendent hélas prophétique cette page de L’Usage du monde.
Nous savons depuis Paul Valéry, que les peuples, comme les civilisations, sont mortels. Il ne faut pas oublier que tout un empire et tout un peuple de l'autre côté du Caucase ont été rayé de la carte en quelques siècles : L’empire khazar dont le khan se serait converti au judaïsme et qui ne survit aujourd'hui que dans un dictionnaire qui est un roman yougoslave et dans quelques épopées de Marek Halter. À l'époque de Charlemagne, l'empire khazar était deux fois plus grand que la France actuelle. L'Arménie n’a pas cette chance : elle ne représente qu’un tiers de son voisin azéri, un trentième de son voisin turc et un soixantième de son voisin iranien.
Les Arméniens qui sont 12 millions en diaspora et 3 millions seulement au pays pourraient bien devenir les Khazars de demain.
Je ne suis jamais allé en Arménie ni ailleurs dans le Caucase, mais je connais bien l’Ukraine, les pays baltes, les Balkans, la Turquie et la langue russe. J’ai enseigné la géographie post-soviétique à l'Inalco de 2007 à 2010, au moment de l’invasion russe en Géorgie. Notre focalisation actuelle sur la guerre d’Ukraine nous rend aveugle face au drame qui se trame en Arménie. Depuis que les Arméniens ne peuvent plus vraiment compter sur les Russes, il n'y a plus que la France pour défendre ce pays grand comme trois départements français auxquels s'ajoute un quatrième : le Haut-Karabagh.
J'ai vécu à Istanbul en 2005. Erdoğan à l'époque ne faisait peur à personne. Le futur djihadiste à moustache n'était qu'un petit autocrate en puissance, un bébé Poutine, mais le panturquisme commençait déjà à être remis au goût du jour.
Aujourd’hui ce panturquisme, non content d’avoir reconquis les territoires encerclant le Haut-Karabagh ainsi que la partie sud de celui-ci avec sa capitale Chouchi, exige un corridor pour relier l’exclave du Nakhitchevan au reste de l’Azerbaïdjan – autrement dit pour relier Istanbul à Bakou, en privant l’Arménie de sa frontière vitale avec l’Iran et en asphyxiant l’Artsakh par le blocus du corridor de Latchine.
D’où vient cette géographie torturée qui menace aujourd’hui de rayer de la carte non seulement le Haut-Karabagh mais toute l’Arménie ? De Staline, le grand charcutier des frontières nationales. En remaniant le puzzle hérité du vaste territoire de l'empire russe, en truffant chaque république d’une région autonome, en multipliant les enclaves et les exclaves et en les encastrant comme des poupées russes, Staline rendit inextricable la dislocation future de l'URSS. Ce sont ces frontières piégées qui s’agitent tous les jours comme des bombes à retardement en Moldavie, en Ukraine, dans les pays baltes, dans le Caucase, en Asie centrale – demain, peut-être au cœur même de la Russie. Le charcutier Staline a fait du XXe siècle – le siècle des génocides et de l’épuration ethnique – un siècle éternel et de l’URSS un pays dont la chute entrainerait une catastrophe permanente.
Poutine le sait très bien, qui exploite cette situation, car il l’a exprimé plusieurs fois : il ne veut pas que l’URSS disparaisse et se croit toujours au XXe siècle – la preuve à Boutcha où il a laissé se perpétuer les boucheries d’autrefois. En laissant faire Aliev et Erdogan à l’automne 2020, en continuant à les laisser faire aujourd’hui malgré l’interposition de 1900 hommes, Poutine punit l’Arménie de Pachinian de ses velléités d’indépendance.
Il faut un nouveau mémorandum sur les frontières de l’Europe. Je ne parle pas des frontières de l’UE mais des frontières de tous les pays du Conseil de l’Europe. Tant que nous n'aurons pas mis fin à cette politique des frontières piégées et des poupées russes qui rendent impossible l'établissement futur d'États-nations pacifiques aux marges de l’Europe, nous ne pourrons pas libérer l’Europe des fantômes de Staline et du XXe siècle.
Nous savons tous que l’Arménie se trouve au pied du Mont Ararat, où Noé aurait laissé son arche perchée. Or, à l'allure où vont les choses, il se pourrait bien que le déluge arrive à grand pas. Nous serions alors bien embêtés si l'Arche venait à manquer. Et si l'Europe, ayant sacrifié le véhicule de Noé, n'avait plus aucun bateau sur lequel transporter veaux, vaches, cochons et couvées. Je sais que le Mont Ararat se trouve aujourd'hui de l'autre côté de la frontière, en Turquie. Mais je crois que la frontière sud-est de l'Europe se situe là, au pied du mont Ararat et au bord du fleuve Araxe, et non sur les rives du Bosphore ou sur la cime de l’Elbrouz. On pense souvent que les Alpes sont la chaîne de montagnes la plus haute d'Europe avec le Mont Blanc. Mais c’est faux : c’est bien le Caucase, le vrai toit de l’Europe : avec 5642 m pour l'Elbrouz et 5165 pour le Mont Ararat, nos Alpes et notre Mont blanc sont coiffés au poteau. L'Arménie, comme tous les pays du Caucase, appartient de plein droit à l'Europe, comme l’Ukraine, les pays baltes et les Balkans. Or si le toit commence à fuir, nous savons que c’est tout l’hôtel Europe qui risque le dégât des eaux. Ces montagnes sont aussi les nôtres : battons-nous pour elles et ne laissons pas hurler les vents fous.
Tournée 2022-2023
Quelques dates pour nous rencontrer autour de mes derniers livres, Les Méditerranéennes (Stock), Nouvelles ukrainiennes (Points), Sabre (Le livre de poche) et Hommage à l'Ukraine (Stock, La Cosmopolite) :
- du jeudi 27 au lundi 31 octobre, Salon du livre de Beyrouth, Liban
- mercredi 2 novembre 19h, Maison des Passages, Lyon
- jeudi 3 novembre 18h30, Librairie Michel Descours, Lyon
- du vendredi 4 au dimanche 6 novembre, Foire du livre de Brive
- mercredi 16 novembre 18h, Librairie La Gède aux livres, Batz-sur-Mer
- du vendredi 18 au dimanche 20 novembre, Fête du livre du Var, Toulon
- jeudi 24 novembre, Librairie Nouvelle, Asnières-sur-Seine
- vendredi 25 novembre 19h, Centre national du Livre, Un week-end à l'Est, Paris
- mardi 29 novembre 19h, Librairie Lucioles, Vienne
- mercredi 30 novembre 18h, Bouquinerie Phénomène J, Ingrandes-sur-Loire
- jeudi 1er et vendredi 2 décembre, Rencontres nationales du Goncourt des lycéens, Rennes
- samedi 3 et dimanche 4 décembre, salon du livre de Roquebrune-Cap-Martin
- mercredi 7 décembre, Librairie La P'tite Denise, Saint-Denis
- jeudi 8 décembre, Auditorium de l’Université, Gand, Belgique
- vendredi 9 décembre, Librairie La Passerelle, Antony
- jeudi 15 décembre, Dégustations littéraires, Saint-Médard-en-Jalles
- jeudi 12 janvier, Librairie Lettres vives, Tarascon
- vendredi 13 janvier, Librairie Des bulles et des lignes, Pernes-les-Fontaines
- samedi 14 janvier, Librairie Le Bleuet, Banon
- mercredi 18 janvier, Le Mille-feuilles, Paris
- jeudi 19 janvier, Librairie Maruani, Paris 13
- jeudi 2 et vendredi 3 février, Colloque Récits avec cartes, École normale supérieure, Lyon
- du 2 au 5 mars, Festival Atlantide, Nantes
Les Méditerranéennes prix du roman historique !
Le 6 septembre 2022, Les Méditerranéennes ont obtenu le prix du roman historique des Rendez-vous de l'histoire. Le prix sera décerné le 7 octobre à 18h30 au Conseil départemental du Loir-et-Cher à Blois. Je serai présent tout le week-end à Blois pour plusieurs rencontres autour du livre :
- SAMEDI 8 OCTOBRE :
- 10h à 12h : Petit déjeuner littéraire autour du lauréat du Prix du roman historique
Lieu : Librairie Espace Culturel E.Leclerc
avec le Lauréat(e) Du Prix Du Roman Historique
Modératrice : Annie HUET
- DIMANCHE 9 OCTOBRE, comme prévu :
- 14h à 15h : Café littéraire : Les Méditerranéennes
avec Emmanuel RUBEN
Modérateur : Philippe BERTRAND
Les Méditerranéennes, une présentation
Merci à Marie-Madeleine Rigopoulos, à l'Institut du Monde arabe et aux éditions Stock pour cette présentation des Méditerranénnes dans un lieu si symbolique !
"C’était un vieux chandelier à neuf branches de facture assez classique", Les Méditerranéennes, p. 12-13
"C’était un vieux chandelier à neuf branches de facture assez classique, un vieux chandelier comme on en voit dans toutes les familles juives, un de ces objets sans âge, transmis de père en fils, de mère en fille, et qui pouvait tout aussi bien provenir de fouilles archéologiques et donc de la plus haute antiquité que de la sombre échoppe d’un artisan juif de Constantine. Perdu mille fois et mille fois retrouvé, incrusté d’arabesques et de lettres mystérieuses patinées par les siècles, par les paumes qui l’avaient caressé, par tous les chiffons qui l’avaient astiqué, il était en bronze ou en laiton, mais Samuel savait que pour eux tous il était en or pur, il était en diamant, il changeait les bougies de suif en torches ou en flambeaux pour éclairer le monde.", Les Méditerranéennes, Stock, 2022, p. 12-13
La menorah de cette photo, je l'ai ramenée d'un voyage à Tolède, en juin. Tolède, ville qui ressemble tant à Constantine, et qui affiche, dans les vitrines de ses ruelles ensoleillées, des milliers de sabres et de chandeliers. Tolède, capitale des Juifs séfarades. Tolède, dont certains de mes ancêtres venaient peut-être. Je ne peux pas vous montrer la menorah des Méditerranéennes car elle n'existe pas. C'est une menorah mentale, une grande menorah mythique faite de toutes les petites menorahs réelles que j'ai connues, une menorah que j'ai réinventée, comme j'ai réinventé, dans ce livre, la famille de mon alter ego, Samuel Vidouble.
Les Méditerranéennes est un chandelier de papier. Chaque chapitre décrit une branche de la famille, chaque chapitre allume une bougie qui vient éclairer l'histoire si méconnue de ces juifs berbères d'Algérie. 9 chapitres, donc - car il s'agit d'une menorah de Hannoukkah, qui comporte 9 branches, contrairement à la menorah de Moïse, je vous expliquerai cela dans une prochaine note - et 9 dates de cette histoire, de novembre 1836, premier siège (sans succès) de Constantine par l'armée française à décembre 1997, enterrement de la grand-mère, Mamie Baya, à qui appartenait ce chandelier, le seul objet rapporté d'Algérie.
Contrairement à Sabre, où l'on partait sur les traces d'un objet disparu (le sabre du grand-père Auguste Vidouble, qui aurait appartenu à un aïeul mythique, le roi des Lives), ici je vous emmène sur les traces d'un objet qui a été perdu mille fois et mille fois retrouvé, un objet qui symbolise pour les Juifs du monde entier la lumière, l'intelligence et la paix. Je n'aurais jamais pu écrire ce livre si je n'avais pas lu ceux de Josy Eisenberg (Le Chandelier d'Or) et de Stefan Zweig (Le Chandelier enterré). Merci à eux !
Peu de gens le savent, mais la menorah - qui en réalité, ne devrait jamais être reproduite telle quelle, avec ses sept branches, car il n'existe qu'une seule menorah, celle d'or pur de Moïse - a bien failli devenir le symbole du peuple juif. Au lieu de quoi c'est l'étoile à six branches, l'étoile jaune de l'infamie - devenue bleue sur le drapeau israélien - qui l'a emporté, car la menorah, entre-temps, était devenue le symbole du Betar, la droite nationaliste de Jabotinski. Et Ben Gourion - qui était travailliste - ne voulait pas de ce symbole nationaliste sur le drapeau de son pays... Mais la menorah est restée, dans toutes les familles juives, l'objet sacré qu'on se transmet de père en fils, de mère en fille, et qu'on allume une fois par an, à Hanoukkah, pour se souvenir des Temps anciens, et du jour du miracle de la fiole d'huile... (la suite au prochain numéro)
"Son visage scindé en deux se reflète dans la vitre du train", Les Méditerranéennes, p. 11-12
"Son visage scindé en deux se reflète dans la vitre du train, son front de trentenaire qui laisse percer les premières rides est comme hachuré par les fragments bousculés de cette campagne à grande vitesse, ses cheveux bruns et frisés qui ne sont plus aussi vivaces et fournis qu’hier s’effilochent dans les envolées des derniers feuillages, son long nez courbé qu’il a toujours cru juif alors qu’il pourrait être berbère se tient là, au milieu, tel un point d’interrogation, ses grands yeux sensuels qui le faisaient passer pour une fillette jusqu’à l’âge de neuf ans brillent d’une lueur inconnue. Des lampadaires s’allument à l’approche d’une gare anonyme que le TGV traverse en un éclair, sans laisser le temps de lire les lettres blanches sur les panneaux bleu nuit et Samuel se dit qu’au fond il est un étranger, que la vie est comme cette campagne française que l’on croit connaître par cœur mais que l’on traverse toujours trop vite, un agrégat de chiffres et de lettres s’égrenant dans la nuit, et pour se détourner de cette idée, pour oublier son visage dédoublé qui le toise à travers la vitre et se penche sur l’écran de sa tablette, il tâche de se raccrocher à la seule image nette et précise qu’il emporte du vacarme de la veille", Les Méditerranéennes, Stock, 2022, p. 11-12.
Après un long été de recherches documentaires et de travaux préparatoires, j'ai commencé à écrire Les Méditerranéennes (ou plutôt Chandelier, titre du premier jet) en octobre 2019 dans un TGV Saint-Dié-Paris-Est. Le train, qui accusait un retard d'une bonne heure, nous ramenait du festival international de géographie où j'avais obtenu le prix Amerigo-Vespucci (pour Sur la route du Danube) mais raté une rencontre avec Benjamin Stora qui parlait à la même heure, et dont je venais de dévorer presque tous les livres. Toute la scène du banquet initial, je l'ai écrite dans ce train - la SNCF, résidence forcée des écrivains français, devrait être remerciée - et j'ai pensé, en l'écrivant, à Salammbô, bien sûr, mon Flaubert préféré, qui commence par un autre genre de festin, et à une scène des Poupées russes de Klapisch. Je ne l'ai jamais dit, je l'avoue, Klapisch, bien souvent moqué par le petit milieu snobinard des cinéphiles français, est un de mes cinéastes préférés. C'est le seul vrai cinéaste de ma génération, celui qui aura su capter avec un génie incomparable tous les petits événements de notre vie banale et à vitesse grand V, cette vie sinusoïdale qui nous aura fait connaître les échanges Erasmus et les vols low cost, les amours TGV et les crises d'émoticones, les empoignades familiales et les enterrements en catimini, les crises économiques, migratoires, climatiques et sanitaires, les attentats terroristes et le FN trois fois au second tour, les manifs contre la guerre en Irak et les réformes des retraites, les retours à la campagne et la mode du vin naturel, le télétravail et la baise en distanciel, la cancel culture et les débats à la con sur le wokisme... Nos vies s'effacent si vite et tout change à une telle vitesse que même lui, Klapisch, malgré son talent, n'aura pas pu suivre, et ses films, autrefois pleins de détails et de témoignages sur l'époque, à la limite du reportage, pour nous qui avions pour la première fois l'impression d'être dans l'écran, que le cinéma parlait de nous, oui, même, lui, Klapisch, s'est mis à faire des films plus épurés, plus travaillés, moins bordéliques, qui nous touchent encore au plus haut point - le sublime En corps - mais ne parlent plus vraiment de nous, avec nos petites manies, nos tics à la Duris, nos désirs minables et nos gueules de bois sordides. Un soir, à Paris, dans un bar, un type d'une cinquantaine d'années, passablement alcoolisé, m'a dit que je ressemblais à Duris dans un film de Klapisch. Je lui ai répondu que tous les hommes de ma génération ressemblent à Duris dans un film de Klapisch.
Dans cette impression que j'avais de vivre cette vie TGV, d'être en permance traversé, balotté, voyagé par une France trop grande, trop vieille et trop compliquée pour moi, je me suis raccroché à un souvenir d'enfance. Un de ces souvenirs d'enfance que font naître les retards de la SNCF et les attentes interminables sur le quai d'une gare. Sabre avait surgi, ainsi, tout entier, sur le quai de la gare de Modane - je revenais d'un voyage solitaire en Italie - de l'image d'un sabre accroché dans le salon de mes grands-parents. Les Méditerranéennes a surgi tout entier, dans le TGV de retour des Vosges, de l'image d'un chandelier posé sur un buffet, chez ma tante.
Les Méditerranéennes p. 94 - "Les femmes, en revanche n'avaient pas de livret militaire..."
La déchirure de cette photo, c'est selon moi la plus belle illustration de ce que j'ai tenté de réparer dans Les Méditerranéennes. Je ne sais pas comment s'appelle cette jeune femme au visage déchiré. Je sais juste que c'était une amie ou une cousine (ils étaient tous cousins) de mon arrière-grand-mère, Mémé Zette, de son vrai nom Rosette Bellara Bensaïd (1892-1956) qui pose ici avec sur ses genoux mon grand-oncle Eugène que j'ai connu et ce grand-père que je n'ai pas connu et qui était déjà l'objet d'une première quête, dans Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu, mon deuxième roman.
"Les femmes, en revanche, n’avaient pas de livret militaire. En l’absence de photo, rien ne permettait de visualiser leur visage, de déduire leur degré d’instruction, d’imaginer leur caractère, leurs signes distinctifs, leurs maladies, alors que l’on savait tout de l’évolution de la bronchite chronique, de l’entérocolite et des douleurs lombaires de Ruben Attali, qui reviendrait de la guerre avec une petite moustache noire à la Charlie Chaplin et des poumons gazés à soixante-dix pour cent. Les femmes apparaissaient de temps à autre dans les archives d’outre-mer, silhouettes flottantes, insignifiantes, réduites souvent à leur prénom et au nom de leur père, au gré des actes de naissance, de mariage ou de décès ; à la case profession, il arrivait parfois que l’officier d’état civil eût renseigné, de sa belle encre noire, ménagère ou domestique ; mais la plupart du temps la case était vide, ou alors le fonctionnaire avait écrit : sans.", Les Méditerranéennes, Stock, 2022, p. 94
Les Méditerranéennes p. 108 - Baya Reine Attali, la grand-mère
"Voici pourquoi ta grand-mère, concluait tante Rose, n’a été déclarée que treize jours après sa naissance, le 17 août 1914. Cinq ans plus tard, le 26 août 1919, soit neuf mois après l’armistice, on lui présenta un petit barbichu en uniforme bleu poussiéreux qui n’avait pas quarante ans mais en paraissait cinquante et qu’on lui demanda d’appeler papa : ce jour-là, le 3e régiment de marche de zouaves revenait victorieux à Constantine, après avoir guerroyé en Champagne, défendu Verdun, occupé Wiesbaden et sacrifié plus de quatre mille hommes. Le petit monsieur barbichu et prématurément vieilli fut incapable de reconnaître cette fillette qu’il n’avait vue qu’en photo : il avait perdu la vue dans les dernières tranchées, à la suite d’une explosion d’obus.", Les Méditerranéennes, Stock, 2022, p. 108
Elle aurait eu 108 ans aujourd'hui. Baya Attali, ma grand-mère maternelle (ici juchée par sa tante sur un guéridon), dont je me suis inspirée pour la principale héroïne des Méditerranéennes. Elle était née à Constantine le 4 août 1914 mais comme ce jour-là c'était la guerre qui était déclarée (la Première Guerre mondiale qui commença, oui, tout le monde l'oublie, en Algérie), elle ne fut déclarée que 13 jours plus tard, le 17 août. Et c'est donc tout naturellement que les éditions Stock ont choisi le 17 août 2022 pour que paraissent Les Méditerranéennes, ce livre qui rend hommage aux femmes du côté de la mer/mère. Plus que 13 jours, donc, pour trouver le livre en librairie !
Les Méditerranéennes p. 191-192 - Fredj Bensaïd, l'arrière-grand-oncle
"Datant d’avant-guerre, le cliché en noir et blanc montre Alfred Bensaïd debout dans un intérieur bourgeois, posant de façon étudiée à côté d’un pot de fleurs hissé sur un guéridon. Cet homme élégant, familier et lointain, aussi lointain qu’une star de cinéma des années 30 ; cet homme dont le seul témoignage était cette image sans légende ; cet arrière-grand-oncle qui ressemblait à n’importe quel Européen de l’époque ; ce laïc, cet athée, cet assimilé qui s’était efforcé de gommer tout ce qui pouvait subsister de juif, d’arabe ou de berbère dans ses mœurs, dans ses traits ou dans son habit, n’avait pas su tromper l’ennemi. Car si les trois frères de Mamie Baya avaient su narguer les nazis et revenir de l’enfer, lui, Alfred Bensaïd, surnommé Fredj, né en 1896 à Constantine, de nationalité française, marié, trois enfants, raflé le 20 août 1941 à Paris, chez lui, par la police française, interné dix mois à Drancy, déporté le 22 juin 1942 via le convoi numéro 3 en partance pour Auschwitz, n’était jamais revenu, ce qui lui valait d’avoir son nom gravé sur les murs du mémorial de la Shoah.", Les Méditerranéennes, Stock, 2022, p. 191-192.
On parle beaucoup de la rafle du Vel d'hiv en ce moment, car c'était il y a 80 ans, les 16-17 juillet 1942. Mais on oublie toutes les autres rafles qui eurent lieu à Paris comme ailleurs en France, et ce dès 1941. Le dandy proustien que vous voyez sur cette photo s'appelait Alfred - surnom Fredj - Bensaïd. Né en 1896 à Constantine, de nationalité française, marié, 3 enfants, employé aux hospices civils de Paris, il était mon arrière-grand-oncle. La police française le rafla chez lui, dans le 10e arrondissement de Paris, le 20 août 1941. En juillet 42, son corps était peut-être déjà parti en cendres dans un crematoire d'Auschwitz Birkenau où son convoi parti de Drancy le 22 juin 1942 était arrivé. Il avait 46 ans et les Nazis ne laissaient aucune chance aux hommes de cet âge-là, c'est ce qu'on m'a dit au mémorial de la Shoah ou est gravé son nom.Vous trouverez son portrait dans "Les Méditerranéennes", pour rappeler que les rafles étaient organisées par la police française et concernaient des Français, contrairement à ce que prétend un certain Z.
Les Méditerranéennes p. 259 - Roger Chalom Babou Attali, le grand-père
"Il envoyait à sa jeune épouse des portraits de lui en acrobate torse nu ou en uniforme de matelot, avec bonnet à pompon, tricot rayé, col étincelant, vareuse bleu marine, pantalon à pont et guêtres blanches. Au dos de ces clichés en noir et blanc, aux bords dentelés, qui faisaient mieux rejaillir la neige des uniformes, il avait griffonné parfois, au stylo plume dont l’encre était devenue sépia, sa propre légende. Ainsi, au dos d’une photo le montrant suspendu au câble d’un vaisseau, devant Le Redoutable surgi des flots : Si on me disait que la première classe se trouvait en haut, j’irais bien vite la dénicher au bout de ce câble.", Les Méditerranéennes, Stock, 2022, p. 259
C'est une des photos qui m'ont guidé dans l'écriture des Méditerranéennes. Roger Chalom Babou Attali (1912-1957) qui aurait pu être mon grand-père s'il avait pris le temps de vivre. Au lieu de quoi il a préféré coincer son fusil entre deux intercostaux et se faire un petit trou rouge au côté droit. C'était le 3 juillet 1957, il y a donc 65 ans. Je lui avais consacré un livre, "Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu", il y a 9 ans. Mais j'ai toujours trouvé ce livre un peu raté. Alors je l'ai fait revenir et je l'ai entouré de toutes ces femmes qu'il a laissées derrière lui, dans Les Méditerranéennes pour tenter de mieux comprendre comment il en était arrivé là et comment le geste d'un seul homme peut décider du destin de toute une famille. La photo n'est pas dans le livre car un bon roman doit savoir se passer de photos. Mais elle continue à m'habiter et je comprends mieux, quand je passe tant de temps à garder la forme, quand je pose sur mon vélo ou sur la plage, torse nu ou en maillot de cycliste, de qui je tiens. L'homme du xxie siècle n'a rien inventé avec le selfie : cela fait des siècles que les hommes laissent derrière eux des autoportraits dont se saisiront leurs héritiers pour se faire une idée de ce qu'est un corps, un visage, une passion, une folie.
Une rentrée aux frontières orientales et méridionales de l'Europe - 1
Les 17 et 18 août, je reviendrai avec deux livres. Le premier est un roman qui commence en banlieue lyonnaise et se poursuit à Constantine. Les Méditerranéennes est un roman choral, une saga familiale, une fresque historique et une quête initiatique. C'est un livre de rires et de larmes où l'on naît, meurt, baise, se marie, où l'on pleure, s'engueule et rit beaucoup. C'est aussi un hommage aux femmes de ma famille maternelle qui m'ont transmis le goût de la lumière et de la vie. Merci aux éditions Stock pour leur confiance renouvelée.
L'argumentaire de Stock :
Décembre 2017, banlieue de Lyon. Samuel Vidouble retrouve sa famille maternelle le temps d’un dîner de Hanoukkah haut en récits bariolés de leur Algérie, de la prise de Constantine en 1837 à l’exode de 1962. En regardant se consumer les bougies du chandelier, seul objet casé dans la valise de Mamie Baya à son arrivée en France et sujet de nombreux fantasmes du roman familial - il aurait appartenu à la Kahina, une reine juive berbère -, il décide de faire le voyage, et s’envole pour Constantine. Il espère aussi retrouver Djamila, qu’il a connue à Paris, la nuit des attentats, et qui est partie faire la Révolution pour en finir avec l’Algérie de Bouteflika.
Passé et présent s’entrelacent au long de ses errances dans les rues de Constantine, aussi bien qu’à Guelma et Annaba, où il retrouve les lieux où sa grand-mère s’est mariée, où son grand-père s’est suicidé, où sa mère est née, où sa tante s’est embarquée pour Marseille. De retour en France, il ne cesse d’interroger les femmes de sa famille, celles à qui revient d’allumer les neuf bougies, pour élucider le mystère du chandelier.
Au fil de leurs souvenirs, il comprend ce qui le lie à l’Algérie et ce qui lie toutes ces générations de femmes que l’histoire aurait effacées s’il n’y avait des romans pour les venger. Derrière les identités multiples, légendaires, réelles ou revendiquées – passé berbère, religion juive, langue arabe, citoyenneté française – c’est l’appartenance à une communauté géographique qui se dessine : le vrai pays de ces Orientales, c’est la Méditerranée, la Méditerranée des exilés d’hier et d’aujourd’hui, la Méditerranée d’Homère et d’Albert Cohen, d’Ibn Khaldun et d’Albert Camus.
Dans ce grand livre de rires et de larmes qui tient à la fois de la quête initiatique, du récit des origines, de la saga familiale et du roman d’amour, Emmanuel Ruben réinvente et magnifie son pays des ancêtres.
Une rentrée aux frontières orientales et méridionales de l'Europe - 2
Les 17 et 18 août, je reviendrai avec deux livres. Le second est un recueil de nouvelles inédites (format semi-poche) qui se passe à Kiev et en Crimée, dans les Carpates et dans les steppes du Donbass, sur les rives du Dniepr et du Rhône, boulevard de Sebastopol et à la frontière ukraino-polonaise, c'est à dire partout. Ce sont des nouvelles que j'ai ramenées d'Ukraine entre 2007 et 2017 et qui ont failli paraître en 2020 sans mon consentement. Vous y retrouverez Vlad avant le Danube, un archéologue sur les traces des Khazars, un jeune couple androgyne, des Polonais muets et des vieilles dames contrebandières. C'est un hommage au pays où je suis né comme écrivain (Halte à Yalta, 2010) et au peuple qui se bat pour l'Europe, contre Poutine. Merci aux éditions Stock et aux éditions Points Seuil pour leur confiance. Je ne gagnerai aucun centime sur ce livre. Sur chaque livre acheté, 1€ sera reversé à Bibliothèque sans frontières, qui offre des livres aux Ukrainiens réfugiés à la frontière polonaise. En espérant que la paix reviendra d'ici là sur le continent.
L'argumentaire de Points :
Un cycliste amoureux des rivières, un ornithologue chasseur de sons, un archéologue farfelu guettant les traces des Khazars, un baron dauphinois revenu de ses campagnes militaires avec une paysanne et une coupole ukrainiennes, un couple de jeunes fiancés androgynes, une chanteuse de jazz à la voix de velours et au nom de rivière sibérienne, un peintre qui sombre dans la folie, des Polonais muets, des vieilles dames contrebandières : ce sont quelques-uns des personnages de ces nouvelles qui nous emmènent sur toutes les lisières brûlantes d’un pays qui porte en son nom l’idée de frontière : U-kraïna.
Des rives du Dniepr aux rivages de Crimée, de la banlieue de Kiev aux crêtes des Carpates, des steppes du Donbass à la frontière polonaise, chacune de ces nouvelles est l’occasion de découvrir les légendes et les réalités d’un pays encore trop méconnu malgré l’actualité tragique.
Dans ce recueil onirique où les rivières confluent par-delà les montagnes, où les coupoles volent d’un bout à l’autre de l’Europe, où des peuplades oubliées sont ressuscitées comme par magie, où les ours rôdent encore et où les trains lévitent dans le brouillard, Emmanuel Ruben rend hommage au pays où – depuis la publication de son premier roman, Halte à Yalta, en 2010 – il est né comme écrivain.
Le recueil est suivi du journal qu’il a tenu en avril 2014, dans la capitale ukrainienne, au lendemain de l’Euromaïdan, et précédé d’un avant-propos qu’il a rédigé le jour de l’invasion russe, en février 2022.
Avec qui vous êtes ?
Tous les jours j'écoute la radio pour savoir ce que l'armée de Poutine fait à l'Ukraine, je navigue sur les réseaux sociaux pour comprendre ce qui se passe en Ukraine, je prends des nouvelles de mes amis ukrainiens. Et puis le soir, pour me décontracter, je regarde la série Serviteur du peuple, sur Arte. La série qui a porté au pouvoir Volodymyr Zelenski. J'avoue que c'est très drôle, très agréable à regarder, et que j'en apprends beaucoup sur l'Ukraine de la fin des années 2010, moi qui n'y suis pas retourné depuis 2017. Il y a de nombreux moments, en regardant cette série, où l'on a l'impression de lire dans une boule de cristal les événements à venir. Mais il y a un moment terrible, dans le dernier épisode de la première série. C'est un cauchemar de Vasily Petrovitch Goloborodko, le nouveau président incarné par Volodymyr Zelenski. Goloborodko, ancien prof d'histoire devenu président comme par hasard, en fait beaucoup, des cauchemars. Et dans ces cauchemars reviennent toujours des personnages de l'Histoire - et l'on pense à cette phrase célèbre de Joyce : "l'Histoire est un cauchemar dont j'essaie de m'éveiller". Parmi ces personnages, il y a Socrate et Platon, Che Guevara, des personnages de l'histoire russe. Mais dans ce dernier cauchemar, alors que, sur un plateau télé où l'attend son assassin, le président tente de désavouer son propre premier ministre, architecte en chef de la corruption - dans ce dernier cauchemar, donc, Goloborodko affronte Ivan le Terrible. Oui vous avez compris, dans le langage d'aujourd'hui, mais déjà à l'époque, dans la tête des millions d'Ukrainiens (et de Russes) qui ont suivi cette série, il faut lire : Zelenski affronte Poutine. Je retranscris leur échange. Il y est question de la corruption, des oligarques, et de comment les sanctionner. Sur un fond rouge sang, dans une lumière d’apocalypse, le tsar russe, avec son manteau doré, son bonnet de fourrure, sa longue barbe grise et son sceptre énorme s’approche du jeune gringalet en costard-cravate qui se présente devant lui :
Ivan : Viens ici mon bonhomme, j'ai un truc à te dire. Il faut qu'ils souffrent comme des maudits ! Les empaler sur une pique, les rouer ! Leur mettre le feu dans la bouche !
Goloborodko : Désolé Ivan mais ce n’est pas légal !
Ivan : Mais toi tu es la loi ! Tu es le tsar !
Goloborodko : Non, je ne suis pas un tsar !
Ivan : Alors qui es-tu ? Tu es avec qui ?
Goloborodko : C'est à dire ?
Ivan : C'est quoi ton nom ?
Goloborodko : Goloborodko
Ivan : J'avais un bouffon nommé Prochka Goloborodko. Il avait de l'humour, alors je lui ai arraché la langue.
Goloborodko : C'est cruel.
Ivan : On ne peut pas faire autrement.
Goloborodko : Peut-être qu’au XVIe siècle c'était la seule mesure possible, mais nous, on essayera de tout résoudre démocratiquement. Les Scandinaves ont réussi. Ce sont vos ancêtres à propos. Vaincre la corruption légalement.
Ivan : Mais tu es fou ? Nos gens sont différents, sauvages, ils n'apprécient pas là bonté. Alors si une main vole, coupe-là.
Goloborodko : Je ne le ferai pas. Vous savez que ce n'est pas une histoire de mains. Le problème est dans nos têtes.
Ivan : Alors, coupe-leur la tête ! C'est la tradition d'antan, chez nous. Tu es un tsar russe !
Goloborodko : Toujours la même rengaine. Je ne suis pas un tsar russe.
Ivan : Alors tu es qui ?
Goloborodko : Le Président de l'Ukraine.
Ivan : C'est quoi ça, l'Ukraine ? Tu es un prince de Kiev ?
Goloborodko : Si ça vous va, oui.
Ivan : Comment ça va, les frangins ? Toujours sous le joug polono-lituanien ? Soyez patients, mes chers, on va bientôt vous libérer.
Goloborodko : Non merci, on n’en a pas besoin.
Ivan : Comment ça ?
Goloborodko : On va en Europe.
Ivan : C'est quoi ça, l'Europe ?
Goloborodko : Ben oui, l'Europe.
Ivan : Mais nous sommes des Slaves ! Nous avons le même sang !
Goloborodko : Ne recommencez pas avec le sang ! Vous choisissez votre chemin, nous en prenons un autre. On se reverra dans 300 ans et on en reparlera.
Ivan : Quel autre chemin ?
Goloborodko : Le nôtre, un chemin différent.
Ivan : C'est quoi ce chemin ?
Goloborodko : Un autre chemin. Différent du vôtre.
Ivan : Mais lequel ? Nous avons le même chemin.
Goloborodko : Toujours la même rengaine ! Vous avez le nôtre et nous…
Ivan : Qui ?
Ivan s’approche de Goloborodko et le frappe de son sceptre. Goloborodko tombe au sol inanimé. Ivan se penche et le prend dans ses bras. Il hurle, il se lamente, il grimace :
Ivan : Hé, hé, toi, ça va ? Tu m'entends ? Comment, ça, un autre chemin ? Quel autre chemin ? Vous êtes avec qui ? Avec qui ?
La scène reprend une scène connue de tous les Russes et de tous les Ukrainiens. C’est un tableau d’Ilia Repine que j’ai découvert grâce à Yoann Barbereau. Un tableau qui n’était pas présent, hélas, à la grande exposition Ilia Repine qui a eu lieu au Petit Palais l’an dernier. Et pour cause : cette immense huile sur toile de 1885 qui représente Ivan le Terrible regrettant le meurtre de son fils, un des épisodes les plus sanglants de la fin de son règne, a été lacérée en 2018 par un visiteur qui a prétexté que le tableau ne correspondait pas aux faits historiques. C’est la deuxième fois dans son histoire, que le tableau est lacéré par un visiteur. La première fois, ce fut en 1913. En 2013, des activistes orthodoxes demandèrent que l’œuvre soit retirée de la galerie Tretiakov car elle offenserait les sentiments patriotiques des Russes. En 1885, la toile avait été censurée par Alexandre III sur demande de son entourage conservateur. À chaque fois, la raison invoquée est la même. À chaque fois, c’est la preuve de la difficulté pour une bonne partie de l’opinion russe, d’affronter leur histoire. C’est cette cécité qu’exploite Poutine depuis des années et qui lui permet de mener cette guerre fratricide où des soldats russes assassinent tous les jours, en Ukraine, des civils russophones.
Je précise ici qu’Ilia Repine est né en 1844 à Tchougouïev, près de Kharkov, dans l’actuelle Ukraine, d’un père cosaque et d’une mère institutrice. Tchougouïev (en ukrainien Tchouhouïv) a été bombardée par l’armée russe qui a notamment tué un enfant de 14 ans. Un enfant probablement russophone, puisque depuis le début de l’invasion, Poutine tue essentiellement des russophones,
Autres précisions : le mot répété le plus souvent dans cet échange est le mot « put » qui veut dire chemin, en russe, et qui a donné « Poutine », qu’on pourrait traduire par « Duchemin ». Les Ukrainiens sont accusés par Duchemin d’avoir choisi un autre chemin que celui qu’il leur traçait de sa main de fer. Je ne sais pas si Poutine a visionné cet épisode, mais nul doute qu’il y s’y serait reconnu. Et j’émets ici cette hypothèse, que je formule dans ma tête depuis le début de cette invasion : en dehors de la question du Donbass, de la Crimée, de la langue russe, de l’Europe et de l’OTAN, je me demande si ce que Poutine (l'homme qui ne rit jamais) reproche le plus à Zelenski, finalement, ce n’est pas d’avoir autant d’humour et de talent. C’est vrai qu’on n’était plus habitué, en ex-URSS, à voir autant d’humour et de talent dans un homme politique. Car Zelenski, comme Goloborodko, c’est un bouffon devenu roi. Et ce bouffon, qui dans la série Serviteur du peuple s'avère aussi drôle que Charlie Chaplin, Buster Keaton ou Woody Allen, s'est métamorphosé dans la vraie vie en chef de guerre et en héros international. En résistant héroïquement à l’invasion russe, il est en train de faire vaciller le dernier des tsars.
Depuis le début de la guerre, je fais toutes les nuits des cauchemars. Il m’arrive de rêver que je m’embarque à bord d’un avion magique pour aller tuer Poutine – oui, c’est comme ça, dans mes rêves, je me suis toujours pris pour 007.
Et je fais ici ce vœu : que les cauchemars restent des cauchemars. Que Poutine ne tue pas Zelenski. Mais que personne, non plus, n’aille tuer Poutine, pour débarasser les Russes de ce fardeau. Car Poutine devra répondre de ses actes. Il devra regretter le meurtre de milliers d’Ukrainiens comme Ivan le Terrible eut à regretter le meurtre de son fils. Sa place est à Nuremberg ou à La Haye, là où l’on juge et l’on emprisonne les criminels de guerre.
Pour voir l'extrait, c'est ici : https://www.arte.tv/fr/videos/104351-024-A/serviteur-du-peuple-23-23/
Odyssée, Odessa
Je vois les images d'Odessa qui se barricade sous les sacs de sable puisés sur les plages de la mer Noire et je ne peux m'empêcher de repenser à ces beaux jours de juin 2017 où Vlad et moi, nous sommes partis de la plus belle ville d'Ukraine, qui doit son nom à Ulysse, le héros aux mille ruses, pour cette odyssée à travers l'Europe. Et je pense à tous mes amis d'Odessa qui ont déjà quitté la ville, et je pense au poèmes de Pouchkine, aux contes d'Isaac Babel, au landau du Cuirassier Potemkine, à Klezmer de Johann Sfar et j'écoute "Odessa, Odyssée" de Kerenn Ann, et je ne peux m'empêcher de partager ces pages du 2e chapitre de Sur la route du Danube. Oui, Odessa a été construite sur ordre de Catherine II à l'emplacement d'un village tatar, Khadjibey, qui fut rasé pour faire surgir de nulle part cette cité dessinée par un émigré français, mais Odessa n'appartient ni aux Tatars, ni aux Juifs, ni aux Russes, ni aux Ukrainiens, et je préfère qu'elle soit en Ukraine car je sais que je pourrais y retourner un jour. Cela fait vingt ans, depuis son appui aux sécessionnistes de Transnitrie, que Poutine convoite les bouches du Danube. Vingt ans de mensonges et de massacres pour en arriver là : contôler les bouches du Danube, le plus européen de tous les fleuves.
"Vlad ne m’écoute pas. Anastasia ne m’écoute pas. Ils contemplent à nos pieds le port d’Odessa. Alors je les imite et regarde de tous mes yeux ce très vieux spectacle. Odessa la bariolée me ramène toujours en pensée à Marseille : c’est une ville que le visiteur adore ou qu’il abhorre, pas de place ici pour les tièdes et les mous, soit vous tombez raide dingue dès les premiers pas, soit ça ne prendra jamais ; on est odessite comme on est marseillais, fier de l’être et jaloux de devoir la partager ; Marseille et Odessa ont en commun d’avoir les plus beaux escaliers du monde, et si à Marseille, l’escalier ne tombe pas directement dans la mer, dans les deux villes les marches de pierre mènent au port, car ces deux villes sont avant tout des ports, ouverts aux réfugiés comme aux aventuriers, tendus vers l’appel du large ou de la terre promise. Là, sous nos yeux, les porte-conteneurs multicolores venus du Bosphore font la queue leu leu pour se ravitailler au port ; la mer Noire n’est pas tout à fait la Méditerranée, c’est plutôt sa petite sœur nordique et orientale, mais Odessa, qui est tournée vers le Midi et le Levant, est une ville quasi méditerranéenne et, le Danube, que nous rejoindrons dans deux jours, dégringole jusqu’à la latitude du Cap Corse et rejoint la mer à la latitude de Venise, ce qui fait de lui un fleuve quasi méditerranéen, un aspect souvent oblitéré par les voyageurs nostalgiques et germanophiles cherchant partout des traces de la Mitteleuropa et regrettant la Kakanie de Musil, les jupons de Sissi, les favoris de François-Joseph et tous les tauliers de cette prison des peuples qui ne valait guère mieux que l’URSS et sans doute bien pire que la Yougoslavie. Mais si Odessa est tout à fait méditerranéenne quand la canicule s’empare des boulevards et jette ses gamins sur les plages de la mer Noire, elle est parfaitement continentale l’hiver. Imaginez donc une Marseille russophone où il neigerait abondamment tous les hivers. C’est le climat drossopontique qui règne ici. Mais en ce jour de juin, l’été, le véritable été de Tauride et de Bessarabie, n’a pas encore pris ses quartiers dans la ville que célébrait Pouchkine en écrivant Eugène Onéguine :
Я жил тогда в Одессе пыльной...
Там долго ясны небеса,
Там хлопотливо торг обильный
Свои подъемлет паруса;
Там все Европой дышит, веет,
Все блещет югом и пестреет
Разнообразностью живой.
(Alors, j’étais un Odessite,
Dans la poussière et le ciel bleu ;
À Odessa, la réussite
Rend les voiliers aventureux ;
Là, tout ne vit que par l’Europe,
Le sud luit, vibre et développe
Sa fougue riche et bariolée…*)
Sur la plage d’Odessa, où nous avons retrouvé Anastasia et sa copine Tatiana en tenues de bain, se produit un drôle de phénomène climatique : mer glaciale malgré le soleil de plomb. Impossible de s’immerger plus haut que les cuisses. Des nappes de brouillard qui occultaient l’horizon se rapprochent, le liseré de la côte disparaît, les corps nus couchés sur la plage sont biffés en quelques secondes, nous ne voyons plus à dix mètres, puis le brouillard reflue, telle une marée, et revient nous effacer. Nous demandons autour de nous ce qui se passe. Personne ne parvient à nous expliquer cette bizarrerie. Même la Manche au mois de mai était moins froide, nous dit Tatiana qui revient de France, où elle a trouvé un mari sur Internet, pour fuir ce pays de malheur qui s’enfonce dans la guerre civile et le marasme économique. De mon côté je pense : Ah ! si seulement nous étions à Istanbul, là-bas, de l’autre côté ! Ça me reprend chaque fois que je reviens à Odessa : je ne peux m’empêcher de rêver à Istanbul !"
* Traduction André Markowicz
https://www.youtube.com/watch?v=QhH99fdzEoQ&ab_channel=FilipSiguret
J'ai mal à l'Ukraine
C'est toujours à l’Est que ça me prend. Au niveau des sixième et septième nerfs intercostaux. Et puis la douleur irradie dans tout le côté Est au point de me clouer dans mon lit. Il y en a qui parlent de droite et de gauche, moi j’ai comme les atlas et les planisphères un Est et un Ouest. La droite, c’est l’emplacement de l’Est dans mon corps. Nous, les Européens, nous avons tous la carte du Vieux Continent non seulement tatouée sur notre peau, mais gravée dans nos organes. Notre squelette se souvient. Il porte dans la géographie de ses os et de ses cartilages, de ses muscles et de ses tendons, de ses nerfs et de sa moelle épinière la mémoire des traumas du passé. Alors, à chaque fois que l’Ukraine est attaquée, c’est là que ça commence, au niveau des sixième et septième intercostaux, comme un poignard qu’on m’enfonce dans le dos. À 5h du matin, ce 24 février 2022, je me suis réveillé avec cette douleur, j’ai péniblement tendu ma main vers mon téléphone, vers ma lampe de chevet, vers la radio, et avant même de presser le bouton on, j’ai deviné ce qui se passait à 2700 km de mes bords de Loire, quelque part là-bas, sur les bords du Dniepr. J’ai deviné que Poutine avait lancé son offensive meurtrière quand j’ai senti que j’avais mal à l’Ukraine qui est en nous, Européens, comme d’autres ont mal aux dents ou à l’aine.
L’Europe est notre corps, car elle est notre passé, notre futur et notre présent. Nous n’y échapperons pas. Mon baromètre géopolitique intime est infaillible. Je n’ai jamais mal à gauche, sauf au genou, qui se situe sous les Tropiques. À droite, si la douleur atteint mon omoplate, je sais qu’un péril guette les pays baltes. Si la douleur s’immisce entre le psoas et les adducteurs, je sais que quelque cloche ne tourne pas rond entre Israël et la Palestine, qui est le phare oriental de mon Europe. Si c’est le cœur qui s’affole – oui j’ai le cœur à l’Est, comme les riches ont le cœur à droite –, je sais que les Balkans sont en ébullition. Si les cervicales sont touchées, je sais que c’est la Finlande qui est en danger.
J’avais vingt-quatre ans quand j’ai découvert l’existence de l’Ukraine. C’était en 2004, je vivais à Istanbul, de l’autre côté de la mer Noire. La révolution Orange faisait apparaître ce pays sur la rive d’en face et sur la carte du monde. Poutine – comme son émule Erdogan d’ailleurs – n’était qu’un apprenti dictateur. L’Ukraine devint très vite pour moi le pays de tous les possibles. Depuis la première découverte de ce pays, dès que je sentais le printemps arriver, je prenais la route de l’Ukraine comme d’autres prennent le large ou la clé des champs. J’avais besoin, chaque année, de retourner là-bas, oiseau migrateur se ressourçant à l’est d’où vient la lumière mais aussi les ténèbres. À l’heure où j’écris ces lignes, Kiev, une des villes que j’ai le plus aimées au monde, est sur le point d’être assiégée. J’étais à Kiev en août 2008 quand Poutine a fait rouler ses chars sur Tbilissi. Nous regardions à la télé les images de l’invasion, Vlad et moi, dans son petit appartement de la banlieue, et nous étions sidérés. J’étais à Kiev en avril 2014, quand Poutine a parachuté ses petits hommes verts sur la Crimée. Nous regardions à la télé les images de l’invasion, Vlad et moi, dans son petit appartement de la banlieue, et nous étions sidérés. Je n’étais pas à Kiev en décembre 1991, quand toute l’Ukraine – et même le Donbass – a voté la dissolution de l’URSS. Je n’étais pas à Kiev en avril 1986, quand la centrale de Tchernobyl a explosé mais j’étais déjà devant la télé, j’avais cinq ans, j’apprenais ma première leçon de géographie : que les mauvaises nouvelles viennent souvent de l’Est et qu’il n’y a pas de frontières assez naturelles ni même étanches pour stopper des nuages radioactifs. Elles ne le seront pas davantage pour stopper les chars et les missiles russes. Le peuple ukrainien, ce peuple des confins, encore une fois dans son histoire, nous sert d’état-tampon. C’est lui qui va stopper les chars russes. Comme il s’est sacrifié en 1933, en 1942 et en 1986, il s’apprête à se sacrifier une nouvelle fois pour nous donner le droit, à nous Européens du couchant, de respirer librement et de vivre sans entraves. Je n’ignore pas que des éléments conséquents du même peuple ukrainien ont massacré des Juifs – et pas seulement des Juifs – durant la Seconde guerre mondiale. Je n’ignore pas qu’il y avait des néonazis à Maïdan en 2014, puisque j’y étais aussi. Mais il y a des néonazis aussi en France comme en Russie. Que Poutine dénazifie d’abord son pays, et que nous dénazifions le nôtre et nous pourrons parler ensuite des banderovtsy.
Depuis le 24 février à 5h du matin, j’ai mal à l’Ukraine et le mal contamine à présent tous les membres. En 2014, de retour de Kiev, j’avais passé ma rage de l’Est et mon mal d’Ukraine en empoignant un crayon et un pinceau ; sur une grande planche de carton, j’avais collé des fragments d’écorce de bouleau et sur cette peau mixte et lacérée, sous les grands yeux noirs des bouleaux, témoins muets de la catastrophe, j'avais dessiné une carte de l'Europe envahie par la montée de la haine. À l’est de ma carte, sur cet isthme européen qui va de Riga à Odessa, sur cet isthme européen que je connais bien et qui concentre ces terres de sang dont parle Timothée Snyder, là où la guerre a duré trop longtemps, j'avais dessiné la silhouette sans tête d'une femme – car oui, l'Europe est, a été et sera toujours une femme – fuyant la corne d'un taureau et cette corne était plantée dans le corps d'une péninsule qu'on appelle la Crimée, péninsule où se passait mon premier roman et où Poutine avait perpétré son énième crime.
Mais cette fois-ci, le dessin ne suffisait pas, tout mon corps envahi par ce poutinium qui empoisonne l’Europe et la politique française depuis vingt-deux ans avait besoin de se défouler, alors j'ai empoigné les cornes du taureau et j'ai enfourché mon vélo, direction l'est, remontant la Loire en pensant à l'époque où, avec mon ami Vlad, nous remontions ensemble le Dniepr et la Desna, cette rivière qui vient de Russie, mais qui est pourtant la plus ukrainienne des rivières depuis que Dovjenko en a dressé le tableau. À l'heure où j'écris ces lignes, ce sont des colonnes de chars qui la descendent, la Desna, se dirigeant vers Kiev où elle conflue avec le Dniepr. Je n'ai pas roulé très longtemps vers l’est, sur mon vélo. Au bout de quinze kilomètres, j’ai patiné dans une tranchée boueuse et je me suis viandé, comme on dit, sur le côté droit. Je suis revenu chez moi à moitié paralysé.
Quand le XXIe siècle se débarrassera-t-il de ses tyrans d’un autre temps ? Attendrons-nous 2089 et un Poutine cryogénisé de cent trente-sept ans pour faire tomber le rideau de fer qu’il a tracé dans notre moelle épinière ? Ou réagirons-nous enfin, maintenant, avant qu’il soit trop tard, ou simplement par honneur, pour faire oublier les jours sombres où nous n’avons pas réagi – les jours sombres des Sudètes, de Budapest et de Prague ?
Le Danube retourne au Danube
Aujourd'hui à Novi Sad, la traduction serbe de Sur la route du Danube est publiée par Akademska Knjiga sous le titre Uz Dunav (mot-à-mot "en remontant le Danube") . Merci à Bora Babic, à toute son équipe et bien sûr à celle qui est l'autrice de cette belle traduction : Melita Logo-Milutinovic !
Je serai à Novi Sad du 6 au 10 mai dans le cadre de Novi Sad 2022 - Capitale européenne de la culture pour accompagner cette traduction
Prix des Deux Magots 2021
https://www.nouvelobs.com/prix-litteraires/20210126.OBS39393/le-prix-des-deux-magots-2021-pour-emmanuel-ruben.html
https://www.lefigaro.fr/livres/emmanuel-ruben-prix-des-deux-magots-a-grands-coups-de-sabre-20210126
Il y a quelque chose de Nietzsche chez Julien Gracq
Article publié sur le site de Bibliobs : https://www.nouvelobs.com/bibliobs/20210120.OBS39129/julien-gracq-ce-prophete-d-outre-tombe-qui-raconte-notre-monde-post-covid.html
Il y a quelque chose de Nietzsche chez Julien Gracq. L’auteur des Considérations inactuelles n’aurait pas boudé ces Nœuds de vie qui, bien que posthumes, n’ont rien de l’aspect tombés-du-camion qui caractérise trop souvent les fragments publiés sans le consentement des tombeaux. Et pourtant, Julien Gracq – comme on pourra le lire dans ce volume qui vient de paraître – ne s’attendait pas à être lu en 2021, contrairement à son héros, Stendhal, lequel pariait sur 1935 et la postérité, se fichant éperdument – happy few mis à part – de ses contemporains. « Je ne mets guère mon espoir, comme on pouvait le faire encore au dernier siècle, à être lu en l’an 2000 ou 2010 », écrit Gracq en réponse à un critique humaniste qui lui reprochait le « désert humain » de ses Lettrines II.
Ce qui frappe au premier coup d’œil le lecteur, dans ces fragments sauvés de l’oubli, c’est l’absence de dates, comme si l’époque n’avait que peu de prise sur la sensibilité d’un homme, la physionomie d’un paysage et l’ordonnancement d’une œuvre qui avait abandonné depuis la fin des années 60 tout souci de l’intrigue : la dernière véritable fiction achevée par Julien Gracq fut Le Roi Cophetua, une des nouvelles composant le recueil de La Presqu’île, paru en 1970. Ensuite, Gracq consacra toute sa vie à écrire des fragments – milliers de pages des lettrines ou notules, selon ses propres termes – dont les quelques volumes publiés de son vivant ne constituent que la partie émergée de l’iceberg. On y trouve – pêle-mêle – des considérations géographiques, météorologiques, historiques, littéraires. La pointe la plus aiguisée de l’iceberg Gracq ne nous sera révélée qu’à partir de 2027 : ce sont toutes les pages croustillantes où le pamphlétaire de La littérature à l’estomac égratigne ses contemporains. Mais nous avons la chance grâce à Bernhild Boie, son exécutrice testamentaire, épaulée par Bertrand Fillaudeau, le fidèle éditeur de la maison créée par José Corti, et par Jérôme Villeminoz, conservateur du fonds Gracq à la BNF, de pouvoir lire aujourd’hui ces Nœuds de vie, sortes de Lettrines III qui rassemblent les considérations intempestives de celui qui passe encore pour un ermite confiné dans sa tour d’ivoire alors que tout indique qu’il voyageait beaucoup et qu’il fréquentait les musées, les expositions, les cinémas, les théâtres, et même parfois – mais point trop n’en faut – ses congénères.
En 164 pages d’une grande exigence stylistique qui se lisent sans coupe-papier mais où la plume a souvent le tranchant d’un sabre, Gracq s’y montre tour à tour géographe, géologue, météorologue, commentateur du temps qu’il fait comme du temps qui passe, historien, sociologue, philosophe, musicologue, amateur d’art ou critique littéraire. Afin de mieux guider le lecteur dans cette forêt touffue de signes et de balises, Bernhild Boie a repris partiellement la nomenclature des Lettrines en réunissant les fragments sous quatre chapeaux : chemins et rues, instants, lire, écrire, nous confirmant que, sur l’iceberg Gracq la géographie précède toujours l’histoire, tandis que l’acte d’écrire ne vient jamais que prolonger celui de lire – lorsqu’on lui demandait ses raisons d’écrire, l’auteur répondait « parce que d’autres l’ont fait avant moi ».
Chaque rubrique est introduite par une photographie – issue des archives de l’auteur – qui vient nous rappeler que derrière l’œil du géographe se tapit l’œil d’un photographe : sa vie durant, Gracq a photographié des paysages, si bien qu’une exposition dévoilera bientôt ce travail encore méconnu. À trop considérer la place éminente du romancier dans l’histoire de la littérature française – la publication posthume en 2014 des Terres du couchant, récit inachevé, ravivait les sortilèges du Rivage des Syrtes – nous avions fini par oublier le mordant de l’essayiste. C’est donc avec plaisir que nous retrouvons ici la vigueur et la férocité du plus grand ruminant de la littérature française : Gracq se nourrit de tout, c’est un esprit libre et encyclopédiste, d’une curiosité insatiable, et, même s’il fustige la croyance dans la possibilité de retranscrire le parlé en littérature, on a pourtant l’impression – à lire treize ans après sa mort ces pages comme sorties du frigo – qu’il est encore là, à côté de nous, et qu’il nous parle en écrivant, comme un Ancien à qui l’on serait venu rendre visite pour prendre un peu de la graine : « Hé non, il ne le peut pas, il ne le voudra jamais, s’il est vrai que le beau est d’abord ce qui désoriente, que la littérature commence à se porter un peu mieux quand la critique commence à s’y reconnaître un peu moins – que l’écrivain digne de ce nom est une générosité intempestive, une fraternité qui ne marche pas en rang, une aventure qui se passe du coude à coude, et une liberté qui n’adhère jamais. »
L’avantage de ne jamais dater ses réflexions, c’est que dans ces cogitations d’outre-tombe, on a l’impression parfois qu’un prophète nous parle de notre monde post-covid et des errances de ceux qui nous gouvernent, comme on avait l’impression, en 2014, que les Terres du couchant, où l’on entendait tomber les têtes, se passaient sous Daech, du côté de Raqqa : « la Terre a perdu sa solidité et son assise, cette colline, aujourd’hui, on peut la raser à volonté, ce fleuve l’assécher, ces nuages les dissoudre. Le moment approche où l’homme n’aura plus sérieusement en face de lui que lui-même, et plus qu’un monde entièrement refait de sa main à son idée – et je doute qu’à ce moment il puisse se reposer pour jouir de son œuvre, et juger que cette œuvre était bonne. » Et, quelques pages plus loin : « La terreur des âges obscurs revient. C’est la terreur, non plus des forces démoniaques, mais de l’État vampire, de la puissance politique à tout jamais déshumanisée « comme un œil de veau dans la nuit », des œillères sur les paupières, (on serait tenté d’ajouter « un masque sur la bouche »), un gourdin à la main, une sébile de l’autre, sorte d’ogre obscène et terrifiant qui titube au milieu d’un immense troupeau d’hommes nus. »
C’est du Gracq trempé dans du Kafka que nous découvrons parfois ici, au détour d’une de ces pages écrites à la manière noire, et toute tentative de le récupérer d’un côté ou de l’autre, serait vouée à l’échec, car, dans ce coq à l’âne permanent, il raille aussi bien « nos jérémiades écologiques » que nos bonimenteurs de la Révolution ou notre « stase post-coloniale ». Julien Gracq est l’irrécupérable par excellence : comme il le note lui-même, en se moquant de tout et d’abord de lui-même, « survivance folklorique », il n’a pas eu de confrères, il ne pouvait donc pas avoir d’héritiers ou de descendants. Régis Debray, qui le place au pinacle du XXe siècle, ronchonnera sans doute en voyant ici Victor Hugo raillé (« une forme évacuée de la grandeur, sans pouvoir sur les esprits et les cœurs »), Paul Valéry moqué (« le colosse de la pensée pour album ») et Stendhal adulé (« le moins physiquement mort de tous les écrivains du passé »). Pierre Michon et Pierre Bergounioux, qui lui doivent tant, seraient étonnés de le voir disserter là sur les graffitis des pissotières plutôt que sur la permanence des pierres.
Alors, qui est-il, Julien Gracq ? Il est de la race des mages et des sorciers. On sent bien que s’il se remettait à écrire des romans, ce serait pour nous conter des histoires à la Tolkien dans un style aussi raffiné que celui de Marcel Proust. Alors il se garde bien de le faire et nous offre ici des aphorismes d’une grande clairvoyance sur l’art d’écrire : « les grands livres se mijotent dans des marmites de sorcières ». Lorsqu’il parle de l’économie propre au roman, Gracq utilise des termes et des formules empruntées à la physique newtonienne – électricité, étincelle, dynamique, mobile – pour conclure qu’il ne s’agit « en fin de compte, que d’une certaine vitesse initiale à atteindre. » Car celui qui aimait, comme il le raconte ici, sillonner les routes de l’Anjou et de la Normandie à bicyclette, savait que le roman est affaire d’endurance et de vitesse. Ni de musicalité, ni de sensualité, ni d’émotion, ni de vision ou de philosophie : il s’agit en fin de compte de produire une énergie durable et communicable. Le romancier serait ainsi une sorte d’entraîneur qui galvaniserait son lecteur ; s’il lui demande d’adhérer, ce n’est pas tant à une foi qu’à une sorte de moteur intérieur. On croirait parfois entendre Malraux nous rappeler que « la machine a changé le rapport de l’homme au monde qui n’a jamais connu pareille puissance d’imaginaire. » Et lorsque Gracq note que, « malgré les apparences, la littérature s’écrit en réalité à deux mains », nous qui pianotons nos textes des dix doigts, nous ne pouvons qu’acquiescer. On se prend un instant à rêver d’un Julien Gracq qui aurait apprivoisé l’ordinateur, le traitement de texte et les possibilités nouvelles que la technique offre au romancier. Cependant, comme il le note lui-même, il ignorait jusqu’à l’usage de la machine à écrire et les deux mains qu’il évoque ne sont pas celles du dactylographe mais du pianiste. Car il écrivait ses textes au fil de la plume, face à la basse continue de la Loire, tel un artisan soucieux de ne pas gâcher son talent. À une époque inquiète où nous perdons confiance dans la technique et retrouvons le sens du calme, c’est sans doute cela qui nous le rend si prodigieusement vivant.
Sur la route du Danube - version musicale
Le 9 janvier 2021, nous avons eu la chance, François Pernel, Toups Bebey et moi-même, de nous produire à l'Escale de Tournefeuille, dans la banlieue de Toulouse, pour interpréter la version musicale, en trio, de Sur la route du Danube. Une lecture musicale sans public - mis à part les professionnels - filmée par la compagnie Level Up Film et rendue possible grâce au Marathon des Mots dont nous avions obtenu la bourse de création 2020 - le spectacle devait avoir lieu durant le Marathon des Mots 2020, qui fut annulé du fait des contraintes sanitaires. Vous pouvez en visionner les trois épisodes ici :
Mot de passe : levelupfilm
Écriture & voix : Emmanuel Ruben
Harpe & composition : François Pernel
Saxophone & percussions : Toups Bebey
Un grand merci à l'équipe de Level Up Film :
- Réalisation/production : Aude Brechotteau
- Direction photo/montage : Guillaume Gaessler
- Motion design : Joseph Kessler Photogaphie
- Assistant plateau : Timothée Aurin
Merci également à l'équipe du Marahon des Mots :
- Direction : Sege Roué
- Direction déléguée : Dalia Hassan
- Coordination : Noémie de la Soujeole
Merci enfi à l'Escale et à la Ville de Tournefeuille