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l'araignée givrée
15 août 2016

De Yalta à Jérusalem en passant par Istanbul, Riga, Kiev et Novi Sad : réécrire l’Europe sur ses frontières

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Du 6 au 13 août, j'étais à l'abbaye de Lagrasse, au Banquet du livre et des générations. Le 7, j'y ai prononcé une petite conférence, dont je retranscris ici l'intégralité, pour celles et ceux qui sont intéressé(e)s.

 

Avant de commencer cette conférence j’aimerais tout d’abord expliciter le titre que j’ai choisi même si, vous verrez, je risque de dévier un peu de la trajectoire déjà assez erratique que j’ai tenté de me fixer. Car ce n’est pas de géopolitique européenne – comme pourrait l’inviter à penser ce titre un peu méandreux – que je voudrais vous entretenir, mais bien de littérature. 

Pourquoi Yalta ? Yalta est, d’après la légende, car selon les historiens, cela ne s’est pas passé exactement comme on le dit, le lieu où furent tracées, en 1945, les frontières actuelles de l’Europe. J’ai éprouvé le besoin, à l’aube du XXIe siècle, de visiter ce lieu clé du siècle et du continent où je suis né. Fasciné par cette ville, j’ai décidé d’y situer mon premier roman, Halte à Yalta (publié en 2010), qui était à la fois une réflexion sur les frontières de l’Europe et sur les limites et les travestissements de l’identité.

Pourquoi Jérusalem ? Jérusalem était autrefois le lieu d’où partaient toutes les sources (selon le psaume n° 87 : « toutes mes sources sont en toi ») ; Jérusalem, c’était une des trois sources de l’idée européenne, avec Rome et Athènes ; aujourd’hui, Jérusalem est le lieu d’où partent toutes les nouvelles frontières. Comme je le rappelle dans Jérusalem terrestre (mon dernier livre publié en octobre 2015 aux éditions Inculte), les premiers tronçons du mur de séparation ont été érigés en août 2001, soit quarante ans, quasiment jour pour jour après le mur de Berlin. Jérusalem, c’est aussi une des sources majeures de l’épidémie de murs que connaît la planète depuis le début du XXIe s. (les spécialistes mesurent environ 18 000 km de murs érigés à travers le monde aujourd’hui). Le mur qui coupe Jérusalem de son arrière-pays palestinien, c’est le grand mur oriental, le pendant occulte et profane du Mur occidental (le mur des Lamentations), c’est le mur qui nous sépare, nous, Occidentaux, de l’Orient. Israël, d’une certaine manière, c’est le futur de l’Europe et peut-être du monde entier, à l’ère du terrorisme transnational, il suffit pour cela d’écouter les discussions de nos dirigeants sur la sécurisation des lieux publics, la grande question, qui n’a d’ailleurs surgi, bizarrement, qu’après l’attentat de Nice, le 14 juillet dernier, étant : doit-on appliquer le modèle israélien, en France, aujourd’hui ? Comme l’a écrit Paul Virilio dans une préface au livre de l’architecte israélien Eyal Weizmann sur l’architecture des colonies israéliennes,

« la ville sainte est devenue la caisse de résonance suicidaire du nouveau millénaire »[1].

 Pourquoi Istanbul, Riga, Kiev et Novi Sad ? Autant de villes-frontières que je connais bien, où j’ai vécu, où j’ai puisé la matière de mes livres. Car je ne me sens bien que dans les ports et les villes-frontières, celles qui « font lever la lourde pâte », comme l’écrit Régis Debray dans Éloge des frontières :

« les villes frontières font lever la lourde pâte : Tanger, Trieste, Salonique, Alexandrie, Istanbul. Accueillantes aux créateurs et aux entreprenants. Aux passeurs de drogues et d’idées. Aux accélérateurs de flux. Profil du frontalier : loustic, tire-au-flanc inventif, plus éveillé que les engourdis de l’hinterland. »[2]

J’ai vécu en 2005 à Istanbul, ville à cheval entre Europe & Asie ; j’ai vécu en 2006 à Riga, ville bilingue, à moitié russophone et à moitié lettophone ; j’ai effectué de longs séjours (de 2007 à 2010 puis en avril 2014, après Maïdan) à Kiev, ville déchirée linguistiquement et politiquement ; j’ai séjourné en septembre-octobre 2014 à Jérusalem, ville symbole de toutes les divisions de l’Europe et du monde. Enfin, je vis aujourd’hui, depuis février 2015, à Novi Sad, capitale de la province autonome de Voïvodine, deuxième ville de Serbie, située sur le Danube, fleuve frontalier s’il en est (puisqu’il servit à tracer le limes romain). Autrefois ville cosmopolite, Novi Sad, c’était, sous le nom allemand de Neusatz, et sous le nom hongrois d’Ujvidek, avec sa forteresse de Petrovaradin, de l’autre côté du fleuve, la plus grande ville de la « frontière militaire » (en allemand Militärgrenze), c’est-à-dire la marche frontalière entre l’empire austro-hongrois au nord et l’empire ottoman au sud, une zone peu peuplée car sans cesse ravagée par les guerres entre les deux empires et devenue dans sa partie croate, suite à l’opération Oluja (« Tempête », du 4 au 8 août 1995) une véritable province fantôme, vidée de ses habitants serbes (250 000 réfugiés) et jamais repeuplée par les Croates. Cette longue bande militaire qui s’étirait d’est en ouest, correspondait à ce que les Serbes et les Croates appellent la Krajina (c’est-à-dire les confins), elle allait de la Mer Adriatique à l’ouest aux Portes de Fer à l’est, là où le Danube, après de multiples contorsions, parvient à franchir le fer à cheval des Carpates. Aujourd’hui, Novi Sad, n’est plus très cosmopolite (les Hongrois, les Juifs, les Roumains, les Croates sont partis, remplacés par les réfugiés serbes venus de Croatie et de Bosnie-Herzégovine). Mais les campagnes et les petites villes des environs sont encore très bigarrées (populations hongroises, ruthènes, slovaques, roms, etc.). Aujourd’hui, Novi Sad et la Voïvodine, plus que toute autre ville et plus que toute autre région en Serbie, sont tiraillées entre désir d’Europe et repli nationaliste.

Mon postulat de départ est que le sens de l’Europe, le futur de l’Europe, la vérité de l’Europe, se situe sur ses frontières, et non pas dans son triangle technocratique & bureaucratique. Ni à Paris, ni à Bruxelles, ni à Strasbourg, Luxembourg ou Francfort mais à Istanbul, à Jérusalem, à Kiev, à Riga, à Saint-Pétersbourg, à Yalta, à Sarajevo, à Belgrade. Et, à ce propos, Nicolas Bouvier avait raison de considérer que les Balkans sont « le cœur de l’Europe » ; Paris, Bruxelles ou Munich (trois villes touchées par les attentats récents) n’en sont que le cerveau – un cerveau bien malade aujourd’hui. 

Etienne Balibar écrivait d’ailleurs en 2001 ces lignes qui n’ont pas perdu leur actualité, quinze ans après :

« le sort de l’identité européenne tout entière se joue en Yougoslavie, et plus généralement dans les Balkans. Ou bien l’Europe reconnaît dans la situation balkanique, non pas une monstruosité greffée en son sein, une survivance pathologique du sous-développement ou du communisme, mais une image et un effet de sa propre histoire, et elle entreprend précisément de l’y affronter et de l’y résoudre, donc de s’y remettre en cause et de s’y transformer… Ou bien elle refuse ce face à face avec elle-même »

Et Balibar d’ajouter que dans ce cas une frontière intérieure infranchissable serait tracée entre les Européens qui jouissent de tous les droits d’un côté et une nouvelle classe d’indésirables qui deviendraient, par leur relégation dans les franges de la cité, de la démocratie et du droit, des sortes de « métèques » (c’est le mot employé par Balibar). [3]

Alors, oui, c’est toujours dans les Balkans que l’Europe meurt et renaît : à Athènes, au Kosovo (on pourrait dire au Kosovo en 1389 avec la fameuse bataille du Kosovo mais au Kosovo aussi en 1989 avec les provocations, l’instrumentalisation de la communauté serbe soi-disant opprimée par Milosevic ; dix ans plus tard, enfin, en 1999, avec le bombardement de l’OTAN), à Sarajevo (en 1914 puis dans les années 90 avec le siège de Sarajevo par les milices serbes). L’UE est morte au moins deux fois dans les Balkans : dans son incapacité à régler la crise yougoslave (de 1991 à 2001), puis dans son incapacité à régler la crise grecque et ce qu’elle appelle très improprement « la crise des migrants ». Les Balkans sont une Europe miniature car ils représentent le plus inextricable écheveau de frontières, une mosaïque de peuples et d’états (encore aujourd’hui multiethniques, malgré la purification ethnique) sous tension où s’exacerbe ce que Freud appelait le « narcissisme des petites différences ».

Dans les Balkans, qui sont en quelque sorte une zone de colonisation intérieure de l’Europe par elle-même, comme l’ont montré tour à tour Régis Debray et Etienne Balibar (avec des points de vue qui diffèrent légèrement), les frontières sont partout. On n’est jamais très loin d’une frontière dès qu’on voyage dans les Balkans, j’en ai fait l’expérience de façon récurrente ces dernières années. Un citoyen européen, qui a la chance, comme moi, de disposer d’un passeport en règle, avec visa de séjour, sort très facilement de la Serbie : quand vous êtes à Novi Sad, vous êtes à 40 km de la frontière croate (Vukovar), à 80 km de la frontière roumaine (Timisoara), à 90 km de la frontière hongroise (Subotica) et à moins de 100 km de la frontière bosniaque. Où que vous alliez dans les Balkans, vous avez toujours, depuis l’éclatement de la Yougoslavie, une frontière à franchir, qui est d’ailleurs très souvent un fleuve ou une rivière, quand il ne s’agit pas d’une ligne de crête ; chacun des grands cours d’eau qui traversent les Balkans, que ce soit le Danube, la Drave, la Save, la Drina et le Lim (dont le nom viendrait du latin limes), servent, sur un tronçon de leur parcours, de frontière entre l’une ou l’autre des anciennes républiques de la Yougoslavie, ainsi qu’entre celles-ci et leurs voisins.

Qu’est-ce que je suis allé chercher aux frontières de l’Europe ? J’y ai cherché le mystère du peuple européen, comme peuple à venir. Avec cette intuition qu’en Europe, le peuple à venir est aux frontières. Je crois que le peuple européen, s’il existe, ce sont ceux qui manient plusieurs langues, ceux qui vivent sur la frontière, à cheval entre plusieurs territoires, les travailleurs transfrontaliers, les émigrants, les réfugiés, les clandestins, les minorités sécessionnistes, irrédentistes ou en voie de disparition ; tous ceux qui sont les premières victimes des guerres civiles européennes, yougoslaves, ukrainiennes ; autrefois les Juifs du Yiddishland, les Marranes, les Tziganes ou les Houtzouls, aujourd’hui les Roms de toute l’Europe, les Tatars de Crimée, les Ruthènes, les Aroumains, les Syriens et les Afghans, les immigrés anciens et récents (ceux qu’on pourrait appeler la 29e nation européenne) – enfin tous les captifs des frontières. L’Européen, l’Européenne – s’il existe – a toujours été, est, sera toujours un homme ou une femme-frontière. Car l’Europe (et là je parle de l’Europe dans son ensemble, et pas seulement des Balkans) est le plus formidable tissu de frontières et de particularismes du monde.

Alors aujourd’hui, en 2016, après la crise grecque, après la si mal dénommée « crise des migrants » qui n’est que la crise des valeurs de l’UE, après le Brexit, l’Europe n’a jamais été si proche du gouffre. Ma conviction, c’est que la littérature a le pouvoir – et peut-être même, dirais-je, le devoir – de réécrire l’Europe, de redécouvrir les limites et les potentialités du mot, de l’idée EUROPE. Ma conviction, c’est que plusieurs écrivains – dont quelques-uns sont des amis – se sont attelés à cette tâche, comme Kerouac et ses amis de la Beat generation s’étaient attelés à la tâche de redécouvrir et de réécrire l’Amérique à la fin des années 50, en la traversant d’Est en Ouest à plusieurs reprises, matériellement comme dans leurs livres. 

La question que j’aimerais me poser ici, aujourd’hui, avec vous, c’est celle de la position de l’écrivain contemporain – et plus particulièrement du romancier – face aux murs et aux frontières. De tout temps, les frontières ont fasciné les écrivains. Mais que peut l’écrivain européen, aujourd’hui, face aux frontières ? Que peut-il dire de plus que le géographe, l’historien, l’anthropologue, le politologue, le documentariste ou le reporter ? Quelle peut être son échelle ? son point de vue ? ses moyens ? son ton ? son rythme ? son souffle ?

Pour répondre à cette question, je développerai deux esquisses. Dans un premier temps, je me permettrai quelques rappels d’histoire littéraire, de manière à montrer que la frontière est un schème structurant de la littérature européenne de la deuxième moitié du XXe siècle. Dans un second temps, je verrai comment l’écrivain peut partir à l’assaut des frontières, de toutes les frontières, de manière à réécrire l’Europe qui se délite sous nos yeux, et ce sera ma deuxième esquisse. 

 

***

 

I. La frontière, schème structurant de la littérature (européenne) contemporaine.

En schématisant un peu, je pense qu’il est possible de distinguer trois attitudes de la littérature européenne contemporaine face aux frontières. Ces trois attitudes dessinent trois paraboles. Une première parabole, que j’appellerai la parabole du veilleur, une deuxième parabole, que j’appellerai la parabole de l’arpenteur, une troisième parabole, enfin, que j’appellerai la parabole du passeur.

  • La parabole du veilleur :

 Je prendrai appui ici sur trois œuvres :

 - Le Désert des Tartares, 1940, de Dino Buzzati

-  Le Rivage des Syrtes, 1951, de Julien Gracq

- En attendant les Barbares, 1980, de John Maxwell Coetzee. En tant que sud-africain, ce dernier nous emmène un peu en dehors de l’Europe mais en tant qu’écrivain blanc de langue anglaise, il est issu de la colonisation, il s’agit donc d’un écrivain européen d’Afrique, et pas à proprement parler d’un écrivain africain.

Le veilleur, le guetteur ou la sentinelle est un personnage sur le qui-vive, un héros au sens assez classique du terme, un IL avoué(le lieutenant Drogo chez Buzzati) ou un IL masqué, (le JE narrateur, Aldo chez Gracq ou le Magistrat qui est le héros et narrateur du roman de Coetzee). Ce personnage sédentaire et solipsiste, ou du moins solitaire, se confronte à un EUX invisible, introuvable, fantasmatique et nomade. Un seul point de vue domine, celui du narrateur ou de l’auteur, qui est presque toujours un point de vue surplombant. Mais la frontière n’est jamais franchie complètement et l’on demeure au final dans le continu et l’homogène. Il convient cependant de distinguer trois types de rapports à l’autre : chez Buzzati la sentinelle guette le Barbare en vain ; chez Gracq elle suscite sa venue ; chez Coetzee, elle s’unit à lui.

Le point commun de tous ces livres, c’est qu’ils se situent dans un espace imaginaire (chez Gracq, la seigneurie d’Orsenna face au Farghestan, chez Coetzee, l’Empire face à la Barbarie), se déroulent dans une époque indéterminée ; l’action se joue le long d’une frontière métaphorique, qui est d’une certaine manière, la frontière de l’Europe ou de l’Occident.

Le temps de ces romans est un temps linéaire, monotone et répétitif – c’est le temps de l’attente. Un temps qui s’écoule comme du sable ou comme du sang, métaphores qui reviennent souvent dans les trois romans.

Les deux figures majeures de ce dispositif, sont d’une part la ligne droite et continue et d’autre part le point. La ligne droite et continue (qui peut être ligne d’horizon, ligne des glaces, ligne d’ombre, ligne de partage) ; dans RdS, il s’agit de la « ligne continue d’un rouge vif »[1] de la chambre des cartes – cette ligne est la frontière, limite à ne pas franchir. Car sur la carte, du moins, la frontière est une ligne. L’autre figure, c’est le point (point de partage) : c’est le point noir qui hypnotise à la fin du Désert des Tartares le lieutenant Drogo. Mais c’est aussi dans le RdS, l’île de Vezzano, laquelle dessine l’« image d’un point noir isolément piqué sur la nappe bleue » de la mer.

Ce point est celui d’un monisme moral, cette ligne est celle d’une fiction téléologique. L’histoire et le dénouement se dirigent vers un but final, annoncé d’avance. La frontière est une marche, un front dormant mais qui se réveille périodiquement, ou menace de se réveiller. C’est une frontière fantôme, fascinante, obsessionnelle qui se confond avec l’horizon. Au-delà se déploie une vaste étendue steppique ou désertique, une « vraie mer morte » selon les mots de Gracq.

Cependant, si la frontière semble être sur les cartes une ligne droite continue, idéale, si elle semble se confondre avec l’horizon, elle  s’avère dans la réalité une zone, la zone de la marche-frontière (d’ailleurs la région où se déroule l’action d’EAB s’appelle « les Marches »), qui est une zone de friction :

« et la ligne qui indique la frontière sur les cartes de l’Empire deviendra floue et illisible, jusqu’à ce que, Dieu, merci, on nous oublie », EAB

Quant à Orsenna, dans le RdS, il est dit que « la notion même de ses frontières se perdait »[2]. Dans cette zone de friction, dans cette marche-frontière, la rumeur et le fantasme jouent un rôle crucial ; ils remplissent le vide, habitent le silence et aggravent graduellement la tension de cette atmosphère obsidionale de veillée d’armes.

La scène clé de ce dispositif est la scène de l’observation. Le veilleur scrute en permanence l’horizon : le titre officiel d’Aldo, dans le RdS, est celui d’observateur. Quant au Magistrat, dans EAB, il veille à ce que l’Empire ne se comporte pas comme les Barbares. Il est la dernière conscience éclairée, la dernière vigie de l’Empire devenu barbare par l’usage de la torture. C’est donc un point de vue d’emblée surplombant, dans ces romans, qui fait la part belle à la description. Le livre de Coetzee s’ouvre sur la scène d’une sentinelle scrutant l’horizon avec des lunettes de soleil, lesquelles intriguent le narrateur : car il s’agit d’une invention nouvelle, ce qui permet de situer le lecteur d’emblée dans un temps lointain. De tous les sens, c’est la vue qui est la plus importante dans ces romans. Le regard du lecteur y est fortement fléché.

Dans le RdS, Aldo se plonge dans la « tension absorbante du guet »[3] ; plus loin il se tient « comme un veilleur sur sa tour »[4] ; entre-temps, il avoue se sentir « de la race de ces veilleurs chez qui l’attente interminablement déçue alimente à ses sources puissantes la certitude de l’événement »[5]; à la fin du livre on apprend dans la bouche de Marino que celui-ci n’aimait pas le regard d’Aldo, « un regard qui réveillait trop de choses ».[6]

Dans EAB, les personnages montent

« matin et soir sur les toits et au sommet des tours pour scruter le monde d’un horizon à l’autre, à l’affût des barbares »[7].

Coetzee écrit encore :

« depuis les remparts, les guetteurs regardent ».

J’appellerai cette littérature une littérature continentale (au sens non seulement du continent européen, dont elle trace les limites mais au sens de ce qui est continu, homogène) ; en tant que telle, elle n’est pas seulement européenne ; elle appartient pleinement au XXe siècle et trouve ses sources au XIXe siècle. On y décèle l’héritage de Jünger (Sur les falaises de marbre) mais aussi de Pouchkine (je pense à La fille du Capitaine) et de Tolstoï (je pense à Hadji Mourat). Elle met en scène une confrontation entre un dedans et un dehors, une lutte du civilisé (le dedans, l’espace de la Cité) et du barbare (le dehors obscur et sauvage, le monde de la rumeur). Ce qui se joue ici, c’est l’affrontement pluriséculaire entre le sédentaire et le nomade, le territoire et le réseau, « l’Empire des Lumières » (chez Coetzee) ou l’État-nation (la Cité-seigneurie d’Orsenna qui se pense et se considère comme une « espèce d’Empire du Milieu »[8]) et la tribu anonyme ou le Far East (Farghestan au nom tabou, population de « sable mouvant », « mosaïque barbare », écrit Julien Gracq) – entités irréconciliables. Dans cette dialectique, il n’y a pas de place pour un entre-deux. Tout sépare l’Un de l’Autre, l’Ici d’un Ailleurs ou d’un Là-bas qu’il ne vaut mieux pas nommer ; le roman adhère à la fonction et à la fiction cartographique ; les impuissances du héros valident le tracé de la frontière et la tentative d’assaut est toujours ratée malgré la devise insolente et peut-être ironique des Aldobrandi (« Fines transcendam ») ; le franchissement de la frontière, dans une tension qui crée le suspens de l’intrigue, est sans cesse repoussé à plus tard, dans un temps d’après le roman. En ce sens, tous ces romans sont des romans de l’échec.

Si l’on compare les deux livres qui sont à mon avis les plus proches, celui de Gracq et celui de Coetzee, on verrait qu’ils ont en commun de mettre en scène un narrateur, qui rédige après les événements une sorte de rapport ou de mémorandum sur la frontière ; le livre étant, d’une certaine manière, le condensé de ce mémorandum – « l’esprit-de-l’histoire » pour reprendre une expression de Gracq. Cette réflexion sur l’histoire est reprise et approfondie par Coetzee qui écrit :

« C’est la faute de l’Empire. L’Empire a créé le temps de l’Histoire. L’Empire n’a pas situé son existence dans le temps uni, récurrent, tournant, du cycle des saisons, mais dans le temps déchiqueté de l’ascension et de la chute, du commencement et de la fin, de la catastrophe. L’Empire se condamne à vivre dans l’Histoire et à conspirer contre l’Histoire. Une seule pensée occupe l’esprit submergé de l’Empire : comment ne pas finir, comment ne pas mourir, comment prolonger son ère. »

Mais chez Coetzee, la frontière entre le barbare et le civilisé se brouille peu à peu ; l’exercice de la torture plonge le civilisé du côté des Barbares. Mais pas seulement l’exercice de la torture : car le magistrat comprend qu’il est, lui aussi, un barbare, parce qu’il s’est approprié le corps de la jeune femme qu’il prétendait sauver, en couchant avec elle. Il y a donc deux formes de violation et d’animalisation de l’autre, la torture d’une part, pratiquée par le colonel Jost et les hommes sous son commandement ; d’autre part la possession physique de l’autre, pratiquée par le Magistrat. Lequel avoue d’ailleurs, à la fin du livre :

 « j’étais le mensonge que l’Empire se raconte quand les temps sont favorables, et lui la vérité que l’Empire proclame quand soufflent les vents mauvais. Deux faces du pouvoir impérial, rien de plus, rien de moins. »[9] 

On observe donc une évolution de Buzzati à Coetzee, vers davantage d’ironie, davantage de second degré. Coetzee dynamite le dispositif de l’intérieur pour mieux dénoncer la situation sud-africaine : c’est de loin le plus politique des trois romans. Ces dispositifs romanesques (on les retrouvera chez des auteurs comme Mario Rigoni Stern ou Ismaïl Kadaré) sont souvent une manière de dénoncer une situation géopolitique bien particulière mais en la nimbant d’une aura intemporelle. La littérature est élevée au rang de mythe. La métaphore pourrait décrire de nombreuses situations réelles : En attendant les barbares peut décrire tout aussi bien l’Afrique du sud à l’époque de l’Apartheid, le conflit israélo-palestinien, l’occupation du Sahara occidental par le Maroc, la guerre contre Daesh, etc. L’avantage majeur de ces romans, c’est d’être insituables dans le temps et l’espace, donc indémodables. Dans les dernières pages d’EAB, le Magistrat écrit :

« quand les barbares seront vraiment à nos portes, peut-être alors, abandonnerai-je les périphrases d’un fonctionnaire doté d’ambitions littéraires et commencerai-je à dire la vérité »[10]

Ce faisant, le narrateur dénonce deux choses :

- le fait que le roman-mémorandum n’est qu’une parabole.

- le fait qu’il n’est, lui, narrateur, que le porte-parole de l’auteur.

Pour résumer, je dirais que ce dispositif littéraire, trop schématique, ne convient pas à lui seul pour décrire la complexité de la frontière à l’époque de la mondialisation. Cependant certaines phrases prennent un écho familier dans notre actualité troublée :

« Comment pouvons-nous gagner une telle guerre ? À quoi servent les opérations militaires conçues d’après les manuels, les offensives, les raids de représailles au cœur du territoire ennemi, quand nous pouvons subir chez nous une saignée mortelle ? »[11]

Ces livres sont à relire aujourd’hui pour mieux comprendre le roman de nos politiciens, la menace qui est sans cesse brandie par notre Empire global (celui diagnostiqué par Michael Hardt & Tonio Negri dans le livre éponyme, Empire) : menace des barbares, des terroristes, manichéisme et besoin de justification des crimes commis au nom de nos valeurs.

 *

  •  La parabole de l’arpenteur :

 

Je prendrai appui ici sur trois œuvres, qui sont chacune à leur manière des explorations des frontières de l’Europe :

- Journal du Voleur, 1949, de Jean Genet

- Danube, 1986, de Claudio Magris

- Les 4 fictions réalistes publiées en Allemagne entre 1992 et 2001 par W.G. Sebald : Vertiges, Les Anneaux de Saturne, Les Émigrants, Austerlitz.

Le Journal du voleur  de Genet est avant tout le journal d’un déserteur, d’un déserteur de l’armée, d’un déserteur de la nation : c’est une des premières explorations littéraires de l’Europe, avant même l’Europe buissonnière de Blondin. On y assiste à des franchissements successifs de frontières (une des scènes clés, à cet égard, est le passage de Tchécoslovaquie en Pologne) et à un devenir étranger du narrateur. La frontière est tendue comme un miroir et le voyage est vécu avant tout comme une quête intérieure. Genet a évoqué à plusieurs reprises l’émotion causée par le franchissement des frontières :

« Le passage des frontières et cette émotion qu’il me cause devraient me permettre d’appréhender directement l’essence de la nation où j’entrais. Je pénétrais moins dans un pays qu’à l’intérieur d’une image. Naturellement je désirais la posséder mais encore en agissant sur elle.»[12]

Dans Un captif amoureux, son dernier livre publié, qui relate son engagement auprès des feddayin palestiniens, Jean Genet écrit :

« Finalement, la marche – ou la marge frontalière – est l'endroit où la totalité d'une personne humaine, en accord et en contradiction avec elle-même s'exprime le plus amplement […] toute personne s’approchant de la frontière devient Machiavel, sans oser affirmer que la marge demeure cet endroit territorial où la totalité est possible, il serait peut-être humain d’étendre territorialement les marges, sans bien sûr détruire les centres puisque ce sont eux qui permettent les marges… »[13]

La frontière, en ce sens, n’est plus seulement une marche mais, en tant que « ligne idéale », elle devient la possibilité d’une marge, le lieu d’élection du marginal, de l’homme atopique[14] – en tant que telle, la frontière n’existe que pour être franchie mais elle provoque une forme de tremblement ou de scission de tout l’être. Cette scission, ce dédoublement n’est pas vécu comme un échec mais comme la voie d’accès à une nouvelle forme de plénitude.

L’arpenteur est presque toujours un JE – narrateur qui coïncide avec l’auteur (chez Genet ou chez Magris) ou qui s’avoue très proche de lui (chez Sebald) ;  lorsqu’il dialogue avec un autre, ce dernier peut devenir son double (je pense au lien entre le narrateur et Austerlitz dans le livre éponyme). Il ne s’agit d’ailleurs pas vraiment de romans mais de récits autofictifs, ou le Moi est très présent, mais où la parole des autres est parfois relatée.  

La scène clé de ce dispositif est l’exploration, le plus souvent à pied. L’Europe, écrit à ce propos George Steiner, c’est « ce qui se parcourt à pied », c’est le « paysage à taille humaine » : aussi bien la distance maximale qu’un réfugié peut parcourir à pied que la distance maximale que peut couvrir un fantassin, un régiment, une armée d’invasion. Genet parcourt l’Europe à pied, Magris flâne le long du Danube, Sebald marche de longues heures vers le rivage du Norfolk pour se vider la tête après une séance d’écriture assez éprouvante. L’arpenteur marche le long de la frontière ou du rivage. L’écriture vise à baliser le territoire. Il s’agit d’une écriture cartographique.

L’espace, dans ces livres, est rigoureusement balisé, l’époque surdéterminée, la frontière démultipliée. La frontière est partout, à l’intérieur comme à l’extérieur ; de ce fait, on franchit un pas de plus dans le métaphorique : la frontière devient tout aussi bien mentale, psychologique, historique que géographique.

Le temps ne s’écoule plus de façon linéaire ; c’est au contraire le temps cyclique du recommencement permanent, comme le Danube, qui n’a pas une seule source ni même une seule embouchure.

La figure majeure, de ce dispositif, c’est la ligne courbe, le méandre ou le cercle (je pense aussi au roman de Yannick Haenel, Cercle, où le triple héritage Genet-Magris-Sebald est revendiqué), voire même l’île ou le labyrinthe, figure récurrente des livres de Sebald.

Claudio Magris écrit à propos de Danube :

« Danube est tout entier un livre de frontière, un voyage pour tenter de dépasser et de franchir les frontières, non seulement nationales mais aussi culturelles, linguistiques, psychologiques : frontières dans la réalité extérieure, mais aussi à l’intérieur d’un individu, frontières qui séparent les zones cachées et obscures de la personnalité et qui doivent elles aussi être franchies, si l’on veut connaître et accepter jusqu’aux composantes les plus inquiétantes et les plus difficiles de cet archipel qui constitue l’identité. […]»[15]

L’écrivain-arpenteur est l’homme en proie au doute. L’homme qui éprouve toujours une angoisse aux carrefours, une appréhension du franchissement. De fait, le franchissement n’est jamais complètement assumé. Même dans Danube, Magris ne passe jamais complètement à l’est : lorsqu’il se rend en Yougoslavie ou en Roumanie, c’est sur les traces des minorités allemandes de Voïvodine ou de Transylvanie ; Magris reste en quelque sorte prisonnier non du limes romain mais du monde mitteleuropéen, de la Cacanie de Musil, dont le Danube était le vrai trait d’union, le seul liant ; c’est le mythe de la Mitteleuropa, l’Autriche-Hongrie disparue qu’il cherche partout et qu’il croit partout retrouver le long du Danube alors qu’il pourrait s’intéresser davantage aux vestiges de l’Empire ottoman ; il semble d’ailleurs que, passé Budapest, Magris n’ait plus grand-chose à nous dire, comme le fait observer Mathias Énard dans Boussole[16], par l’intermédiaire du personnage de Sarah.  Ce passage de Boussole m’a fait relire les pages que Magris consacre à la Voïvodine et j’ai été frappé par le fait que Magris ne s’intéresse, en Voïvodine, qu’aux traces de la culture allemande ; surtout, il semble, à ce moment du livre, que Magris soit déboussolé, il se met à remonter le fleuve à contre-courant, de Bela Cerkva à la frontière roumaine, à Subotica, à la frontière hongroise, avant de partir pour la Transylvanie, en remontant la Tisza ; on sent bien qu’il n’est plus très à l’aise en Yougoslavie ; en Roumanie puis en Bulgarie, ce malaise ne fait que croître.

J’appellerai cette littérature d’arpenteurs, qui aime les plis voire les replis, même si c’est pour les dénoncer, une littérature insulaire. Car elle vise toujours, au final, à circonscrire un espace, à reconnaître et baliser un territoire. Dans la littérature récente, l’écrivain russe Vassili Golovanov est un des plus parfaits représentants de cette littérature insulaire, avec L’île ou Eloge des voyages insensés. Ce roman est une robinsonnade qui propose une réflexion magistrale sur le Grand Nord, sur la dernière frontière de la Russie, de l’écoumène, de l’humanité. Mais ce qui est au départ du livre, c’est une fascination enfantine pour la forme de l’île, laquelle est une frontière repliée sur elle-même, une totalité close.

Pour résumer, je dirai que ce dispositif littéraire, s’il mérite d’être dépassé, me semble assez pertinent pour décrire l’échec de la construction européenne. L’Europe sera un archipel ou ne sera pas. Tant qu’elle se considérera comme une île (ce qu’elle n’est pas) ou comme une forteresse (ce qu’elle devient sous nos yeux), tant qu’elle se considérera comme un continent (ce qu’elle n’a jamais été vraiment), elle sera vouée à disparaître, à s’autodétruire. Soit par la pression des forces centrifuges qui mèneront à son éclatement, soit par absorption des forces centripètes qui mèneront à son engloutissement. Certes, à l’heure du Brexit, on pourrait croire que les forces centrifuges dominent aujourd’hui mais c’est un leurre : en vérité, les forces centripètes, qui ramènent l’Europe à ses racines, au mythe du sang, au mythe de la terre, sont aujourd’hui beaucoup plus violentes, beaucoup plus insidieuses : vouloir fixer l’identité européenne, vouloir faire de l’Europe un nouvel État-nation centré sur le couple franco-allemand, c’est aussi la mener tout droit à l’échec.

J’aimerais conclure cette esquisse par une parabole. Cette parabole, que j’appellerai la parabole de Terezin, je la tire d’un livre récent d’Hélène Gaudy, Une île, une forteresse (publié aux éditions Inculte en janvier 2016). J’extrapole peut-être un peu mais je vais vous dire comment j’ai lu ce livre. La forteresse de Terezin – devenue tristement célèbre sous le nom de Teresienstadt – n’a jamais servi à repousser un ennemi extérieur mais à enfermer un ennemi intérieur. Bâtie par les Autrichiens à la fin du XVIIIe siècle contre la menace d’une invasion prussienne qui ne se concrétisera jamais, elle servira à enfermer les Juifs, pendant la Seconde Guerre mondiale, dans un camp de concentration vitrine, un immense leurre pour berner la Croix-Rouge et les institutions internationales. La question qui s’est posée à moi, à la lecture de ce livre, est la suivante : à partir de quand la forteresse devient-elle un ghetto ou un pénitencier ? La forteresse Europe deviendra-t-elle dans le futur une gigantesque prison à ciel ouvert ou un immense camp de concentration ? Ses frontières sont déjà lacérées de fils barbelés, ponctuées de miradors, survolées par des drones, truffées de caméra de surveillance, bordées de camps de rétention disciplinaire, ce terrible euphémisme du camp de concentration 2.0. S’y restreignent déjà, suite à l’établissement d’un état d’urgence permanent, nos libertés fondamentales. Déjà, chez nos hommes politiques, on entend un appel à placer les indésirables, tous les terroristes potentiels, sous surveillance permanente ou dans des camps…

*

  • La parabole du passeur : l’écrivain contrebandier. Vers le roman polyphonique ou le roman à l’ère de l’homo cosmopolis.

Pour évoquer à présent la parabole du passeur, j’ai choisi trois œuvres qui vont nous éloigner un peu de la littérature européenne :

 - Sur la route, 1957, de Jack Kerouac

- La frontière de verre, 1995, de Carlos Fuentes

- l’œuvre d’Édouard Glissant, notamment Tout-Monde et le Traité du Tout-Monde.

J’ai choisi Kerouac mais j’aurais pu tout aussi bien choisir Nicolas Bouvier et l’Usage du monde puisque Bouvier est en quelque sorte, à nous, Européens de langue française, notre Kerouac. Mais si j’ai choisi Kerouac, c’est avant tout parce que je lui ai emprunté le titre de cette conférence : réécrire l’Europe, c’est un clin d’œil à l’entreprise folle de Kerouac, qui visait, en déroulant le rouleau sans alinéa de On the road à « réécrire l’Amérique », selon ses propres mots.

Ces livres ont en commun de permettre une assomption voire une invention d’un NOUS (la Beat generation est un NOUS puissant). Ils proposent même un dialogue voire une fusion entre NOUS & VOUS ; ils tentent de relier ceux qui sont séparés.

Dans La frontière de verre de Carlos Fuentes (dont le titre en espagnol est « la frontera de cristal » ; le titre a d’ailleurs inspiré une célèbre chanson de Calexico, « Crystal Frontier » et il sonne pour moi en écho avec le titre du livre du géographe américain Mike Davis, Quartz Cities) est décrite, à travers neuf récits, la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Seulement, le livre est devenu sombrement prophétique : à l’époque où Fuentes publie son livre, le mur de séparation (« the wall of shame » comme le surnomment ses détracteurs) n’a pas encore été dressé entre les deux pays. Aujourd’hui c’est un mur encore inachevé mais qui atteindra plus de 3000 km de long lorsqu’il sera terminé[1].

Si la frontière est dite de verre – ou plutôt de cristal selon le titre original – c’est non seulement parce qu’elle est transparente (dans le sens où, à l’époque, elle est quotidiennement traversée par des milliers de transfrontaliers) mais aussi parce qu’elle a l’effet coupant du verre : elle traverse les êtres humains dans leur quotidien, dans leur intimité ; enfin, si elle est dite de cristal, c’est parce qu’elle brille, elle est un miroir aux alouettes, un leurre, qui attire des êtres en perdition . Si j’ai choisi ce livre, c’est parce que c’est l’un des rares qui décrivent l’avènement d'un NOUS en tant que communauté transfrontalière. À un moment, l’un des protagonistes du livre dit ceci :

« Je ne suis pas mexicain. Je ne suis pas gringo. Je suis chicano. Je ne suis pas américain aux Etats-Unis ni mexicain au Mexique. Je suis chicano partout. Je n’ai pas à m’assimiler à quoi que ce soit. J’ai ma propre histoire. (…) La moto servait à transporter rapidement des mots écrits d’un côté à l’autre de la frontière, telle était la contrebande de José Francisco, de la littérature des deux côtés, pour que les uns et les autres se connaissent mieux, disait-il, (…) pour qu’il existe un « nous » des deux côtés de la frontière. »[2]

Ces écrivains qui questionnent et mettent en doute la frontière sont tout à fait conscients de l’hybridation de l’espace entre le réel et l’imaginaire. Leurs livres permettent de dévoiler ce qu’il y a d’imaginaire dans le réel. On y retrouve souvent une idée qui me tient à cœur, celle que tous les pays, tous les peuples sont imaginaires. À propos d’un autre personnage, Carlos Fuentes écrit :

« Il évita de regarder en bas de peur de découvrir une chose horrible qui ne se voyait peut-être que du ciel ; il n’y avait plus de pays, plus de Mexique, le pays était une fiction ou plutôt un rêve prolongé par une poignée de fous qui crurent un jour en l’existence du Mexique… »[3]

L’intrigue, s’il y en a une, dans ces livres, car souvent il y en a plusieurs, se déroule dans un temps multilinéaire, dans un espace fondamentalement discontinu. Je pense à  Kerouac qui recommence plusieurs fois le voyage vers l’Ouest. De sorte que tous les voyages, tous les lieux, toutes les époques se chevauchent dans la mémoire du narrateur et du lecteur.

La figure majeure de ce dispositif littéraire, c’est la ligne brisée, discontinue, le saut dans l’espace, le blanc, le tiret –  je pense à l’usage du tiret chez Kerouac ; Kerouac a théorisé toute une philosophie du tiret, qui serait le symbole de cette ligne brisée.

La scène clé du dispositif est le franchissement voire l’infiltration, le passage de l’autre côté, l’aller-retour de part et d’autre de la frontière.

Kerouac a, le premier, revivifié le mythe de la frontier comme front pionnier. Sur la route est un livre pionnier car c’est LE livre de la redécouverte de l’Amérique. Contre tous les enrégimentements de la vie nord-américaine, la marginalité d’une existence vagabonde y est sublimée. Dans l’ultime périple qui mène les protagonistes du livre au Mexique, plus précisément à Mexico, se produit l’accomplissement d’une reconnaissance. En ce sens, Sur la route affirmait la possibilité de redécouvrir l’Amérique à la fois en-deçà et au-delà de l’image idéologique, stéréotypée, standardisée et aseptisée de l’American Way of Life. Dans le dernier chapitre, Kerouac accomplit son devenir mexicain :

“They thought I was a Mexican, of course ; and in a way I am. We were already almost out of America and yet definitely in it and in the middle of where it’s maddest.”

Cette littérature, qui assume la discontinuité de l’espace-temps et la pluralité des expériences de la frontière, je l’appellerais une littérature archipélagique et c’est cette potentialité archipélagique de la littérature qui m’intéresse aujourd’hui au plus haut point. C’est la raison pour laquelle la figure de Glissant, comme penseur et comme écrivain, est importante pour moi dans cette esquisse que j’ai tentée ici, puisqu’il a théorisé la pensée et l’écriture en archipel.

Dans cette littérature archipélagique, les échelles et les focales sur la frontière sont démultipliées. L’auteur prend le parti de l’hétérogène et du métissage ; il propose une approche baroque et pluraliste[4] de la frontière qui n’est pas une négation de la frontière mais un défi lancé à celle-ci.

Longtemps fasciné par le Rivage des Syrtes, j’ai fini par saisir ce qu’il y avait de monolithique, de monotone et de monodique dans cette attitude de veilleur, d’un homme seul face à la frontière. Je pense aujourd’hui qu’on n’est jamais seul face à la frontière, même dans un « no man’s land », même dans cette si mal nommée « terre de personne ». D’autres sont toujours passés par là. D’autres passeront plus tard. Il y a un babil de Babel à la frontière : les voix se dénouent dans plusieurs langues, les oreilles se tendent dans plusieurs directions, des multitudes de récits et de microromans prennent sans cesse naissance sous nos yeux. Je crois qu’il est important, aujourd’hui d’être attentif à cette polyphonie fondamentale des frontières.

D’où le besoin que j’éprouve de plus en plus, dans ce que j’écris, d’aller vers la polyphonie voire vers la cacophonie pour rendre compte pleinement de cette ambivalence de la frontière. Vers un chant discordant, qui puisse intégrer toutes les tonalités de cette interzone (pour reprendre le terme de Burroughs à propos de Tanger) qu’est la frontière.

En conclusion de cette première esquisse, je dirai qu’il ne faut pas voir dans ces trois paraboles trois moments successifs de la littérature européenne et occidentale de la frontière. Si j’ai choisi, à chaque fois, des livres d’époque différentes, tout en restant dans une période qui va en gros de 1940 à l’an 2000, c’était pour montrer qu’il s’agit là de trois traditions concomitantes, trois approches rivales, trois attitudes face à l’Autre, face à l’étranger, trois manières différentes de dire ce qui nous relie, ce qui nous sépare.

 

***

II. L’écrivain contemporain à l’assaut des frontières.

 

Un mythe hante l’histoire de la littérature et des formes romanesques : celui de la liberté absolue de l’écrivain. Or cette liberté absolue n’existe pas. La liberté de l’écrivain est une « liberté grande », pour reprendre le titre d’un recueil de Julien Gracq, mais ce n’est pas une liberté absolue. 

Dans un article de 2010 consacré à la rentrée littéraire 2009 et à l’affaire Karski/Haenel, Patrick Boucheron se pose la question suivante : que peuvent apporter les romans à l’Histoire ? Rappelant dans son titre et à plusieurs reprises dans le corps de l’article la phrase de Kafka sans cesse agitée par Haenel pour défendre son entreprise (« toute littérature est assaut contre la frontière »), il en profite pour interroger les frontières de l’histoire et de la littérature. Il distingue au moins trois seuils d’insuffisance :

- insuffisance des formes romanesques à faire littérature,

- insuffisance du récit journalistique à dire le monde,

- insuffisance de l’écriture académique à donner l’histoire en partage. 

Ces trois seuils d’insuffisance, seule la littérature – la vraie littérature, celle qui interroge ses propres moyens – peut nous aider à les franchir.

Tout le problème de l’affaire Karski/Haenel se situe là : les historiens, en se saisissant de l’affaire, ont cloué au pilori un livre qui ne faisait qu’interroger les « zones de faiblesse » de l’histoire ; en gros, ils ont accusé un roman de faire de la littérature, alors que ce qui les gênait, dans le  fond, c’était la possibilité, pour la littérature, d’explorer les silences et les zones interdites de l’histoire ; quant à Yannick Haenel, il s’est retrouvé prisonnier de son propre dispositif, de ce qu’il a nommé lui-même son « éthique narrative », au point de clamer face à Claude Lanzmann, qui l’accusait de falsification, que son Jan Karski était le vrai Jan Karski ; dans un magnifique plaidoyer pour la littérature, Patrick Boucheron dépasse ce clivage en rappelant que :

« C’est en littérature que s’exprime tout ce qui creuse le temps des historiens : le déni et l’oubli, les filiations rompues, ce que l’on sait vrai mais que l’on ne veut pas croire, les délires de la mémoire, l’interminable nuit blanche du silence. »[1]

La question que nous aimerions nous poser ici est la suivante : que peuvent apporter les romans à la compréhension de la géographie de notre temps ? Quel assaut la littérature peut-elle tenter contre les frontières de notre Europe et de notre monde ?

À leur manière, les écrivains-voyageurs, en 2007, dans leur bruyant Manifeste pour une littérature-monde en français, ont tenté de répondre à ce défi. Ce faisant, ils ont soulevé des questions capitales mais, restant accrochés aux chimères de quelques utopies contemporaines que j’ai dénoncées dans Dans les ruines de la carte (je veux parler du corps, de la vie, du réel, du monde comme autant de référents fétichisés), ils ontproposé des résolutions naïves, simplistes et critiquables.

Cela dit, voici les questions capitales qu’ils ont permis de soulever et sur lesquelles j’aimerais revenir ici :

> 1ère  question : celle des frontières du réel.

> 2e question : celle des frontières du genre romanesque et de la littérature

> 3e question : celle des frontières de la langue et du langage

 

*

  • Aux frontières du réel

J’aimerais parler tout d’abord des potentialités de schématisation et d’imagination de la littérature face à ce que nous tenons pour réel.

Cela nous ramène à la parabole du veilleur et au point de vue surplombant d’un Buzzati, d’un Gracq ou d’un Coetzee : leurs livres célèbrent ces potentialités de schématisation et d’imagination – voire d’extrapolation.

Cela nous ramène aussi à l’affaire Karski/Haenel telle qu’analysée par Patrick Boucheron. L’écrivain ose dire ce que l’universitaire ou le journaliste n’osent pas. Lorsqu’il est question d’histoire, il s’agit souvent pour l’écrivain de mettre en lumière une thèse oubliée ou niée – il s’en prend alors aux tabous de l’histoire. Alors, on l’accuse de schématiser, de caricaturer, d’extrapoler, de mêler le vrai et le faux, d’imaginer, d’inventer les situations de toutes pièces – on l’accuse de faire de la littérature, de pratiquer son « métier » (entre guillemets, car je ne crois pas que la littérature soit un métier) d’écrivain. S’agissant de géographie, la question est tout aussi délicate même s’il est rare, au fond, qu’un écrivain soit accusé par les géographes, de falsifier la géographie. Si l’on ne voit pas l’histoire se dérouler, de même qu’on ne voit pas l’herbe pousser, comme disait Pasternak, il est encore plus difficile d’être conscient de la géographie changeante, des frontières fluctuantes de son temps, de son monde. « La forme d’une ville, hélas, change plus vite que le cœur d’un mortel », écrit Gracq, en paraphrasant Baudelaire, au début de La forme d’une ville. Nous avons tous vérifié, un jour ou l’autre, la pertinence de ces paroles.

L’écrivain n’est pas un prophète. Mais, ivre de postérité, il aime prendre les paris. Il appelle cela l’anticipation, c’est son pari sur la postérité. C’est un avantage majeur par rapport au journaliste et à l’universitaire, qui sont contraints, eux, au vraisemblable.

Cependant, l’écrivain ne cesse de vérifier que la réalité dépasse toujours la fiction. Et c’est tout particulièrement vrai dès qu’il s’agit de géopolitique.

- En août 2010, je publie Halte à Yalta, mon premier roman (en gestation depuis 2007), où j’imagine la deuxième guerre de Crimée, dans le port de Sébastopol. D’ailleurs, le Tatar, le personnage central du livre, croit que la Crimée n’est pas une presqu’île mais une île, qu’elle n’est pas ukrainienne mais russe et il s’attend donc, dans le train Moscou-Simferopol, à franchir deux fois la frontière et à prendre le ferry. En mars 2014, Poutine lui donne raison en annexant la Crimée au terme d’une campagne éclair quoique méditée depuis longtemps. Aujourd’hui, la Crimée est de nouveau russe et, avec sa frontière lourdement surveillée, c’est en quelque sorte une île, inatteignable pour les Ukrainiens comme pour les Occidentaux.

- En avril 2014, je publie La ligne des glaces, mon troisième roman (en projet depuis 2006) sur la fermeture des frontières extracommunautaires au nord-est de l’Europe, toujours face à la Russie, dans des Pays baltes imaginaires, remixés, que j’ai appelés la Grande-Baronnie et qui me servaient de miroir déformant tendu à l’Europe occidentale. Aujourd’hui, en 2016, seulement deux ans plus tard, c’est à la fermeture des frontières intracommunautaires que nous assistons suite à la si mal dénommée « crise des migrants », avec le Brexit et les sorties en cascades qu’il inaugure peut-être.

- En octobre 2015, je publie Jérusalem terrestre, où j’affirme que le mur de séparation est un leurre qui ne protège pas les Israéliens mais sert uniquement à contrôler, dominer, poursuivre l’occupation, l’expansion territoriale, l’annexion des terres et la séparation des Palestiniens de leurs frères. J’y écris :

« Le mur, censé stopper les poseurs de bombes, risque fort de devenir une bombe à retardement ».  

Au moment de la publication du livre est déclenchée la troisième intifada, l’intifada aux couteaux qui se poursuit aujourd’hui et qui prouve que ce mur ne peut pas empêcher les attentats.

Je n’écris pas de romans politiques ou de romans à clés. À la rigueur, j’écris des romans géopolitiques, mais dans le sens abstrait. Ce qui m’intéresse, dans la géopolitique, ce n'est pas l'exotisme du roman d'espionnage, à la James Bond, mais c’est une configuration spatio-temporelle susceptible de nourrir une intrigue. Dans La ligne des glaces, la configuration frontalière, nordique et maritime. Dans Le Mur oriental (tire provisoire du roman que j’écris actuellement), ce qui m’intéresse c’est le mur de séparation. La situation qu’il crée, la coupure dans le paysage, entre les personnages, peu importe le lieu où l’on se situe, car encore une fois, les noms de pays seront imaginaires, et la géographie remixée. Le roman ne vise alors qu’à percer une brèche. C’est un travail d’artificier. Voir ce qui se produit dans les interstices et les intervalles. Tous les personnages, toutes les voix narratives du livre se situeront dans un entre-deux, entre deux pays, entre deux langues, entre deux temps.

*

  • Aux frontières du genre

J’aimerais parler à présent des potentialités d’exploration et de description de la littérature

Cela nous ramène à la parabole de l’arpenteur et aux errances d’un Genet, d’un Magris, d’un Sebald ou d’un Golovanov.

L’écrivain va là où l’universitaire et le journaliste ne vont pas : il s’intéresse à l’infra-ordinaire, au trivial, à l’indicible, au tabou. Il chaparde, il flâne, il rôde un peu partout et bouscule les hiérarchies établies, notamment entre le sacré et le profane. Ce faisant, il n’est pas seulement veilleur, arpenteur, ou passeur, il peut devenir chasseur-cueilleur, bricoleur, contrebandier, braconnier ; il se rêve parfois archéologue ou anthropologue ; en ce sens, il a tout à gagner à apprendre et pratiquer les méthodes des scientifiques.

Cependant, ses objectifs ne sont pas les mêmes que ceux du chercheur. Pour ma part, l’écriture de La ligne des glaces partait de mon échec en tant que doctorant en géographie humaine : quand j’ai compris que la frontière que je cherchais partout était intérieure, intime et infinie, je suis retourné vers la littérature, qui était ma première passion et j’ai abandonné ma thèse en cours : je pensais que seule la littérature pouvait dire cet infini de la frontière. En écrivant des romans géopolitiques, je tente de dire avec d’autres moyens ce que la géographie académique ne peut que taire. Les livres que j’écris viennent de l’insatisfaction que j’ai longtemps éprouvée, devant les moyens et les résultats de la géographie comme discipline scientifique face à l’ambivalence, à la pluralité, à l’épaisseur, à l’infini de la frontière.

La frontière est le lieu même de l’inépuisable : on ne peut pas épuiser la richesse d’une frontière. C’est le sens de La ligne des glaces : le roman se présente ainsi comme une sorte de fable sur le caractère infini des frontières. Samuel Vidouble doit tracer au pixel près, lui répète plusieurs fois l’ambassadeur, la frontière entre la Grande-Baronnie – notre frontière, la frontière de l’Europe – et un voisin menaçant, qui n’est jamais nommé dans le roman mais que tout le monde devine. Il se rend compte peu à peu qu’au pixel près, cette frontière est infinie, et il se désintéresse de sa mission, sombre dans l’alcool et la mélancolie – il finit par se sentir lui-même traversé par une frontière intérieure, gagné par une forme de schizophrénie. Le but du livre était de critiquer la fiction et

« la fonction cartographique qui ne sont plus le mode dominant de présentation des différences et de la diversité humaine. »[2]

L’idée majeure développée dans le livre, qui est à la fois une critique et un éloge paradoxal des frontières, est inspirée des mathématiques fractales et du théorème de Mandelbrot sur la longueur de la côte de la Bretagne. Tout cela (je n'ai pas le temps ici de le développer) est expliqué dans mon essai intitulé Dans les ruines de la carte.  

Je pense que le roman, en tant que genre fondamentalement hybride, est le plus à même de sonder l’ambivalence infinie de la frontière.

*

  • Aux frontières de la langue et du langage

 

J’aimerais évoquer pour finir les potentialités de transmission et de traduction de la littérature.

Ce troisième point nous ramène à la parabole du passeur et aux polyphonies d’un Glissant ou d’un Fuentes.

L’écrivain, face à la frontière, a le pouvoir de porter la voix des indésirables. Pour ce faire, doit-il se mettre dans la peau des réfugiés et des passeurs ? C’est là une véritable question. L’écrivain peut expérimenter dans son corps la violence de la frontière. Il lui suffit de suivre les parcours des hommes et des femmes-frontières, de vivre les mêmes pièges et les mêmes humiliations. Ce que j’ai tenté dans Jérusalem terrestre, c’était de ne plus voir les frontières d’en haut mais d’en bas. J’ai tenté de changer de point de vue, de devenir en quelque sorte palestinien. De redevenir un enfant face au mur. De passer, face au mur, de la plongée (point de vue surplombant de l’homme-sentinelle) à la contre-plongée (point de vue du dominé, de l’indésirable infantilisé). S’accroupir à hauteur d’un enfant qui regarde la cime d’un mur, est, en soi, une expérience littéraire. Être dans une position d’humilité. Ressentir l’enfermement de l’autre mais aussi de soi-même.

Une expérience fondamentale, pour moi, fut celle de vivre, à Istanbul, parmi les Maghrébins du marché de Laleli, pendant plusieurs mois, en 2005. J’envisageais alors d’entreprendre une thèse de géographie sur les migrations entre l’Europe et le Maghreb en Turquie. C’était l’époque de la fermeture des principales routes migratoires pour l’accès à l’Europe du sud : le détroit de Gibraltar et le canal de Sicile, ces mâchoires de l’Europe, se verrouillaient : par conséquent, les émigrants maghrébins se déplaçaient vers l’est, vers la Turquie, vers le Bosphore, espérant franchir la frontière de l’Europe via les îles grecques ou à travers le fleuve Evros qui trace la frontière entre la Grèce et la Turquie. Ces émigrants vivaient dans une précarité extrême, ils étaient rejetés par les Turcs, qui les considéraient avec le mépris qu’ils ont souvent pour les Arabes ; les deux communautés ne se côtoyaient que pour affaires ; les émigrants étaient bernés par les passeurs turcs qui les déposaient sur une des rares îles turques de la Mer Égée en leur disant « bienvenue en Grèce » quelques minutes avant qu’ils soient pincés par les gardes-côtes ; les Tunisiennes se livraient à la prostitution ; il y avait beaucoup de violence entre les émigrants, etc. J’ai souvent pensé écrire un roman à partir de cette expérience, mais je n’y suis jamais parvenu, alors que je dispose largement du matériau suffisant, du fait de mon immersion prolongée dans ce milieu et de tous les témoignages que j’ai récoltés. Mais c’est là que se pose, selon moi, une question d’éthique.

Car là encore, la liberté de l’écrivain est grande, mais elle n’est pas absolue. Il doit répondre de ce vice impuni qu’est la littérature, il doit respecter une éthique narrative : il peut parler au nom des réfugiés ; il ne peut pas parler à leur place. À la rigueur, il peut se glisser dans la peau d’un passeur, car nous sommes tous, nous les Occidentaux, les Européens, les maîtres de l’Empire global, soit veilleurs-guetteurs (gardes-frontières, soldats, flics, douaniers, hommes politiques), soit arpenteurs (c’est le cas des touristes), soit passeurs (je pense à toutes les ONG qui aident les réfugiés). Nous ne sommes pas, nous ne sommes plus, nous ne sommes pas encore des émigrants ou des réfugiés. Ceci est très bien mis en lumière dans le roman de Hakan Günday, Encore. Le narrateur du livre est un enfant-passeur, comme il y a des enfants-soldats. Günday évite l’écueil qui consisterait à se mettre dans la peau d’un enfant-migrant. D’ailleurs, à un moment du livre, il se moque de l’attitude journalistique – à travers le personnage de Maxime, un journaliste français aspirant écrivain – qui consisterait à vivre parmi les réfugiés syriens, sur un canot, à travers la Méditerranée, et à s’approprier cette expérience – à faire, comme on dit, un buzz sur le dos de ces martyrs de la mondialisation et de la guerre tous azimuts que sont les réfugiés.

Je crois qu’il convient de se tenir à l’écart d’une littérature de bons sentiments, sans-frontiériste, qui ne ferait qu’exploiter les malheurs d’autrui pour faire chialer les chaumières. Nous pouvons faire parler ces voix coupables qui nous traversent mais ce ne sont que des voix, ce ne sont pas des hommes de chair et d’os. C’est là, je crois, que se situent les limites de la polyphonie. C’est là que la polyphonie devient vraiment du faux-bourdon, quelque chose qui sonne faux. Lorsqu’on croit pouvoir parler à la place de l’autre.

Ceci nous ramène à la fameuse phrase de Kafka. Car, en vérité, lorsque Yannick Haenel répète « toute littérature est assaut contre la frontière », il déforme consciemment ou inconsciemment la citation de Kafka. Kafka n’a jamais écrit « toute littérature est assaut contre la frontière ». Si l’on rouvre le Journal, à la date du 16 janvier 1922, on  peut lire : « Diese ganze Literatur ist ein Ansturm gegen die Grenze. » « Toute cette littérature est un assaut contre les frontières. »

Je vais vous lire à présent l’extrait en entier dans la traduction de Marthe Robert :

« Toute cette littérature est un assaut contre les frontières et, si le sionisme n'était intervenu, elle aurait pu aisément aboutir à une nouvelle doctrine secrète, à une cabbale. Il lui reste des dispositions pour cela. Il est vrai qu'une telle tâche exige du génie, un génie combien incompréhensible qui s'enracine à nouveau dans les anciens siècles ou recrée les anciens siècles et ne dépense pas toutes ses forces dans ce travail, mais commence seulement à les dépenser. »

De quelle littérature Kafka nous parle-t-il ici ? D’une littérature juive essentiellement. Celle que lit Kafka, celle qu’il écrit, celle qui le poursuit la nuit, celle qui l’empêche de vivre comme les autres hommes, le contraint à la solitude et à l’insomnie, l’oblige à veiller. Le conduit peut-être à la folie. Ce que dit Kafka, ce n’est pas que la littérature qui le travaille est un assaut contre les frontières du réel, du genre ou du langage… Non, ce qu’il dit , c’est que cette littérature est un assaut contre l’écrivain lui-même, contre les frontières de l’écrivain, contre ce qu’il appelle « la dernière frontière terrestre », et cette dernière frontière terrestre, c’est la peau, « ce qu’il y a de plus profond en l’homme », selon le mot célèbre de Paul Valéry. L’écrivain, le véritable écrivain comme le véritable artiste, laisse sa peau, il se sacrifie, il se martyrise au nom d’une cause qui le dépasse ; cet aspect de la création littéraire et artistique a été formidablement diagnostiqué par Paul Audi dans Créer qui prend plusieurs exemples révélateurs, notamment ceux de Thomas Bernhard, Beckett ou Van Gogh. De là le risque d’aboutir à une nouvelle doctrine secrète, une cabbale, une forme de religion de la souffrance… Mais tout cet aspect tragique des choses est dépassé par Kafka qui se permet une pointe d’humour lorsqu’il écrit « si le sionisme n’était intervenu » : le sionisme, en tant que cause nationaliste, peut protéger l’écrivain juif et cosmopolite du risque de sombrer dans la folie ; et de fait, le sionisme (comme ce fut le cas du communisme, ce qui est très bien illustré par Trotski dans son Histoire de la révolution russe) va servir de dérivatif à bien des écrivains et des penseurs juifs, absorber leur talent, les happer vers une cause qu'ils coyaient plus grande que la littérature, plus grande que le Livre.

Voici d’après moi le véritable enseignement de la phrase de Kafka : pour l’écrivain, la littérature est à la fois ce qui le relie à l’humanité et ce qui l’en sépare. Écrire est une activité à la fois solitaire et solidaire (je cite ici Camus qui développe cela dans la nouvelle « Jonas ou l’artiste au travail ») qui nous sépare du proche et nous relie au lointain, écrire nous exile de la famille, écrire nous déporte loin de la patrie, écrire nous écorche vif, écrire nous sépare de nous-mêmes. Écrire, c’est aussi prendre le risque d’affronter une véritable perte d’identité, un devenir-autre, comme le dit Deleuze, fondamental. Le roman polyphonique, dans ce cas là, peut être un moyen de donner la parole à toutes les voix qui sont en nous. D’ouvrir la cage du pluriel captif en nous.

 

***

 

Il est temps, pour moi, de conclure.

En 2016, il est temps, il est grand temps pour nous, chers amis, de réécrire l’Europe, cette Europe dont nos ancêtres ont rêvé et qui s’effondre et s’effiloche sous nos yeux.

Des artistes, des écrivains, des intellectuels, des traducteurs, des hommes de théâtre ou de cinéma, partout, des hommes de bonne volonté s’y attellent.

Pour lutter contre la langue désincarnée de l’Europe communautaire, pour lutter contre le jargon de l’Union de la traite et des traités, nous, les écrivains européens, nous les vigies, nous les arpenteurs, nous les passeurs, nous devons inventer une autre langue, inventer enfin la langue européenne. Nous savons grâce à Fernand Braudel et à Umberto Eco que la langue commune de l’Europe c’est la culture et la traduction, c’est-à-dire le contraire des racines, des nations et de l’identité ; nous devons creuser cette idée vertigineuse. Comme le fait Camille de Toledo en animant la Société européenne des auteurs et la plateforme Tlhub ou en inventant dans Oublier, trahir puis disparaître une langue hybride. Comme le fait Mathias Énard en explorant en véritable archéologue, avec Boussole, les sédimentations des rythmiques orientales dans la musique classique occidentale. Comme le fait Arno Bertina en explorant les désirs d’Europe des uns et les désirs d’Afrique des autres, émigrants d’hier et réfugiés d’aujourd’hui. Comme le fait André Markowicz dans toute son œuvre de traducteur et dans Partages, nous faisant entendre ce que cela signifie de vivre en russe de la Bretagne à la Sibérie, de Brest à Vladivostok. Comme le fait Claro sur son blog et dans ses traductions. Comme nous le ferons, avec Mathieu Larnaudie et le Collectif Inculte, en proposant, très bientôt, un livre des places, pour étudier la manière dont s’invente, chez les jeunes de toute l’Europe (et peut-être du monde entier), une opinion publique transfrontalière, transnationale. Comme le font tant d’autres écrivains, partout en France et en Europe. Comme je tente de le faire pour ma part en explorant ces lieux qui nous séparent des autres que pour mieux nous relier : nos frontières, qu’il convient aujourd’hui de revivifier, de réhabiliter, de repeupler, de démocratiser, pour qu’elles ne se figent pas, encore une fois, en murs de béton ou de barbelés.   

 


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