l'araignée givrée

24 septembre 2022

Tournée 2022-2023

Les Méditerranéennes portrait

Quelques dates pour nous rencontrer autour de mes derniers livres, Les Méditerranéennes (Stock), Nouvelles ukrainiennes (Points), Sabre (Le livre de poche) et Hommage à l'Ukraine (Stock, La Cosmopolite) :

- du jeudi 27 au lundi 31 octobre, Salon du livre de Beyrouth, Liban

- mercredi 2 novembre 19h, Maison des Passages, Lyon

- jeudi 3 novembre 18h30, Librairie Michel Descours, Lyon

- du vendredi 4 au dimanche 6 novembre, Foire du livre de Brive

- mercredi 16 novembre 18h, Librairie La Gède aux livres, Batz-sur-Mer

- du vendredi 18 au dimanche 20 novembre, Fête du livre du Var, Toulon

- jeudi 24 novembre, Librairie Nouvelle, Asnières-sur-Seine

- vendredi 25 novembre 19h, Centre national du Livre, Un week-end à l'Est, Paris

- mardi 29 novembre 19h, Librairie Lucioles, Vienne

- mercredi 30 novembre 18h, Bouquinerie Phénomène J, Ingrandes-sur-Loire

- jeudi 1er et vendredi 2 décembre, Rencontres nationales du Goncourt des lycéens, Rennes

- samedi 3 et dimanche 4 décembre, salon du livre de Roquebrune-Cap-Martin

- mercredi 7 décembre, Librairie La P'tite Denise, Saint-Denis

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- jeudi 8 décembre, Auditorium de l’Université, Gand, Belgique

- vendredi 9 décembre, Librairie La Passerelle, Antony

- jeudi 15 décembre, Dégustations littéraires, Saint-Médard-en-Jalles

- jeudi 12 janvier, Librairie Lettres vives, Tarascon

- vendredi 13 janvier, Librairie Des bulles et des lignes, Pernes-les-Fontaines

- samedi 14 janvier, Librairie Le Bleuet, Banon

- mercredi 18 janvier, Le Mille-feuilles, Paris

- jeudi 19 janvier, Librairie Maruani, Paris 13

- jeudi 2 et vendredi 3 février, Colloque Récits avec cartes, École normale supérieure, Lyon

- du 2 au 5 mars, Festival Atlantide, Nantes

 

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HOMMAGE À L'UKRAINE


12 septembre 2022

Les Méditerranéennes en lice pour le Prix Goncourt !

Prix Goncourt 1ère sélection

Huit ans après La Ligne des glaces, Samuel Vidouble est de retour dans la liste du Goncourt. C'est une grande joie et un grand honneur pour moi ! 1001 Mercis à Manuel Carcassonne, Benoît Heimermann, Émilie Pointereau, Solveig de Plunkett et toute l'équipe des éditions Stock !

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07 septembre 2022

Les Méditerranéennes prix du roman historique !

Prix du roman historique

Le 6 septembre 2022, Les Méditerranéennes ont obtenu le prix du roman historique des Rendez-vous de l'histoire. Le prix sera décerné le 7 octobre à 18h30 au Conseil départemental du Loir-et-Cher à Blois. Je serai présent tout le week-end à Blois pour plusieurs rencontres autour du livre :

  • SAMEDI 8 OCTOBRE :
    • 10h à 12h : Petit déjeuner littéraire autour du lauréat du Prix du roman historique

Lieu : Librairie Espace Culturel E.Leclerc
avec le Lauréat(e) Du Prix Du Roman Historique

Modératrice : Annie HUET

  • DIMANCHE 9 OCTOBRE, comme prévu :
    • 14h à 15h : Café littéraire : Les Méditerranéennes

avec Emmanuel RUBEN

Modérateur : Philippe BERTRAND

05 septembre 2022

Les Méditerranéennes, une présentation

Merci à Marie-Madeleine Rigopoulos, à l'Institut du Monde arabe et aux éditions Stock pour cette présentation des Méditerranénnes dans un lieu si symbolique !

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19 août 2022

"C’était un vieux chandelier à neuf branches de facture assez classique", Les Méditerranéennes, p. 12-13

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"C’était un vieux chandelier à neuf branches de facture assez classique, un vieux chandelier comme on en voit dans toutes les familles juives, un de ces objets sans âge, transmis de père en fils, de mère en fille, et qui pouvait tout aussi bien provenir de fouilles archéologiques et donc de la plus haute antiquité que de la sombre échoppe d’un artisan juif de Constantine. Perdu mille fois et mille fois retrouvé, incrusté d’arabesques et de lettres mystérieuses patinées par les siècles, par les paumes qui l’avaient caressé, par tous les chiffons qui l’avaient astiqué, il était en bronze ou en laiton, mais Samuel savait que pour eux tous il était en or pur, il était en diamant, il changeait les bougies de suif en torches ou en flambeaux pour éclairer le monde.", Les Méditerranéennes, Stock, 2022, p. 12-13

La menorah de cette photo, je l'ai ramenée d'un voyage à Tolède, en juin. Tolède, ville qui ressemble tant à Constantine, et qui affiche, dans les vitrines de ses ruelles ensoleillées, des milliers de sabres et de chandeliers. Tolède, capitale des Juifs séfarades. Tolède, dont certains de mes ancêtres venaient peut-être. Je ne peux pas vous montrer la menorah des Méditerranéennes car elle n'existe pas. C'est une menorah mentale, une grande menorah mythique faite de toutes les petites menorahs réelles que j'ai connues, une menorah que j'ai réinventée, comme j'ai réinventé, dans ce livre, la famille de mon alter ego, Samuel Vidouble.

Les Méditerranéennes est un chandelier de papier. Chaque chapitre décrit une branche de la famille, chaque chapitre allume une bougie qui vient éclairer l'histoire si méconnue de ces juifs berbères d'Algérie. 9 chapitres, donc - car il s'agit d'une menorah de Hannoukkah, qui comporte 9 branches, contrairement à la menorah de Moïse, je vous expliquerai cela dans une prochaine note - et 9 dates de cette histoire, de novembre 1836, premier siège (sans succès) de Constantine par l'armée française à décembre 1997, enterrement de la grand-mère, Mamie Baya, à qui appartenait ce chandelier, le seul objet rapporté d'Algérie.

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Contrairement à Sabre, où l'on partait sur les traces d'un objet disparu (le sabre du grand-père Auguste Vidouble, qui aurait appartenu à un aïeul mythique, le roi des Lives), ici je vous emmène sur les traces d'un objet qui a été perdu mille fois et mille fois retrouvé, un objet qui symbolise pour les Juifs du monde entier la lumière, l'intelligence et la paix. Je n'aurais jamais pu écrire ce livre si je n'avais pas lu ceux de Josy Eisenberg (Le Chandelier d'Or) et de Stefan Zweig (Le Chandelier enterré). Merci à eux !

Peu de gens le savent, mais la menorah - qui en réalité, ne devrait jamais être reproduite telle quelle, avec ses sept branches, car il n'existe qu'une seule menorah, celle d'or pur de Moïse - a bien failli devenir le symbole du peuple juif. Au lieu de quoi c'est l'étoile à six branches, l'étoile jaune de l'infamie - devenue bleue sur le drapeau israélien - qui l'a emporté, car la menorah, entre-temps, était devenue le symbole du Betar, la droite nationaliste de Jabotinski. Et Ben Gourion - qui était travailliste - ne voulait pas de ce symbole nationaliste sur le drapeau de son pays... Mais la menorah est restée, dans toutes les familles juives, l'objet sacré qu'on se transmet de père en fils, de mère en fille, et qu'on allume une fois par an, à Hanoukkah, pour se souvenir des Temps anciens, et du jour du miracle de la fiole d'huile... (la suite au prochain numéro)

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18 août 2022

"Son visage scindé en deux se reflète dans la vitre du train", Les Méditerranéennes, p. 11-12

 

Poupées russes début

"Son visage scindé en deux se reflète dans la vitre du train, son front de trentenaire qui laisse percer les premières rides est comme hachuré par les fragments bousculés de cette campagne à grande vitesse, ses cheveux bruns et frisés qui ne sont plus aussi vivaces et fournis qu’hier s’effilochent dans les envolées des derniers feuillages, son long nez courbé qu’il a toujours cru juif alors qu’il pourrait être berbère se tient là, au milieu, tel un point d’interrogation, ses grands yeux sensuels qui le faisaient passer pour une fillette jusqu’à l’âge de neuf ans brillent d’une lueur inconnue. Des lampadaires s’allument à l’approche d’une gare anonyme que le TGV traverse en un éclair, sans laisser le temps de lire les lettres blanches sur les panneaux bleu nuit et Samuel se dit qu’au fond il est un étranger, que la vie est comme cette campagne française que l’on croit connaître par cœur mais que l’on traverse toujours trop vite, un agrégat de chiffres et de lettres s’égrenant dans la nuit, et pour se détourner de cette idée, pour oublier son visage dédoublé qui le toise à travers la vitre et se penche sur l’écran de sa tablette, il tâche de se raccrocher à la seule image nette et précise qu’il emporte du vacarme de la veille", Les Méditerranéennes, Stock, 2022, p. 11-12.

Poupées russes fin

 

 

Après un long été de recherches documentaires et de travaux préparatoires, j'ai commencé à écrire Les Méditerranéennes (ou plutôt Chandelier, titre du premier jet) en octobre 2019 dans un TGV Saint-Dié-Paris-Est. Le train, qui accusait un retard d'une bonne heure, nous ramenait du festival international de géographie où j'avais obtenu le prix Amerigo-Vespucci (pour Sur la route du Danube) mais raté une rencontre avec Benjamin Stora qui parlait à la même heure, et dont je venais de dévorer presque tous les livres. Toute la scène du banquet initial, je l'ai écrite dans ce train - la SNCF, résidence forcée des écrivains français, devrait être remerciée - et j'ai pensé, en l'écrivant, à Salammbô, bien sûr, mon Flaubert préféré, qui commence par un autre genre de festin, et à une scène des Poupées russes de Klapisch. Je ne l'ai jamais dit, je l'avoue, Klapisch, bien souvent moqué par le petit milieu snobinard des cinéphiles français, est un de mes cinéastes préférés. C'est le seul vrai cinéaste de ma génération, celui qui aura su capter avec un génie incomparable tous les petits événements de notre vie banale et à vitesse grand V, cette vie sinusoïdale qui nous aura fait connaître les échanges Erasmus et les vols low cost, les amours TGV et les crises d'émoticones, les empoignades familiales et les enterrements en catimini, les crises économiques, migratoires, climatiques et sanitaires, les attentats terroristes et le FN trois fois au second tour, les manifs contre la guerre en Irak et les réformes des retraites, les retours à la campagne et la mode du vin naturel, le télétravail et la baise en distanciel, la cancel culture et les débats à la con sur le wokisme... Nos vies s'effacent si vite et tout change à une telle vitesse que même lui, Klapisch, malgré son talent, n'aura pas pu suivre, et ses films, autrefois pleins de détails et de témoignages sur l'époque, à la limite du reportage, pour nous qui avions pour la première fois l'impression d'être dans l'écran, que le cinéma parlait de nous, oui, même, lui, Klapisch, s'est mis à faire des films plus épurés, plus travaillés, moins bordéliques, qui nous touchent encore au plus haut point - le sublime En corps - mais ne parlent plus vraiment de nous, avec nos petites manies, nos tics à la Duris, nos désirs minables et nos gueules de bois sordides. Un soir, à Paris, dans un bar, un type d'une cinquantaine d'années, passablement alcoolisé, m'a dit que je ressemblais à Duris dans un film de Klapisch. Je lui ai répondu que tous les hommes de ma génération ressemblent à Duris dans un film de Klapisch.

Dans cette impression que j'avais de vivre cette vie TGV, d'être en permance traversé, balotté, voyagé par une France trop grande, trop vieille et trop compliquée pour moi, je me suis raccroché à un souvenir d'enfance. Un de ces souvenirs d'enfance que font naître les retards de la SNCF et les attentes interminables sur le quai d'une gare. Sabre avait surgi, ainsi, tout entier, sur le quai de la gare de Modane - je revenais d'un voyage solitaire en Italie - de l'image d'un sabre accroché dans le salon de mes grands-parents. Les Méditerranéennes a surgi tout entier, dans le TGV de retour des Vosges, de l'image d'un chandelier posé sur un buffet, chez ma tante.

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17 août 2022

Les Méditerranéennes p. 94 - "Les femmes, en revanche n'avaient pas de livret militaire..."

 

1914 Mémé ZetteLa déchirure de cette photo, c'est selon moi la plus belle illustration de ce que j'ai tenté de réparer dans Les Méditerranéennes. Je ne sais pas comment s'appelle cette jeune femme au visage déchiré. Je sais juste que c'était une amie ou une cousine (ils étaient tous cousins) de mon arrière-grand-mère, Mémé Zette, de son vrai nom Rosette Bellara Bensaïd (1892-1956) qui pose ici avec sur ses genoux mon grand-oncle Eugène que j'ai connu et ce grand-père que je n'ai pas connu et qui était déjà l'objet d'une première quête, dans Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu, mon deuxième roman.

"Les femmes, en revanche, n’avaient pas de livret militaire. En l’absence de photo, rien ne permettait de visualiser leur visage, de déduire leur degré d’instruction, d’imaginer leur caractère, leurs signes distinctifs, leurs maladies, alors que l’on savait tout de l’évolution de la bronchite chronique, de l’entérocolite et des douleurs lombaires de Ruben Attali, qui reviendrait de la guerre avec une petite moustache noire à la Charlie Chaplin et des poumons gazés à soixante-dix pour cent. Les femmes apparaissaient de temps à autre dans les archives d’outre-mer, silhouettes flottantes, insignifiantes, réduites souvent à leur prénom et au nom de leur père, au gré des actes de naissance, de mariage ou de décès ; à la case profession, il arrivait parfois que l’officier d’état civil eût renseigné, de sa belle encre noire, ménagère ou domestique ; mais la plupart du temps la case était vide, ou alors le fonctionnaire avait écrit : sans.", Les Méditerranéennes, Stock, 2022, p. 94

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04 août 2022

Les Méditerranéennes p. 108 - Baya Reine Attali, la grand-mère

1914 Mamie Baya & sa tante Rozala Zerbib

"Voici pourquoi ta grand-mère, concluait tante Rose, n’a été déclarée que treize jours après sa naissance, le 17 août 1914. Cinq ans plus tard, le 26 août 1919, soit neuf mois après l’armistice, on lui présenta un petit barbichu en uniforme bleu poussiéreux qui n’avait pas quarante ans mais en paraissait cinquante et qu’on lui demanda d’appeler papa : ce jour-là, le 3e régiment de marche de zouaves revenait victorieux à Constantine, après avoir guerroyé en Champagne, défendu Verdun, occupé Wiesbaden et sacrifié plus de quatre mille hommes. Le petit monsieur barbichu et prématurément vieilli fut incapable de reconnaître cette fillette qu’il n’avait vue qu’en photo : il avait perdu la vue dans les dernières tranchées, à la suite d’une explosion d’obus.", Les Méditerranéennes, Stock, 2022, p. 108

Elle aurait eu 108 ans aujourd'hui. Baya Attali, ma grand-mère maternelle (ici juchée par sa tante sur un guéridon), dont je me suis inspirée pour la principale héroïne des Méditerranéennes. Elle était née à Constantine le 4 août 1914 mais comme ce jour-là c'était la guerre qui était déclarée (la Première Guerre mondiale qui commença, oui, tout le monde l'oublie, en Algérie), elle ne fut déclarée que 13 jours plus tard, le 17 août. Et c'est donc tout naturellement que les éditions Stock ont choisi le 17 août 2022 pour que paraissent Les Méditerranéennes, ce livre qui rend hommage aux femmes du côté de la mer/mère. Plus que 13 jours, donc, pour trouver le livre en librairie !

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16 juillet 2022

Les Méditerranéennes p. 191-192 - Fredj Bensaïd, l'arrière-grand-oncle

page 200

"Datant d’avant-guerre, le cliché en noir et blanc montre Alfred Bensaïd debout dans un intérieur bourgeois, posant de façon étudiée à côté d’un pot de fleurs hissé sur un guéridon. Cet homme élégant, familier et lointain, aussi lointain qu’une star de cinéma des années 30 ; cet homme dont le seul témoignage était cette image sans légende ; cet arrière-grand-oncle qui ressemblait à n’importe quel Européen de l’époque ; ce laïc, cet athée, cet assimilé qui s’était efforcé de gommer tout ce qui pouvait subsister de juif, d’arabe ou de berbère dans ses mœurs, dans ses traits ou dans son habit, n’avait pas su tromper l’ennemi. Car si les trois frères de Mamie Baya avaient su narguer les nazis et revenir de l’enfer, lui, Alfred Bensaïd, surnommé Fredj, né en 1896 à Constantine, de nationalité française, marié, trois enfants, raflé le 20 août 1941 à Paris, chez lui, par la police française, interné dix mois à Drancy, déporté le 22 juin 1942 via le convoi numéro 3 en partance pour Auschwitz, n’était jamais revenu, ce qui lui valait d’avoir son nom gravé sur les murs du mémorial de la Shoah.", Les Méditerranéennes, Stock, 2022, p. 191-192.

 

On parle beaucoup de la rafle du Vel d'hiv en ce moment, car c'était il y a 80 ans, les 16-17 juillet 1942. Mais on oublie toutes les autres rafles qui eurent lieu à Paris comme ailleurs en France, et ce dès 1941. Le dandy proustien que vous voyez sur cette photo s'appelait Alfred - surnom Fredj - Bensaïd. Né en 1896 à Constantine, de nationalité française, marié, 3 enfants, employé aux hospices civils de Paris, il était mon arrière-grand-oncle. La police française le rafla chez lui, dans le 10e arrondissement de Paris, le 20 août 1941. En juillet 42, son corps était peut-être déjà parti en cendres dans un crematoire d'Auschwitz Birkenau où son convoi parti de Drancy le 22 juin 1942 était arrivé. Il avait 46 ans et les Nazis ne laissaient aucune chance aux hommes de cet âge-là, c'est ce qu'on m'a dit au mémorial de la Shoah ou est gravé son nom.Vous trouverez son portrait dans "Les Méditerranéennes", pour rappeler que les rafles étaient organisées par la police française et concernaient des Français, contrairement à ce que prétend un certain Z.

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03 juillet 2022

Les Méditerranéennes p. 259 - Roger Chalom Babou Attali, le grand-père

page 270

"Il envoyait à sa jeune épouse des portraits de lui en acrobate torse nu ou en uniforme de matelot, avec bonnet à pompon, tricot rayé, col étincelant, vareuse bleu marine, pantalon à pont et guêtres blanches. Au dos de ces clichés en noir et blanc, aux bords dentelés, qui faisaient mieux rejaillir la neige des uniformes, il avait griffonné parfois, au stylo plume dont l’encre était devenue sépia, sa propre légende. Ainsi, au dos d’une photo le montrant suspendu au câble d’un vaisseau, devant Le Redoutable surgi des flots : Si on me disait que la première classe se trouvait en haut, j’irais bien vite la dénicher au bout de ce câble.", Les Méditerranéennes, Stock, 2022, p. 259

C'est une des photos qui m'ont guidé dans l'écriture des Méditerranéennes. Roger Chalom Babou Attali (1912-1957) qui aurait pu être mon grand-père s'il avait pris le temps de vivre. Au lieu de quoi il a préféré coincer son fusil entre deux intercostaux et se faire un petit trou rouge au côté droit. C'était le 3 juillet 1957, il y a donc 65 ans. Je lui avais consacré un livre, "Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu", il y a 9 ans. Mais j'ai toujours trouvé ce livre un peu raté. Alors je l'ai fait revenir et je l'ai entouré de toutes ces femmes qu'il a laissées derrière lui, dans Les Méditerranéennes pour tenter de mieux comprendre comment il en était arrivé là et comment le geste d'un seul homme peut décider du destin de toute une famille. La photo n'est pas dans le livre car un bon roman doit savoir se passer de photos. Mais elle continue à m'habiter et je comprends mieux, quand je passe tant de temps à garder la forme, quand je pose sur mon vélo ou sur la plage, torse nu ou en maillot de cycliste, de qui je tiens. L'homme du xxie siècle n'a rien inventé avec le selfie : cela fait des siècles que les hommes laissent derrière eux des autoportraits dont se saisiront leurs héritiers pour se faire une idée de ce qu'est un corps, un visage, une passion, une folie.

06 mai 2022

Une rentrée aux frontières orientales et méridionales de l'Europe - 1

Les Méditerranéennes portrait

Les 17 et 18 août, je reviendrai avec deux livres. Le premier est un roman qui commence en banlieue lyonnaise et se poursuit à Constantine. Les Méditerranéennes est un roman choral, une saga familiale, une fresque historique et une quête initiatique. C'est un livre de rires et de larmes où l'on naît, meurt, baise, se marie, où l'on pleure, s'engueule et rit beaucoup. C'est aussi un hommage aux femmes de ma famille maternelle qui m'ont transmis le goût de la lumière et de la vie. Merci aux éditions Stock pour leur confiance renouvelée.

L'argumentaire de Stock :

Décembre 2017, banlieue de Lyon. Samuel Vidouble retrouve sa famille maternelle le temps d’un dîner de Hanoukkah haut en récits bariolés de leur Algérie, de la prise de Constantine en 1837 à l’exode de 1962. En regardant se consumer les bougies du chandelier, seul objet casé dans la valise de Mamie Baya à son arrivée en France et sujet de nombreux fantasmes du roman familial - il aurait appartenu à la Kahina, une reine juive berbère -, il décide de faire le voyage, et s’envole pour Constantine. Il espère aussi retrouver Djamila, qu’il a connue à Paris, la nuit des attentats, et qui est partie faire la Révolution pour en finir avec l’Algérie de Bouteflika. 

Passé et présent s’entrelacent au long de ses errances dans les rues de Constantine, aussi bien qu’à Guelma et Annaba, où il retrouve les lieux où sa grand-mère s’est mariée, où son grand-père s’est suicidé, où sa mère est née, où sa tante s’est embarquée pour Marseille. De retour en France, il ne cesse d’interroger les femmes de sa famille, celles à qui revient d’allumer les neuf bougies, pour élucider le mystère du chandelier.

Au fil de leurs souvenirs, il comprend ce qui le lie à l’Algérie et ce qui lie toutes ces générations de femmes que l’histoire aurait effacées s’il n’y avait des romans pour les venger. Derrière les identités multiples, légendaires, réelles ou revendiquées – passé berbère, religion juive, langue arabe, citoyenneté française – c’est l’appartenance à une communauté géographique qui se dessine : le vrai pays de ces Orientales, c’est la Méditerranée, la Méditerranée des exilés d’hier et d’aujourd’hui, la Méditerranée d’Homère et d’Albert Cohen, d’Ibn Khaldun et d’Albert Camus.    

Dans ce grand livre de rires et de larmes qui tient à la fois de la quête initiatique, du récit des origines, de la saga familiale et du roman d’amour, Emmanuel Ruben réinvente et magnifie son pays des ancêtres.

 

Une rentrée aux frontières orientales et méridionales de l'Europe - 2

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Les 17 et 18 août, je reviendrai avec deux livres. Le second est un recueil de nouvelles inédites (format semi-poche) qui se passe à Kiev et en Crimée, dans les Carpates et dans les steppes du Donbass, sur les rives du Dniepr et du Rhône, boulevard de Sebastopol et à la frontière ukraino-polonaise, c'est à dire partout. Ce sont des nouvelles que j'ai ramenées d'Ukraine entre 2007 et 2017 et qui ont failli paraître en 2020 sans mon consentement. Vous y retrouverez Vlad avant le Danube, un archéologue sur les traces des Khazars, un jeune couple androgyne, des Polonais muets et des vieilles dames contrebandières. C'est un hommage au pays où je suis né comme écrivain (Halte à Yalta, 2010) et au peuple qui se bat pour l'Europe, contre Poutine. Merci aux éditions Stock et aux éditions Points Seuil pour leur confiance. Je ne gagnerai aucun centime sur ce livre. Sur chaque livre acheté, 1€ sera reversé à Bibliothèque sans frontières, qui offre des livres aux Ukrainiens réfugiés à la frontière polonaise. En espérant que la paix reviendra d'ici là sur le continent.

L'argumentaire de Points :

Un cycliste amoureux des rivières, un ornithologue chasseur de sons, un archéologue farfelu guettant les traces des Khazars, un baron dauphinois revenu de ses campagnes militaires avec une paysanne et une coupole ukrainiennes, un couple de jeunes fiancés androgynes, une chanteuse de jazz à la voix de velours et au nom de rivière sibérienne, un peintre qui sombre dans la folie, des Polonais muets, des vieilles dames contrebandières : ce sont quelques-uns des personnages de ces nouvelles qui nous emmènent sur toutes les lisières brûlantes d’un pays qui porte en son nom l’idée de frontière : U-kraïna.

Des rives du Dniepr aux rivages de Crimée, de la banlieue de Kiev aux crêtes des Carpates, des steppes du Donbass à la frontière polonaise, chacune de ces nouvelles est l’occasion de découvrir les légendes et les réalités d’un pays encore trop méconnu malgré l’actualité tragique.

Dans ce recueil onirique où les rivières confluent par-delà les montagnes, où les coupoles volent d’un bout à l’autre de l’Europe, où des peuplades oubliées sont ressuscitées comme par magie, où les ours rôdent encore et où les trains lévitent dans le brouillard, Emmanuel Ruben rend hommage au pays où – depuis la publication de son premier roman, Halte à Yalta, en 2010 – il est né comme écrivain.

Le recueil est suivi du journal qu’il a tenu en avril 2014, dans la capitale ukrainienne, au lendemain de l’Euromaïdan, et précédé d’un avant-propos qu’il a rédigé le jour de l’invasion russe, en février 2022.

 

 

23 mars 2022

Avec qui vous êtes ?

Avec qui

Tous les jours j'écoute la radio pour savoir ce que l'armée de Poutine fait à l'Ukraine, je navigue sur les réseaux sociaux pour comprendre ce qui se passe en Ukraine, je prends des nouvelles de mes amis ukrainiens. Et puis le soir, pour me décontracter, je regarde la série Serviteur du peuple, sur Arte. La série qui a porté au pouvoir Volodymyr Zelenski. J'avoue que c'est très drôle, très agréable à regarder, et que j'en apprends beaucoup sur l'Ukraine de la fin des années 2010, moi qui n'y suis pas retourné depuis 2017. Il y a de nombreux moments, en regardant cette série, où l'on a l'impression de lire dans une boule de cristal les événements à venir. Mais il y a un moment terrible, dans le dernier épisode de la première série. C'est un cauchemar de Vasily Petrovitch Goloborodko, le nouveau président incarné par Volodymyr Zelenski. Goloborodko, ancien prof d'histoire devenu président comme par hasard, en fait beaucoup, des cauchemars. Et dans ces cauchemars reviennent toujours des personnages de l'Histoire - et l'on pense à cette phrase célèbre de Joyce : "l'Histoire est un cauchemar dont j'essaie de m'éveiller". Parmi ces personnages, il y a Socrate et Platon, Che Guevara, des personnages de l'histoire russe. Mais dans ce dernier cauchemar, alors que, sur un plateau télé où l'attend son assassin, le président tente de désavouer son propre premier ministre, architecte en chef de la corruption - dans ce dernier cauchemar, donc, Goloborodko affronte Ivan le Terrible. Oui vous avez compris, dans le langage d'aujourd'hui, mais déjà à l'époque, dans la tête des millions d'Ukrainiens (et de Russes) qui ont suivi cette série, il faut lire : Zelenski affronte Poutine. Je retranscris leur échange. Il y est question de la corruption, des oligarques, et de comment les sanctionner. Sur un fond rouge sang, dans une lumière d’apocalypse, le tsar russe, avec son manteau doré, son bonnet de fourrure, sa longue barbe grise et son sceptre énorme s’approche du jeune gringalet en costard-cravate qui se présente devant lui :

Ivan : Viens ici mon bonhomme, j'ai un truc à te dire. Il faut qu'ils souffrent comme des maudits ! Les empaler sur une pique, les rouer ! Leur mettre le feu dans la bouche !

Goloborodko : Désolé Ivan mais ce n’est pas légal !

Ivan : Mais toi tu es la loi ! Tu es le tsar !

Goloborodko : Non, je ne suis pas un tsar !

Ivan : Alors qui es-tu ? Tu es avec qui ?   

Goloborodko : C'est à dire ?

Ivan : C'est quoi ton nom ?

Goloborodko :   Goloborodko 

Ivan : J'avais un bouffon nommé Prochka Goloborodko. Il avait de l'humour, alors je lui ai arraché la langue.

Goloborodko :    C'est cruel.

Ivan : On ne peut pas faire autrement.

Goloborodko :    Peut-être qu’au XVIe siècle c'était la seule mesure possible, mais nous, on essayera de tout résoudre démocratiquement. Les Scandinaves ont réussi. Ce sont vos ancêtres à propos. Vaincre la corruption légalement.

Ivan : Mais tu es fou ? Nos gens sont différents, sauvages, ils n'apprécient pas là bonté. Alors si une main vole, coupe-là.

Goloborodko :    Je ne le ferai pas. Vous savez que ce n'est pas une histoire de mains. Le problème est dans nos têtes.

Ivan : Alors, coupe-leur la tête ! C'est la tradition d'antan, chez nous. Tu es un tsar russe !

Goloborodko : Toujours la même rengaine. Je ne suis pas un tsar russe.  

Ivan : Alors tu es qui ?

Goloborodko :    Le Président de l'Ukraine.

Ivan : C'est quoi ça, l'Ukraine ? Tu es un prince de Kiev  ?

Goloborodko :    Si ça vous va, oui.

Ivan : Comment ça va, les frangins ? Toujours sous le joug polono-lituanien ? Soyez patients, mes chers, on va bientôt vous libérer.

Goloborodko :    Non merci, on n’en a pas besoin.

Ivan : Comment ça ?

Goloborodko :    On va en Europe.

Ivan : C'est quoi ça, l'Europe ?

Goloborodko :   Ben oui, l'Europe.

Ivan : Mais nous sommes des Slaves ! Nous avons le même sang !

Goloborodko :    Ne recommencez pas avec le sang ! Vous choisissez votre chemin, nous en prenons un autre. On se reverra dans 300 ans et on en reparlera.

Ivan : Quel autre chemin ?

Goloborodko :    Le nôtre, un chemin différent.

Ivan : C'est quoi ce chemin ?

Goloborodko :    Un autre chemin.  Différent du vôtre.

Ivan : Mais lequel ? Nous avons le même chemin.

Goloborodko :    Toujours la même rengaine ! Vous avez le nôtre et nous…

Ivan : Qui ?

Ivan s’approche de Goloborodko et le frappe de son sceptre. Goloborodko tombe au sol inanimé. Ivan se penche et le prend dans ses bras. Il hurle, il se lamente, il grimace :

Ivan : Hé, hé, toi, ça va ? Tu m'entends ? Comment, ça, un autre chemin ? Quel autre chemin ? Vous êtes avec qui ? Avec qui ?

 

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La scène reprend une scène connue de tous les Russes et de tous les Ukrainiens. C’est un tableau d’Ilia Repine que j’ai découvert grâce à Yoann Barbereau. Un tableau qui n’était pas présent, hélas, à la grande exposition Ilia Repine qui a eu lieu au Petit Palais l’an dernier. Et pour cause : cette immense huile sur toile de 1885 qui représente Ivan le Terrible regrettant le meurtre de son fils, un des épisodes les plus sanglants de la fin de son règne, a été lacérée en 2018 par un visiteur qui a prétexté que le tableau ne correspondait pas aux faits historiques. C’est la deuxième fois dans son histoire, que le tableau est lacéré par un visiteur. La première fois, ce fut en 1913. En 2013, des activistes orthodoxes demandèrent que l’œuvre soit retirée de la galerie Tretiakov car elle offenserait les sentiments patriotiques des Russes. En 1885, la toile avait été censurée par Alexandre III sur demande de son entourage conservateur. À chaque fois, la raison invoquée est la même. À chaque fois, c’est la preuve de la difficulté pour une bonne partie de l’opinion russe, d’affronter leur histoire. C’est cette cécité qu’exploite Poutine depuis des années et qui lui permet de mener cette guerre fratricide où des soldats russes assassinent tous les jours, en Ukraine, des civils russophones.

Je précise ici qu’Ilia Repine est né en 1844 à Tchougouïev, près de Kharkov, dans l’actuelle Ukraine, d’un père cosaque et d’une mère institutrice. Tchougouïev (en ukrainien Tchouhouïv) a été bombardée par l’armée russe qui a notamment tué un enfant de 14 ans. Un enfant probablement russophone, puisque depuis le début de l’invasion, Poutine tue essentiellement des russophones,

 

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Autres précisions : le mot répété le plus souvent dans cet échange est le mot « put » qui veut dire chemin, en russe, et qui a donné « Poutine », qu’on pourrait traduire par « Duchemin ». Les Ukrainiens sont accusés par Duchemin d’avoir choisi un autre chemin que celui qu’il leur traçait de sa main de fer. Je ne sais pas si Poutine a visionné cet épisode, mais nul doute qu’il y s’y serait reconnu. Et j’émets ici cette hypothèse, que je formule dans ma tête depuis le début de cette invasion : en dehors de la question du Donbass, de la Crimée, de la langue russe, de l’Europe et de l’OTAN, je me demande si ce que Poutine (l'homme qui ne rit jamais) reproche le plus à Zelenski, finalement, ce n’est pas d’avoir autant d’humour et de talent. C’est vrai qu’on n’était plus habitué, en ex-URSS, à voir autant d’humour et de talent dans un homme politique. Car Zelenski, comme Goloborodko, c’est un bouffon devenu roi. Et ce bouffon, qui dans la série Serviteur du peuple s'avère aussi drôle que Charlie Chaplin, Buster Keaton ou Woody Allen, s'est métamorphosé dans la vraie vie en chef de guerre et en héros international. En résistant héroïquement à l’invasion russe, il est en train de faire vaciller le dernier des tsars.

Depuis le début de la guerre, je fais toutes les nuits des cauchemars. Il m’arrive de rêver que je m’embarque à bord d’un avion magique pour aller tuer Poutine – oui, c’est comme ça, dans mes rêves, je me suis toujours pris pour 007.

Et je fais ici ce vœu : que les cauchemars restent des cauchemars. Que Poutine ne tue pas Zelenski. Mais que personne, non plus, n’aille tuer Poutine, pour débarasser les Russes de ce fardeau. Car Poutine devra répondre de ses actes. Il devra regretter le meurtre de milliers d’Ukrainiens comme Ivan le Terrible eut à regretter le meurtre de son fils. Sa place est à Nuremberg ou à La Haye, là où l’on juge et l’on emprisonne les criminels de guerre.  

Pour voir l'extrait, c'est ici : https://www.arte.tv/fr/videos/104351-024-A/serviteur-du-peuple-23-23/

 

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13 mars 2022

Odyssée, Odessa

 

1-2 les escaliers d'OdessaJe vois les images d'Odessa qui se barricade sous les sacs de sable puisés sur les plages de la mer Noire et je ne peux m'empêcher de repenser à ces beaux jours de juin 2017 où Vlad et moi, nous sommes partis de la plus belle ville d'Ukraine, qui doit son nom à Ulysse, le héros aux mille ruses, pour cette odyssée à travers l'Europe. Et je pense à tous mes amis d'Odessa qui ont déjà quitté la ville, et je pense au poèmes de Pouchkine, aux contes d'Isaac Babel, au landau du Cuirassier Potemkine, à Klezmer de Johann Sfar et j'écoute "Odessa, Odyssée" de Kerenn Ann, et je ne peux m'empêcher de partager ces pages du 2e chapitre de Sur la route du Danube. Oui, Odessa a été construite sur ordre de Catherine II à l'emplacement d'un village tatar, Khadjibey, qui fut rasé pour faire surgir de nulle part cette cité dessinée par un émigré français, mais Odessa n'appartient ni aux Tatars, ni aux Juifs, ni aux Russes, ni aux Ukrainiens, et je préfère qu'elle soit en Ukraine car je sais que je pourrais y retourner un jour. Cela fait vingt ans, depuis son appui aux sécessionnistes de Transnitrie, que Poutine convoite les bouches du Danube. Vingt ans de mensonges et de massacres pour en arriver là : contôler les bouches du Danube, le plus européen de tous les fleuves. 

"Vlad ne m’écoute pas. Anastasia ne m’écoute pas. Ils contemplent à nos pieds le port d’Odessa. Alors je les imite et regarde de tous mes yeux ce très vieux spectacle. Odessa la bariolée me ramène toujours en pensée à Marseille : c’est une ville que le visiteur adore ou qu’il abhorre, pas de place ici pour les tièdes et les mous, soit vous tombez raide dingue dès les premiers pas, soit ça ne prendra jamais ; on est odessite comme on est marseillais, fier de l’être et jaloux de devoir la partager ; Marseille et Odessa ont en commun d’avoir les plus beaux escaliers du monde, et si à Marseille, l’escalier ne tombe pas directement dans la mer, dans les deux villes les marches de pierre mènent au port, car ces deux villes sont avant tout des ports, ouverts aux réfugiés comme aux aventuriers, tendus vers l’appel du large ou de la terre promise. Là, sous nos yeux, les porte-conteneurs multicolores venus du Bosphore font la queue leu leu pour se ravitailler au port ; la mer Noire n’est pas tout à fait la Méditerranée, c’est plutôt sa petite sœur nordique et orientale, mais Odessa, qui est tournée vers le Midi et le Levant, est une ville quasi méditerranéenne et, le Danube, que nous rejoindrons dans deux jours, dégringole jusqu’à la latitude du Cap Corse et rejoint la mer à la latitude de Venise, ce qui fait de lui un fleuve quasi méditerranéen, un aspect souvent oblitéré par les voyageurs nostalgiques et germanophiles cherchant partout des traces de la Mitteleuropa et regrettant la Kakanie de Musil, les jupons de Sissi, les favoris de François-Joseph et tous les tauliers de cette prison des peuples qui ne valait guère mieux que l’URSS et sans doute bien pire que la Yougoslavie. Mais si Odessa est tout à fait méditerranéenne quand la canicule s’empare des boulevards et jette ses gamins sur les plages de la mer Noire, elle est parfaitement continentale l’hiver. Imaginez donc une Marseille russophone où il neigerait abondamment tous les hivers. C’est le climat drossopontique qui règne ici. Mais en ce jour de juin, l’été, le véritable été de Tauride et de Bessarabie, n’a pas encore pris ses quartiers dans la ville que célébrait Pouchkine en écrivant Eugène Onéguine :

Я жил тогда в Одессе пыльной...
Там долго ясны небеса,
Там хлопотливо торг обильный
Свои подъемлет паруса;
Там все Европой дышит, веет,
Все блещет югом и пестреет
Разнообразностью живой.

(Alors, j’étais un Odessite,

Dans la poussière et le ciel bleu ;

À Odessa, la réussite

Rend les voiliers aventureux ;

Là, tout ne vit que par l’Europe,

Le sud luit, vibre et développe

Sa fougue riche et bariolée…*)

 

Sur la plage d’Odessa, où nous avons retrouvé Anastasia et sa copine Tatiana en tenues de bain, se produit un drôle de phénomène climatique : mer glaciale malgré le soleil de plomb. Impossible de s’immerger plus haut que les cuisses. Des nappes de brouillard qui occultaient l’horizon se rapprochent, le liseré de la côte disparaît, les corps nus couchés sur la plage sont biffés en quelques secondes, nous ne voyons plus à dix mètres, puis le brouillard reflue, telle une marée, et revient nous effacer. Nous demandons autour de nous ce qui se passe. Personne ne parvient à nous expliquer cette bizarrerie. Même la Manche au mois de mai était moins froide, nous dit Tatiana qui revient de France, où elle a trouvé un mari sur Internet, pour fuir ce pays de malheur qui s’enfonce dans la guerre civile et le marasme économique. De mon côté je pense : Ah ! si seulement nous étions à Istanbul, là-bas, de l’autre côté ! Ça me reprend chaque fois que je reviens à Odessa : je ne peux m’empêcher de rêver à Istanbul !"

* Traduction André Markowicz

https://www.youtube.com/watch?v=QhH99fdzEoQ&ab_channel=FilipSiguret

 

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28 février 2022

J'ai mal à l'Ukraine

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C'est toujours à l’Est que ça me prend. Au niveau des sixième et septième nerfs intercostaux. Et puis la douleur irradie dans tout le côté Est au point de me clouer dans mon lit. Il y en a qui parlent de droite et de gauche, moi j’ai comme les atlas et les planisphères un Est et un Ouest. La droite, c’est l’emplacement de l’Est dans mon corps. Nous, les Européens, nous avons tous la carte du Vieux Continent non seulement tatouée sur notre peau, mais gravée dans nos organes. Notre squelette se souvient. Il porte dans la géographie de ses os et de ses cartilages, de ses muscles et de ses tendons, de ses nerfs et de sa moelle épinière la mémoire des traumas du passé. Alors, à chaque fois que l’Ukraine est attaquée, c’est là que ça commence, au niveau des sixième et septième intercostaux, comme un poignard qu’on m’enfonce dans le dos. À 5h du matin, ce 24 février 2022, je me suis réveillé avec cette douleur, j’ai péniblement tendu ma main vers mon téléphone, vers ma lampe de chevet, vers la radio, et avant même de presser le bouton on, j’ai deviné ce qui se passait à 2700 km de mes bords de Loire, quelque part là-bas, sur les bords du Dniepr. J’ai deviné que Poutine avait lancé son offensive meurtrière quand j’ai senti que j’avais mal à l’Ukraine qui est en nous, Européens, comme d’autres ont mal aux dents ou à l’aine.

L’Europe est notre corps, car elle est notre passé, notre futur et notre présent. Nous n’y échapperons pas. Mon baromètre géopolitique intime est infaillible. Je n’ai jamais mal à gauche, sauf au genou, qui se situe sous les Tropiques. À droite, si la douleur atteint mon omoplate, je sais qu’un péril guette les pays baltes. Si la douleur s’immisce entre le psoas et les adducteurs, je sais que quelque cloche ne tourne pas rond entre Israël et la Palestine, qui est le phare oriental de mon Europe. Si c’est le cœur qui s’affole – oui j’ai le cœur à l’Est, comme les riches ont le cœur à droite –, je sais que les Balkans sont en ébullition. Si les cervicales sont touchées, je sais que c’est la Finlande qui est en danger.

J’avais vingt-quatre ans quand j’ai découvert l’existence de l’Ukraine. C’était en 2004, je vivais à Istanbul, de l’autre côté de la mer Noire. La révolution Orange faisait apparaître ce pays sur la rive d’en face et sur la carte du monde. Poutine – comme son émule Erdogan d’ailleurs – n’était qu’un apprenti dictateur. L’Ukraine devint très vite pour moi le pays de tous les possibles. Depuis la première découverte de ce pays, dès que je sentais le printemps arriver, je prenais la route de l’Ukraine comme d’autres prennent le large ou la clé des champs. J’avais besoin, chaque année, de retourner là-bas, oiseau migrateur se ressourçant à l’est d’où vient la lumière mais aussi les ténèbres. À l’heure où j’écris ces lignes, Kiev, une des villes que j’ai le plus aimées au monde, est sur le point d’être assiégée. J’étais à Kiev en août 2008 quand Poutine a fait rouler ses chars sur Tbilissi. Nous regardions à la télé les images de l’invasion, Vlad et moi, dans son petit appartement de la banlieue, et nous étions sidérés. J’étais à Kiev en avril 2014, quand Poutine a parachuté ses petits hommes verts sur la Crimée. Nous regardions à la télé les images de l’invasion, Vlad et moi, dans son petit appartement de la banlieue, et nous étions sidérés. Je n’étais pas à Kiev en décembre 1991, quand toute l’Ukraine – et même le Donbass – a voté la dissolution de l’URSS. Je n’étais pas à Kiev en avril 1986, quand la centrale de Tchernobyl a explosé mais j’étais déjà devant la télé, j’avais cinq ans, j’apprenais ma première leçon de géographie : que les mauvaises nouvelles viennent souvent de l’Est et qu’il n’y a pas de frontières assez naturelles ni même étanches pour stopper des nuages radioactifs. Elles ne le seront pas davantage pour stopper les chars et les missiles russes. Le peuple ukrainien, ce peuple des confins, encore une fois dans son histoire, nous sert d’état-tampon. C’est lui qui va stopper les chars russes. Comme il s’est sacrifié en 1933, en 1942 et en 1986, il s’apprête à se sacrifier une nouvelle fois pour nous donner le droit, à nous Européens du couchant, de respirer librement et de vivre sans entraves. Je n’ignore pas que des éléments conséquents du même peuple ukrainien ont massacré des Juifs – et pas seulement des Juifs – durant la Seconde guerre mondiale. Je n’ignore pas qu’il y avait des néonazis à Maïdan en 2014, puisque j’y étais aussi. Mais il y a des néonazis aussi en France comme en Russie. Que Poutine dénazifie d’abord son pays, et que nous dénazifions le nôtre et nous pourrons parler ensuite des banderovtsy.

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Depuis le 24 février à 5h du matin, j’ai mal à l’Ukraine et le mal contamine à présent tous les membres. En 2014, de retour de Kiev, j’avais passé ma rage de l’Est et mon mal d’Ukraine en empoignant un crayon et un pinceau ; sur une grande planche de carton, j’avais collé des fragments d’écorce de bouleau et sur cette peau mixte et lacérée, sous les grands yeux noirs des bouleaux, témoins muets de la catastrophe, j'avais dessiné une carte de l'Europe envahie par la montée de la haine. À l’est de ma carte, sur cet isthme européen qui va de Riga à Odessa, sur cet isthme européen que je connais bien et qui concentre ces terres de sang dont parle Timothée Snyder, là où la guerre a duré trop longtemps, j'avais dessiné la silhouette sans tête d'une femme – car oui, l'Europe est, a été et sera toujours une femme – fuyant la corne d'un taureau et cette corne était plantée dans le corps d'une péninsule qu'on appelle la Crimée, péninsule où se passait mon premier roman et où Poutine avait perpétré son énième crime.

Mais cette fois-ci, le dessin ne suffisait pas, tout mon corps envahi par ce poutinium qui empoisonne l’Europe et la politique française depuis vingt-deux ans avait besoin de se défouler, alors j'ai empoigné les cornes du taureau et j'ai enfourché mon vélo, direction l'est, remontant la Loire en pensant à l'époque où, avec mon ami Vlad, nous remontions ensemble le Dniepr et la Desna, cette rivière qui vient de Russie, mais qui est pourtant la plus ukrainienne des rivières depuis que Dovjenko en a dressé le tableau. À l'heure où j'écris ces lignes, ce sont des colonnes de chars qui la descendent, la Desna, se dirigeant vers Kiev où elle conflue avec le Dniepr. Je n'ai pas roulé très longtemps vers l’est, sur mon vélo. Au bout de quinze kilomètres, j’ai patiné dans une tranchée boueuse et je me suis viandé, comme on dit, sur le côté droit. Je suis revenu chez moi à moitié paralysé.

         Quand le XXIe siècle se débarrassera-t-il de ses tyrans d’un autre temps ? Attendrons-nous 2089 et un Poutine cryogénisé de cent trente-sept ans pour faire tomber le rideau de fer qu’il a tracé dans notre moelle épinière ? Ou réagirons-nous enfin, maintenant, avant qu’il soit trop tard, ou simplement par honneur, pour faire oublier les jours sombres où nous n’avons pas réagi – les jours sombres des Sudètes, de Budapest et de Prague ?

 

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27 février 2022

Le Danube retourne au Danube

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Aujourd'hui à Novi Sad, la traduction serbe de Sur la route du Danube est publiée par Akademska Knjiga sous le titre Uz Dunav (mot-à-mot "en remontant le Danube") . Merci à Bora Babic, à toute son équipe et bien sûr à celle qui est l'autrice de cette belle traduction : Melita Logo-Milutinovic !

Je serai à Novi Sad du 6 au 10 mai dans le cadre de Novi Sad 2022 - Capitale européenne de la culture pour accompagner cette traduction

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21 janvier 2021

Il y a quelque chose de Nietzsche chez Julien Gracq

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Article publié sur le site de Bibliobs : https://www.nouvelobs.com/bibliobs/20210120.OBS39129/julien-gracq-ce-prophete-d-outre-tombe-qui-raconte-notre-monde-post-covid.html

 

Il y a quelque chose de Nietzsche chez Julien Gracq. L’auteur des Considérations inactuelles n’aurait pas boudé ces Nœuds de vie qui, bien que posthumes, n’ont rien de l’aspect tombés-du-camion qui caractérise trop souvent les fragments publiés sans le consentement des tombeaux. Et pourtant, Julien Gracq – comme on pourra le lire dans ce volume qui vient de paraître – ne s’attendait pas à être lu en 2021, contrairement à son héros, Stendhal, lequel pariait sur 1935 et la postérité, se fichant éperdument – happy few mis à part – de ses contemporains. « Je ne mets guère mon espoir, comme on pouvait le faire encore au dernier siècle, à être lu en l’an 2000 ou 2010 », écrit Gracq en réponse à un critique humaniste qui lui reprochait le « désert humain » de ses Lettrines II.

Ce qui frappe au premier coup d’œil le lecteur, dans ces fragments sauvés de l’oubli, c’est l’absence de dates, comme si l’époque n’avait que peu de prise sur la sensibilité d’un homme, la physionomie d’un paysage et l’ordonnancement d’une œuvre qui avait abandonné depuis la fin des années 60 tout souci de l’intrigue : la dernière véritable fiction achevée par Julien Gracq fut Le Roi Cophetua, une des nouvelles composant le recueil de La Presqu’île, paru en 1970. Ensuite, Gracq consacra toute sa vie à écrire des fragments – milliers de pages des lettrines ou notules, selon ses propres termes –  dont les quelques volumes publiés de son vivant ne constituent que la partie émergée de l’iceberg. On y trouve – pêle-mêle – des considérations géographiques, météorologiques, historiques, littéraires. La pointe la plus aiguisée de l’iceberg Gracq ne nous sera révélée qu’à partir de 2027 : ce sont toutes les pages croustillantes où le pamphlétaire de La littérature à l’estomac égratigne ses contemporains. Mais nous avons la chance grâce à Bernhild Boie, son exécutrice testamentaire, épaulée par Bertrand Fillaudeau, le fidèle éditeur de la maison créée par José Corti, et par Jérôme Villeminoz, conservateur du fonds Gracq à la BNF, de pouvoir lire aujourd’hui ces Nœuds de vie, sortes de Lettrines III qui rassemblent les considérations intempestives de celui qui passe encore pour un ermite confiné dans sa tour d’ivoire alors que tout indique qu’il voyageait beaucoup et qu’il fréquentait les musées, les expositions, les cinémas, les théâtres, et même parfois – mais point trop n’en faut – ses congénères.

En 164 pages d’une grande exigence stylistique qui se lisent sans coupe-papier mais où la plume a souvent le tranchant d’un sabre, Gracq s’y montre tour à tour géographe, géologue, météorologue, commentateur du temps qu’il fait comme du temps qui passe, historien, sociologue, philosophe, musicologue, amateur d’art ou critique littéraire. Afin de mieux guider le lecteur dans cette forêt touffue de signes et de balises, Bernhild Boie a repris partiellement la nomenclature des Lettrines en réunissant les fragments sous quatre chapeaux : chemins et rues, instants, lire, écrire, nous confirmant que, sur l’iceberg Gracq la géographie précède toujours l’histoire, tandis que l’acte d’écrire ne vient jamais que prolonger celui de lire – lorsqu’on lui demandait ses raisons d’écrire, l’auteur répondait « parce que d’autres l’ont fait avant moi ».

Chaque rubrique est introduite par une photographie – issue des archives de l’auteur – qui vient nous rappeler que derrière l’œil du géographe se tapit l’œil d’un photographe : sa vie durant, Gracq a photographié des paysages, si bien qu’une exposition dévoilera bientôt ce travail encore méconnu. À trop considérer la place éminente du romancier dans l’histoire de la littérature française – la publication posthume en 2014 des Terres du couchant, récit inachevé, ravivait les sortilèges du Rivage des Syrtes – nous avions fini par oublier le mordant de l’essayiste. C’est donc avec plaisir que nous retrouvons ici la vigueur et la férocité du plus grand ruminant de la littérature française : Gracq se nourrit de tout, c’est un esprit libre et encyclopédiste, d’une curiosité insatiable, et, même s’il fustige la croyance dans la possibilité de retranscrire le parlé en littérature, on a pourtant l’impression – à lire treize ans après sa mort ces pages comme sorties du frigo – qu’il est encore là, à côté de nous, et qu’il nous parle en écrivant, comme un Ancien à qui l’on serait venu rendre visite pour prendre un peu de la graine : « Hé non, il ne le peut pas, il ne le voudra jamais, s’il est vrai que le beau est d’abord ce qui désoriente, que la littérature commence à se porter un peu mieux quand la critique commence à s’y reconnaître un peu moins – que l’écrivain digne de ce nom est une générosité intempestive, une fraternité qui ne marche pas en rang, une aventure qui se passe du coude à coude, et une liberté qui n’adhère jamais. »

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L’avantage de ne jamais dater ses réflexions, c’est que dans ces cogitations d’outre-tombe, on a l’impression parfois qu’un prophète nous parle de notre monde post-covid et des errances de ceux qui nous gouvernent, comme on avait l’impression, en 2014, que les Terres du couchant, où l’on entendait tomber les têtes, se passaient sous Daech, du côté de Raqqa : « la Terre a perdu sa solidité et son assise, cette colline, aujourd’hui, on peut la raser à volonté, ce fleuve l’assécher, ces nuages les dissoudre. Le moment approche où l’homme n’aura plus sérieusement en face de lui que lui-même, et plus qu’un monde entièrement refait de sa main à son idée – et je doute qu’à ce moment il puisse se reposer pour jouir de son œuvre, et juger que cette œuvre était bonne. » Et, quelques pages plus loin : « La terreur des âges obscurs revient. C’est la terreur, non plus des forces démoniaques, mais de l’État vampire, de la puissance politique à tout jamais déshumanisée « comme un œil de veau dans la nuit », des œillères sur les paupières, (on serait tenté d’ajouter « un masque sur la bouche »), un gourdin à la main, une sébile de l’autre, sorte d’ogre obscène et terrifiant qui titube au milieu d’un immense troupeau d’hommes nus. »

C’est du Gracq trempé dans du Kafka que nous découvrons parfois ici, au détour d’une de ces pages écrites à la manière noire, et toute tentative de le récupérer d’un côté ou de l’autre, serait vouée à l’échec, car, dans ce coq à l’âne permanent, il raille aussi bien « nos jérémiades écologiques » que nos bonimenteurs de la Révolution ou  notre « stase post-coloniale ». Julien Gracq est l’irrécupérable par excellence : comme il le note lui-même, en se moquant de tout et d’abord de lui-même, « survivance folklorique », il n’a pas eu de confrères, il ne pouvait donc pas avoir d’héritiers ou de descendants. Régis Debray, qui le place au pinacle du XXe siècle, ronchonnera sans doute en voyant ici Victor Hugo raillé (« une forme évacuée de la grandeur, sans pouvoir sur les esprits et les cœurs »), Paul Valéry moqué (« le colosse de la pensée pour album ») et Stendhal adulé (« le moins physiquement mort de tous les écrivains du passé »). Pierre Michon et Pierre Bergounioux, qui lui doivent tant, seraient étonnés de le voir disserter là sur les graffitis des pissotières plutôt que sur la permanence des pierres.

Alors, qui est-il, Julien Gracq ? Il est de la race des mages et des sorciers. On sent bien que s’il se remettait à écrire des romans, ce serait pour nous conter des histoires à la Tolkien dans un style aussi raffiné que celui de Marcel Proust. Alors il se garde bien de le faire et nous offre ici des aphorismes d’une grande clairvoyance sur l’art d’écrire : « les grands livres se mijotent dans des marmites de sorcières ». Lorsqu’il parle de l’économie propre au roman, Gracq utilise des termes et des formules empruntées à la physique newtonienne – électricité, étincelle, dynamique, mobile – pour conclure qu’il ne s’agit « en fin de compte, que d’une certaine vitesse initiale à atteindre. » Car celui qui aimait, comme il le raconte ici, sillonner les routes de l’Anjou et de la Normandie à bicyclette, savait que le roman est affaire d’endurance et de vitesse. Ni de musicalité, ni de sensualité, ni d’émotion, ni de vision ou de philosophie : il s’agit en fin de compte de produire une énergie durable et communicable. Le romancier serait ainsi une sorte d’entraîneur qui galvaniserait son lecteur ; s’il lui demande d’adhérer, ce n’est pas tant à une foi qu’à une sorte de moteur intérieur. On croirait parfois entendre Malraux nous rappeler que « la machine a changé le rapport de l’homme au monde qui n’a jamais connu pareille puissance d’imaginaire. » Et lorsque Gracq note que, « malgré les apparences, la littérature s’écrit en réalité à deux mains », nous qui pianotons nos textes des dix doigts, nous ne pouvons qu’acquiescer. On se prend un instant à rêver d’un Julien Gracq qui aurait apprivoisé l’ordinateur, le traitement de texte et les possibilités nouvelles que la technique offre au romancier. Cependant, comme il le note lui-même, il ignorait jusqu’à l’usage de la machine à écrire et les deux mains qu’il évoque ne sont pas celles du dactylographe mais du pianiste. Car il écrivait ses textes au fil de la plume, face à la basse continue de la Loire, tel un artisan soucieux de ne pas gâcher son talent. À une époque inquiète où nous perdons confiance dans la technique et retrouvons le sens du calme, c’est sans doute cela qui nous le rend si prodigieusement vivant.

 

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09 janvier 2021

Sur la route du Danube - version musicale

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Le 9 janvier 2021, nous avons eu la chance, François Pernel, Toups Bebey et moi-même, de nous produire à l'Escale de Tournefeuille, dans la banlieue de Toulouse, pour interpréter la version musicale, en trio, de Sur la route du Danube. Une lecture musicale sans public - mis à part les professionnels - filmée par la compagnie Level Up Film et rendue possible grâce au Marathon des Mots dont nous avions obtenu la bourse de création 2020 - le spectacle devait avoir lieu durant le Marathon des Mots 2020, qui fut annulé du fait des contraintes sanitaires. Vous pouvez en visionner les trois épisodes ici :

https://vimeo.com/517173293

photo Marathon des mots

https://vimeo.com/517174271

https://vimeo.com/517180034

Mot de passe : levelupfilm

Écriture & voix : Emmanuel Ruben

Harpe & composition : François Pernel

Saxophone & percussions : Toups Bebey

Un grand merci à l'équipe de Level Up Film :

- Réalisation/production : Aude Brechotteau

- Direction photo/montage : Guillaume Gaessler

- Motion design : Joseph Kessler Photogaphie

Capture d’écran 2021-03-21 à 19

- Assistant plateau : Timothée Aurin

Merci également à l'équipe du Marahon des Mots :

- Direction : Sege Roué

- Direction déléguée : Dalia Hassan

- Coordination : Noémie de la Soujeole

Merci enfi à l'Escale et à la Ville de Tournefeuille

12 novembre 2020

Mes amis complotistes

20201116_090911Article paru le 11 novembre 2020 dans le 1 n° 322

De faux récits ont soulevé les foules. Les fausses nouvelles, dans toute la multiplicité de leurs formes – simples racontars, impostures, légendes –, ont rempli la vie de l’humanité.

Comment naissent-elles ? De quels éléments tirent-elles leur substance ? Comment se propagent-elles, gagnant en ampleur à mesure qu’elles passent de bouche en bouche ou d’écrit en écrit ? Nulle question plus que celles-là ne mérite de passionner quiconque aime à réfléchir sur l’histoire.

Marc Bloch

 

Poudingue-sur-Loire, vendredi 15 mai 2020

 

Après deux mois de confinement, je retrouve au bistrot mes amis Arthur et Patrick. Le bistrot, à Poudingue-sur-Loire, c’est le centre névralgique du bourg, l’endroit qui m’a donné envie de poser mes valises ici, dans ce village d’irréductibles ligériens qui ont ce fleuve qui coule dans leurs veines et qui gardent une idée de la France que j’aime : au bistrot, chez Paulo, où les murs sont tapissés de unes de Charlie Hebdo, on écoute Bashung à longueur de journée, on fête la Chandeleur et la décapitation du roi en mangeant de la tête de veau. Ô comme il nous aura manqué, le bistrot, pendant ces longs jours de confinement ! En appuyant mon coude sur le zinc, je revois le jour où j’ai débarqué dans ce patelin, pour visiter des meublés : c’était en octobre, il pleuvait des cordes mais un chanteur s’était mis au piano, accompagné à la contrebasse et à la clarinette par deux joyeux compères, tandis que le patron, vieux fourneau soupe-au-lait et aux sourcils invariablement froncés, râlait tel Ordralfabétix sous ses lunettes embuées et derrière son tablier. J’arrivais de Serbie, je retrouvais la France de mon enfance, j’avais besoin d’un fleuve et d’une frontière, la Loire remplaçait le Danube et je savais que de l’autre côté de la rue commençait la Bretagne historique.

Arthur en vient, de Bretagne, c’est un accordéoniste façon rock celtique, il porte des cheveux blonds de barde qu’il noue en catogan et il y a dans ses yeux bleus une franchise d’enfant ; on pourrait voir en lui l’Assurancetourix local, sauf qu’il est incomparablement plus doué et qu’il est plutôt taillé comme Obélix. Quant à Patrick, il est pianiste et percussionniste, c’est un génie du jazz dès qu’il touche un instrument, il a toujours un nouveau tambour ou de nouvelles castagnettes à déballer de son sac, avec des noms qui viennent de loin, et que je n’ai pas le temps de retenir. C’est ici, au bistrot, que je les ai rencontrés. Ils improvisaient un duo de dingue, je n’aurais jamais pensé que l’accordéon et le piano puissent ainsi dialoguer, ils s’en allaient chanter ensemble l’Afrique et la Bretagne dans tous les bleds de l’Anjou.

Mais ce vendredi 15 mai, je les trouve un peu changés, les amis musiciens. Je suis moi-même un peu changé sans doute. Le confinement a dû nous taper sur les nerfs. La distanciation sociale, nouveau remède, a fait voler en éclats les sociabilités locales. Chacun s’est recroquevillé sur son petit pré carré familial et a ruminé ses idées fixes. Arthur s’est fait chier avec sa femme et ses mômes dans la maison de campagne de sa mère, à regarder tous les soirs nos croque-morts compter les cadavres à la téloche. Quant à Patrick, il s’est retrouvé à tambouriner dans son garage pendant que nos casseroles applaudissaient aux fenêtres et que son ado – qu’il a retiré de l’école depuis des années – lui prenait bien bien la tête, comme il dit en imitant l’accent africain. Toutes leurs dates ont été annulées. Ils ne savent pas quand la vie normale va reprendre. À vrai dire personne ne sait. Alors ils broient du noir, car un intermittent sans spectacle, c’est un aviateur sans avion.

Arthur s’est changé les idées en composant un Ave Maria et un hymne au professeur Raoult, le Panoramix de la France-qui-perd, dont je découvre qu’il est devenu son druide et son gourou : il me vante les mérites de l’hydoxychloroquine, la potion magique marseillaise. Patrick est également convaincu que l’hydoxychloroquine, qui a sauvé toute l’Afrique, est le remède miracle, alliée à l’artemisia annua dont on vend des pots dans le village gaulois avec cette mention : guérit de la malaria, guérit de la covid-19, guérit de ceci, guérit de cela…  Patrick m’a envoyé des vidéos d’autres gourous et d’autres charlatans qui pratiquent le développement personnel et manient avec brio la théorie du complot : Étienne Chouard, Thierry Meyssan, Jean-Jacques Crèvecoeur, Silvano Trotta, Thierry Casasnovas, Alexis Cossette, Idriss Aberkane.

De mon côté, j’ai passé deux mois à me réveiller à 5h du matin pour écrire un roman sur mes ancêtres juifs algériens tandis que l’après-midi je bravais la flicaille pour me rendre au bureau à vélo et ne manquais jamais de me faire contrôler – un jour c’étaient les motards, un autre la gendarmerie à cheval, le lendemain deux Texas rangers qui, dans un excès de zèle, ont vérifié que je n’avais pas de voiture immatriculée à mon nom pour avoir le privilège de me rendre au travail à vélo. J’ai même eu le droit à la police de l’environnement, un bataillon de volontaires embrigadés pour surveiller les berges et qui montaient de vieux biclous rouillés ;  avec leurs uniformes dépareillés sur lesquels ils avaient cousu des écussons inconnus, on aurait dit l’armée du Nuevo Rico, au point que je leur ai demandé leurs papiers. Un jour, j’ai même failli me faire aligner en bas de chez moi pour ne pas avoir respecté la distance de sécurité avec un voisin. Une autre voisine a été verbalisée pour s’être assise sur un banc.

 

Ne soyons donc pas étonnés que le doute et la défiance à l’égard du pouvoir soient revenus dans nos campagnes. La gestion à la française de la crise sanitaire – un gouvernement qui ment, un président qui improvise, des administrés qu’on infantilise, une police qui préfère la méthode punitive à la méthode préventive, des médias qui privilégient le matraquage des esprits plutôt que la pédagogie – tout cela a causé de sérieux dégâts dans nos campagnes et fait rejouer ce clivage entre la France-qui-gagne (Paris et les centre-ville des grandes métropoles) et la France-qui-perd (le reste). Alors même que le confinement était bien plus doux à vivre sur les bords de Loire, dans cet ancien village de pêcheurs accroché à son fleuve que dans n’importe quel appartement parisien, c’est la campagne, encore une fois, qui s’est sentie victime de la situation. Après nous avoir relégués, après nous avoir court-circuités, voici qu’ils nous confinent, voici qu’ils nous surveillent : on pourrait traduire ainsi le sentiment qui domine, celui d’un Paris-panopticon survolant en hélicoptères nos montagnes, nos plages et nos rivières pour s’assurer que tout le monde reste tranquillement chez soi devant CNews ou BFMTV, un verre de soda à la main, comme n’importe quel Américain.

Arthur et Patrick ont sympathisé dès le début avec le mouvement des gilets jaunes. Eux qui n’ont jamais voté, c’est la première fois de leur vie qu’ils se sentent solidaires d’un mouvement politique et qu’ils adhèrent à une révolte qui les concerne. N’étant ni ouvriers, ni chauffeurs routiers, mais intermittents du spectacle, c’est-à-dire des bobos comme moi et comme beaucoup d’autres dans cette colonie d’artistes qu’est devenu, au fil du temps, le centre-bourg de Poudingue-sur-Loire, ils ne se sont pas rués sur les ronds-points pour manifester avec leurs concitoyens d’Outrefer, comme on désigne ici ceux qui n’ont pas les moyens d’acheter une ancienne maison de pêcheur avec vue sur Loire. Car les vrais gilets jaunes, à Poudingue-sur-Loire, ce sont les habitants des HLM et des lotissements pavillonnaires relégués là-bas, de l’autre côté de la nationale et de la voie ferrée. Je ne sais pas s’ils sont complotistes. J’avoue que je ne les connais pas, ne les fréquente pas, et me contente de les croiser à la caisse d’Intermarché. Je me dis qu’entre les heures perdues au boulot, les heures perdues dans les bouchons, les heures perdues à faire les courses, les heures perdues avec les enfants, ils n’ont peut-être pas le temps, avant d’éteindre la lumière, de surfer sur les sites conspirationnistes qui abreuvent mes amis musiciens. J’ai été prof en banlieue, j’ai connu pendant quatre ans cette vie de métro-boulot-dodo. Avant ça j’ai fait de l’intérim à l’usine, et je sais à quoi ressemble un mois de travail à la chaîne en trois-huit. Arthur a travaillé à l’usine et Patrick dans la restauration, avant de décrocher leur intermittence, ils savent aussi à quoi ressemblait cette vie-là.

Mais aujourd’hui, ils vivent de leur art – ou plutôt des indemnités de l’État – et ils ont le temps, le temps de douter, le temps de remettre en question ces vérités qu’on nous assène, le temps de s’interroger, le temps de chercher une issue à cette impasse au fond de laquelle il est écrit, depuis Thatcher, qu’il n’y a pas d’autre alternative à l’idéologie néolibérale, à la poigne du Capital, à la pulsion consumériste. Alors ils cherchent à vivre mieux et plus frugalement, avec leurs enfants. Et ils commencent par faire sécession.

Ils n’ont jamais voté et n’iront plus jamais mais se passionnent pour les élections américaines et pour Trump, ce grand mal aimé de la presse française. Ils n’enverront pas leurs enfants à l’école et ne les feront pas vacciner. Ils ne porteront pas de masque et surtout pas ces masques vendus au supermarché et équipés, disent-ils, de puces RFID qui servent à nous géolocaliser. Ils n’iront plus jamais à Paris, dont ils ont gardé le souvenir de jours de galère mais si je leur dégotte un concert à la Maison de la Poésie ou à l’Espace Cardin, ils rappliqueront illico presto. On ne les verra plus dans les supermarchés : ils n’achèteront leurs vivres que sur le marché ou à la ferme, des produits bio de préférence, cultivés par des passionnés qui grattent la terre avec leurs ongles comme on gratte une guitare. On ne les verra plus à Nantes, aux Galeries Lafayette : ils achèteront leurs fringues dans des friperies. On ne les verra plus lire au café Le Monde, Libé ou plutôt Ouest France et le Courrier de l’Ouest, vu qu’il n’y a rien d’autre à se mettre sous la dent, à Poudingue-sur-Loire. Tous ces journaux sont des media dominants, comme ils disent, qui n’ont aucune indépendance, ce qui n’est pas complètement faux. Ils n’écouteront plus France Culture ni France Inter, autres media dominants, où j’ai eu le malheur d’être invité, ce qui suffit à faire de moi un élément suspect. Ils se sont désabonnés de Netflix, organe de promotion des valeurs de l’État profond. Comme ils n’ont jamais eu la télé, cela fait des années qu’ils n’ont pas regardé TF1 ou France 2, ces chaînes de propagande. Ils supprimeront leur compte Gmail et boycotteront Amazon. Ils ne consulteront plus Wikipedia qui jette le doute sur tous ces charlatans et ces gourous qui les hypnotisent et les maraboutent. Ils n’activeront plus la 4G pour éviter d’être traqués, repérés, géolocalisés, hameçonnés. Ils ne porteront plus leur téléphone dans leur poche et éteindront la box la nuit car ils sont éléctrosensibles. Tout le monde les connaît dans le village mais ils se rêvent en furtifs héroïques surgis d’une science-fiction de Damasio. Ils se méfieront des GAFAM, mais resteront tout de même connectés à Facebook, What’s App et Instagram, histoire d’informer leurs amis de leur actualité et d’y répandre leurs théories alternatives. Car oui, depuis qu’ils ont déserté les media dominants qui véhiculent sur les ondes la propagande de l’État profond, comme ils disent, Arthur et Patrick sont branchés uniquement sur des sources d’informations alternatives

La première fois que j’ai eu un doute, c’est le jour où Arthur a prononcé le nom de Dieudonné. J’avoue que je n’y étais pas préparé, c’était à l’heure de l’apéro, on dégustait un délicieux whisky à 120€ la bouteille, cadeau de son beau-père irlandais et millionnaire, lorsqu’Arthur a pris l’accent africain, fait une grosse blague bien lourde et répété sur un ton goguenard le nom de Dieudonné. Je ne sais plus qui visait la blague, non ce n’était pas les Juifs, mais il suffit qu’on prononce devant moi le nom de Dieudonné, tout à coup je me rappelle que je suis juif. Après le nom de Dieudonné est venu celui de Soral, puis celui de RT. Là, j’ai reposé mon whisky sur la table basse, j’ai laissé échapper un petit hoquet, tout de même, et je lui ai demandé s’il regardait vraiment RT – Arthur ignore que RT, initiales de Russia Today, est une radio russe financée par le Kremlin. Comme il ignore que France Libre 24, la chaîne radio qui arbore le logo d’une Tour Eiffel tricolore et dont il relaye les infox sur son mur Facebook, est en réalité un site web polonais d’extrême-droite qui modifie les sources traditionnelles telles que l’AFP pour qu’elles correspondent à des thèmes anti-migrants, anti-islam ou climato-sceptiques. Un complotiste ne vérifie jamais ses sources.

Mais revenons à ce vendredi 15 mai 2020. Nous sommes donc au bistrot, quelques voisins nous ont rejoints, on parle du confinement, du virus, du professeur Raoult. Et tout à coup il y a ce moment où je me sens comme Nadine Morano dans un débat politique : je ne comprends rien à ce qui se passe autour de moi. Des noms fusent dont je n’ai jamais entendu parler, des concepts que j’ignorais, des mouvements qui se réveillent, des médias que je découvre : Thinkerview, Sputniknews, AgoraTV, Fils de Pangolin, les Déqodeurs, QAnon, Noublionsrien, la liste est longue… Pendant ces deux mois, mes amis et moi, nous avons vécu sur deux planètes diamétralement opposées, et désormais nous ne parlons plus la même langue. Je fais semblant de comprendre, je les observe, j’écoute cette langue étrangère qui parle à travers eux, je me sens complètement tarte, ignorant, démuni. Je m’en veux, je me dis que je suis un conformiste, un mouton, un blaireau qui écoute sagement la radio officielle et gobe la propagande étatique assénée dans la novlangue actuelle. Je sens qu’ils jouissent de cette revanche qu’ils prennent sur moi, l’intello de service. Eux, ils ont enquêté, ils se sont renseignés, ils ont joué les détectives, ils connaissent le dessous des cartes. Ils sont plus intelligents, plus courageux, plus lucides que moi.20201116_091124

Au lycée, j’ai subi le même sentiment d’humiliation, le jour où j’ai avoué que j’écoutais encore Queen alors qu’ils étaient tous passés à Blur ou Oasis. Je m’en veux de m’être réfugié dans la littérature tandis qu’eux faisaient l’effort de comprendre la crise qui nous secoue. Je me dis qu’il n’y a pas de complotistes mais seulement des citoyens ordinaires, de braves gens qui veulent comprendre la marche du monde, et qui en ont assez qu’on les mène en bateau. Lorsque je demande à Patrick à qui profite le crime, il répond toujours avec son air de prophète : on ne tardera pas à le savoir ! Derrière le prétexte du virus se trame selon lui une conspiration mondiale, qui vise à instaurer un univers totalitaire digne de 1984.

Soudain, je me raccroche à un nom familier : celui de Michel Onfray. Ouf, celui-là, je le connais. À mi-voix, je laisse échapper l’idée que je me fais du philosophe démagogue et de sa dérive progressive vers l’extrême-droite. Embarrassés, les voisins se lèvent de table, leurs enfants les attendent pour dîner. Je sens que j’ai touché à une vache sacrée et que je risque l’excommunication. Michel Onfray, pour eux, c’est encore le fondateur des universités populaires, l’homme qui a combattu le FN, le nietzschéen de gauche. Prenant pitié de mon retard, Arthur me propose de m’apporter le lendemain le premier numéro de Front populaire, la nouvelle revue de l’intellectuel louche à lunettes rectangulaires. En échange, je lui confierai mon exemplaire du Gai savoir, le livre qui est selon moi le meilleur antidote contre le ressentiment.

Au bout de quelques heures de discussion, Arthur et moi décidons de jouer les prolongations, sur ma terrasse au bord de la Loire. Je commande une pizza quatre fromages. En découpant la pizza, je laisse Arthur développer sa version alternative des faits. Comment ça, je ne sais pas que le virus a été fabriqué en laboratoire ? Il me fait écouter une interview du professeur Montagnier au micro d’André Bercoff, sur Sud-Radio, dans lequel le prix Nobel de médecine nous révèle l’origine du virus : un agent pathogène issu de manipulations génétiques dans un laboratoire P4 de Wuhan où des chercheurs auraient tenté de mettre au point un vaccin contre le Sida. Je fais mine de mordre à l’hameçon et lui demande ingénument à qui profite le crime. La réponse ne tarde pas à jaillir : ce sont Bill Gates – autrement dit Big Brother – et Big Pharma qui sont derrière tout ça, Bill Gates et Big Pharma qui veulent nous imposer un vaccin mondial, Bill Gates et Big Pharma qui veulent vacciner nos enfants contre leur gré. Or il est bien connu que les vaccins causent chez les enfants une épidémie d’autisme et qu’il existe tout un marché pédosatanique qui profite de cette situation en abusant de ces enfants démunis. C’est le pizzagate, me dit Arthur en avalant sa part de pizza quatre fromages. Cheese Pizza serait le nom de code utilisé dans les cercles démocrates pour Child Pornography. Tandis que j’avale ma part de pizza de travers, des noms se mettent à fuser dans la conversation : Jeffrey Epstein, Woody Allen, Roman Polanski, Jack Lang, Daniel Cohn-Benditt.

Tiens, tiens, vous ne voyez pas le point commun entre ces noms qui n’ont a priori rien à voir ? Le complotisme, c’est une pelote sans surprise : on croit tirer un fil sans queue ni tête mais c’est tout un paquet de fils qui vient, des fils entremêlés, de toutes les couleurs, mais qui mènent toujours à la même bobine vieille de plusieurs millénaires, avec les mêmes obsessions, les mêmes boucs émissaires. Jeffrey Epstein, Woody Allen, Roman Polanski,  Jack Lang, Daniel Cohn-Benditt sont des noms juifs. De même qu’Agnès Buzyn, Yves Lévy et Jérôme Salomon, ce qui n’aura pas échappé à la perspicacité de l’ex-député RN Gilbert Collard, qui le rappelle sur son blog, et les accuse de nous avoir menti et d’avoir fabriqué le virus pour Big Pharma, le veau d’or sur l’autel duquel nous irons sacrifier nos enfants.

Moi si on vaccine de force mon gamin, je tue la personne, me dit Arthur qui m’affirme qu’un énorme réseau de pédosatanistes sévit à deux pas d’ici, aux portes d’Angers. Je ne peux pas me sentir concerner, je suis comme Macron, Merkel et tant d’autres dirigeants, je suis un DINK, un double income no kids, le stade suprême du bobo, parvenu à un tel degré d’égocentrisme qu’il ne souhaite même pas se reproduire. J’avoue que je n’ai plus très envie de me reproduire dans ce monde de fous tiraillé entre des politiciens sans scrupule, des intégristes religieux et des illuminés maraboutés par des gourous. Et puis je n’ai pas le temps : je travaille trop pour avoir des enfants, je ne suis pas intermittent du spectacle, je cumule les métiers, je suis directeur associatif le jour et écrivain la nuit.

Quelques jours plus tard, en revenant du bureau à vélo, je croise Arthur en train de promener ses enfants dans leur poussette. Je descends de ma bécane et nous faisons le trajet du retour côte à côte, tout en gardant cette distance de sécurité qu’on nous impose. Il me parle encore une fois de son obsession du moment, l’État profond. Je lui demande de me donner des noms. Cette fois-ci, c’est celui de Jacques Attali qui surgit dans la conversation. Si, aux États-Unis, l’État profond, c’est Georges Soros et sa fondation, en France, c’est Jacques Attali. Car Jacques Attali, qui tire les fils de nos marionnettes, qui a fabriqué Macron avec l’appui des Rothschild, qui a placé Macron sur le trône de France, Jacques Attali sait tout avant tout le monde, me dit Arthur, au point qu’il sait même que la prochaine élection présidentielle en France verra l’accession d’une femme au pouvoir suprême. Je lui dis qu’après les dégâts du macronisme, le mouvement des gilets jaunes, la gestion catastrophique de la crise sanitaire, l’amplification de la menace terroriste, rien n’est plus certain. Et que le nom de cette femme, nous le connaissons tous, mais qu’il y a peu de chances, cette fois-ci, pour que Jacques Attali tire les ficelles d’une telle marionnette.

Je rentre chez moi très inquiet. Je repense à mes lycéens, du temps où j’étais prof d’histoire-géo, en banlieue parisienne, qui venaient me voir à la fin des cours avec des billets de 1 dollar pour me montrer les symboles judéo-maçonniques qui se dissimulent derrière les emblèmes américains et prouvent que les Juifs et les Francs-maçons gouvernent le monde. Et si mes amis n’étaient pas seulement complotistes mais antisémites, d’un antisémitisme inconscient, rampant, sournois, larvaire, qui circule sur les réseaux sociaux ? Le nouvel antisémitisme qui sévit sur les réseaux sociaux agit par name-dropping : pas question d’accuser, comme autrefois, les Juifs de vouloir gouverner le monde à la manière du Protocole des Sages de Sion : il s’agit à présent de balancer quelques noms à consonance juive dans un magma conspirationniste mêlant contestation politique, accusation morale et soupçon de corruption :  à une époque où le ressentiment à l’égard de nos gouvernants va croissant, les paranoïaques en perte de repère, inquiets face à la pandémie mondiale, englués dans leur hantises par le confinement, repliés sur leur cocon familial, se voient rassurés car ils identifient les victimes potentielles, les innocents perpétuels, leurs enfants ; ceux qui savent lire entre les lignes et repérer les noms sauront identifier à leur tour nos boucs émissaires de toujours et les désigner à la vindicte populaire. Les réseaux sociaux qu’on devrait appeler antisociaux, qui répandent la nouvelle opinion publique, c’est-à-dire le nouvel opium du peuple, qui font circuler les rumeurs les plus folles, planifient les lynchages, réduisent la société à une meute, où il n’y a pas de police, pas de justice, où Hitler peut contredire Einstein et Lyssenko Vavilov nous promettent un nouveau Moyen-Âge et de nouveaux bûchers.

Le point de non-retour est atteint quelques jours plus tard. Arthur, qui, désormais, ne cache plus ses convictions politiques, roule ouvertement pour Trump sur les réseaux sociaux. Il diffuse sa propagande, relaie ses blagues nauséabondes, applaudit à la moindre prise de parole de son mentor. Selon lui, les médias français font du Trump bashing à longueur de journée car Trump dérange en haut lieu. En effet, le président des États-Unis serait sur le point de démanteler un vaste réseau pédosataniste d’envergure mondiale qui impliquerait Hillary Clinton, Barack Obama, le prince Andrew, Brigitte Macron… Et ce trumpillon, sur son mur se prend soudain pour Jésus Christ à la veille du couvre-feu : « Heureusement, il reste une flamme de lucidité, et la désobéissance revient. Merci Nice, merci Marseille.... vous avez la chance d’être plus loin de Paris que nous. Mais vous nous donnez du courage, pour nous aussi désobéir. Quand ce jacobinisme cessera-t-il ? Cette caste parisienne qui étouffe les forces de terrain ? J’ai la foi. Et je le dis : le monde retors, le monde à l’envers, les symboles renversés, la bête parmi nous, la haine du mot peuple, la haine de l’égalité, c'est bientôt du passé. Le réveil se fait, petit à petit, mais solide. Sartre disait : Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande. Et bien nous y sommes de nouveau. Jamais nous n’avons été aussi libres que sous la propagande Covid. Tous nos actes sont auréolés de cette lumière de liberté. J’ai la foi et j’ai foi en vous. »

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Les complotistes ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît ! Les complotistes n’ont pas peur d’être attaqués pour diffamation car ils agissent dans une sphère d’impunité qui échappe en grande partie aux règles juridiques régissant la prise de parole publique. Le complotisme est la religion de l’ère numérique : on y croit ou on n’y croit pas. Il a ses prosélytes, ses détracteurs, ses compagnons de route, ses complices objectifs, ses alliés de circonstance, ses angélistes, ses sectes et ses sous-sectes, les platistes qui-croient-que-la-terre-est-plate, les septembrosceptiques qui-croient-que-le-11-septembre-est-une-machination-de-la-CIA, les illuminatistes qui-croient-que-les-Illuminati-gouvernent-le-monde, les reptilistes qui-croient-que-les-reptiliens-dominent-la-planète, les covidosceptiques qui-croient-que-le-virus-n’existe-pas ou a été fabriqué en laboratoire.  

Le principe actif du complotisme, c’est l’inversion dans l’ordre de l’interprétation des faits. On part d’une conséquence voulue (la réélection de Trump, la défaite de Macron, l’échec de la démocratie, la dislocation de l’Union européenne) ou d’une finalité crainte et fantasmée (le gouvernement totalitaire global) et l’on recherche les indices qui peuvent mener à la cause (la fabrication du virus en laboratoire, l’existence d’un réseau pédosataniste mondial). C’est ainsi que prospèrent toutes les religions : la croyance dans l’existence de Dieu présuppose toutes les manifestations de sa sainteté. Mais c’est une religion noire, où il n’est jamais question d’amour ou de lumière mais de haine et de ténèbres, car le complotiste, croyant agir par humanité, pour libérer les hommes de l’aveuglement, agit en réalité par ressentiment. Au fond de lui, il y a un homme blessé. Michel Onfray est un homme blessé. Soral, Dieudonné, Chouard ou Crèvecoeur sont des hommes blessés. Arthur est un homme blessé. Lorsque je lui demande pourquoi il déprime et s’inquiète alors qu’il vit de son art, alors que sa vie est agréable, son cadre de vie confortable, il me répond qu’au contraire, il va très bien, surtout depuis qu’il a pénétré dans les arcanes du pouvoir global et compris comment le monde fonctionne. Croire que le monde est gouverné dans les coulisses par des êtres malfaisants le rassure et lui permet de se consoler, lui qui est un bon mari et un père aimant, de ne pas participer à la gouvernance mondiale. Mais cette satisfaction de façade masque une blessure profonde : Arthur sait qu’il appartient avec son accordéon et ses partitions, à un monde en voie de disparition. S’il aime tant Donald Trump, c’est qu’il s’identifie à lui, c’est que Trump, en apparence, lui ressemble : comme lui il est occidental, blanc, blond, grand, fort, hétérosexuel, issu d’une famille bourgeoise et chrétienne. Comme lui, il n’a pas de bagage intellectuel et se vit en self-made-man qui ne doit rien à personne. Comme lui, il croit dans toutes sortes de théories fumeuses qui lui permettent de décomplexifier son appréhension du monde et de le faire entrer dans sa grille manichéenne. Comme lui, il défend une vieille idée de la nation, de la famille et du travail. Son épouse, qui est femme au foyer, s’occupe des enfants, des courses et de la cuisine. Pendant ce temps, il peut jouer de l’accordéon et donner libre cours à son inspiration, faire entendre à toutes et à tous les harmonies nées de son sous-sol qui expriment la bonté de son génie incompris. Il a juste oublié que Trump, comme la plupart des gens qu’il croit régir le monde, est avant tout un milliardaire, un pur produit de l’idéologie néolibérale et de l’emprise du Capital. Et, par-dessus tout, un comploteur de génie : car ce qu’il ne faut jamais oublier, c’est que si le complotisme aime inventer des complots imaginaires à l’échelle planétaire, à l’échelle des nations, en revanche, des tas de petits complots existent réellement, de l’incendie de Rome à celui du Reichstag. Un des derniers en date est celui qui vise à faire passer un Néron pyromane et raciste pour un traqueur de pédophiles et un défenseur d’enfants abusés. Tout cela dans le but d’être réélu.