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l'araignée givrée
15 juin 2018

L'Europe est une fiction

europe intégrale

L’Europe est une fiction. Ou plutôt des fictions. Fiction cartographique, qui croit finir – la faute au géographe du Tsar – avec le Bosphore et l’Oural. Fiction historique, car l’Europe, ne commence pas avec Athènes, Rome ou Jérusalem, comme on nous l’enseigne à l’école – Europe, c’est le nom pratique que trouva un pape, en l’occurrence Pie II – alias Enea Silvio Piccolomini –, pour désigner en 1464, à Ancône, face à l’Adriatique, l’ensemble de cette petite presqu’île torturée qu’on appelait encore la Chrétienté et rameuter une dernière fois, mais en vain, les Croisés contre les Turcs. Fiction mythologique, enfin, car l’Europe est aussi femme, et les Anciens racontent qu’elle fut enlevée par un taureau nommé Zeus qui la déposa sur les côtes chypriotes. Aujourd’hui, l’Europe nous est enlevée, à nous, Européens, tous les jours – fiction politique qui se décide sans le peuple qui la constitue. À coups de petits traités, de grosses arnaques et de grandes lâchetés, nous croyons pouvoir interdire au reste du monde l’usage de cette Europe qui ne sait toujours pas quel est son peuple.

L’Europe est une fiction flottante. Elias Canetti, qui est né à Roussé, en Bulgarie, sur les bords du Danube, rappelle que lorsqu’un de ses parents « remontait le Danube vers Vienne, on disait : il va en Europe ». Hier, une ami grecque m’a confié que jusqu’à une date récente, la police française exigeait toujours son passeport à l’aéroport ; le seul avantage de la crise, m’a-t-elle dit, c’est que vous, les Français, vous savez maintenant que la Grèce est en Europe ; désormais, de l’autre côté de la ligne jaune, on se contente de ma carte d’identité.

Un ami me demandait récemment quand je franchirai enfin, dans mes livres, les frontières de l’Europe et de son Proche Orient. Je lui ai répondu que je n’en avais pas l’intention. Tout ce que je peux écrire à propos du reste du monde suinte de tous ses pores l’exotisme des épatants bourlingueurs : que je décrive le Cambodge ou le Pérou, des pays que j’aime, j’ai l’impression de jouer les imposteurs et d’être un personnage de Kipling ou de Chatwin, en quête d’un royaume qui n’est pas le sien, écrivant dans une langue qui n’est pas la sienne, fauchant des pierres et des statues que mon haleine auront irrémédiablement privé de magie. Car l’Europe – et je dis bien l’Europe, pas la France – est ma patrie ; je ne suis pas un écrivain français, je suis un écrivain européen de langue française. Et comme l’Europe n’a pas d’autre langue commune que la traduction, je lis mes compatriotes, qu’ils s’appellent Roberto Ferrucci, Olga Tokarczuk, Victor del Arbol, Gonçalo M. Tavares ou Christos Chryssopoulos dans cette langue étrange qui est aussi celle de leurs traducteurs ; et pourtant, malgré, le filtre de la grammaire, il me suffit de lire une phrase ou deux pour entendre leur accent et reconnaître, à tel usage d’un pronom, à telle façon de ponctuer la phrase, le style sinueux de mon ami Roberto Ferruci, qui vit à Venise, c’est-à-dire à mi-chemin de la France et de la Serbie, les deux pays d’Europe où je partage ma vie.

TabulaRogeriana

L’Europe, je l’ai traversée plusieurs fois, par tous les moyens, voiture, avion, vélo, train. J’ai exploré toutes ses lisières, nagé dans toutes ses mers. Aujourd’hui, je peux faire sur les doigts d’une main  le compte de tous les pays d’Europe où je n’ai pas mis les pieds : Biélorussie, Malte, Islande, San Marin, Lichtenstein. Malgré tous ses crimes, passés, présents et à venir, j’aime encore l’Europe, je n’ai pas tout à fait désespéré de la voir s’enrichir et se réchauffer – humainement s’entend. Alors quand Benoît Verhille m’a demandé d’écrire un texte pour la collection qu’il a fondée avec le soutien de la MSHS, j’ai aussitôt accepté l’invitation. À condition de parler d’une autre Europe que celle de nos commissaires.  

On connaît le mot fameux de Mauriac à propos de l’Allemagne. Moi aussi, j’aime tellement l’Europe, que je préfère qu’il y en ait deux. Et justement, contrairement à ce que l’on veut bien nous faire croire, il y a encore, malgré tous les élargissements entrepris depuis soixante ans, deux Europe en 2018 : il ne faut pas oublier que plus de la moitié de l’Europe continentale se situe encore en dehors de notre Europe communautaire. L’Europe que j’aime va en zigzag de Saint-Pétersbourg à Istanbul, en passant par Kiev, Odessa, Giurgiulesti, Novi Sad, Sarajevo, Kotor, Ohrid, Gjirokastër – c’est l’Europe gazeuse, nomade et tzigane, l’Europe des autres, qui n’ont pas besoin de monnaie commune et de traité constitutionnel pour se sentir exister.  

Les éditions de la Contre allée et Benoît Verhille, leur éditeur, nous invitent à délaisser les grands axes de l’Histoire pour réécrire l’Europe. Réécrire l’Europe, oui, comme Kerouac rêva de réécrire l’Amérique. Le Danube est notre Rio Grande, les Balkans sont notre Mexique. Ces petits livres de contrebande peuvent passer à travers les fentes de tous les murs ; leurs couleurs vives peuvent égayer les grisailles de tous nos barbelés. Lisez-les, vous y trouverez plus de profit que dans la langue de bois de nos traités.

Texte publié dans le catalogue des 10 ans des éditions de la Contre-Allée, pour présenter la collection "Fictions d'Europe".

Pour aller plus loin sur le même thème :

1) un entretien avec Alexandra Schwartzbrod dans le cahier livres de Libération : http://next.liberation.fr/livres/2018/06/01/emmanuel-ruben-parfois-je-suis-proche-de-l-extase-geographique_1655982

2) un entretien radiophonique avec Manou Farine, Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin dans l'émission "Poésie & ainsi de suite", sur France culture : https://www.franceculture.fr/emissions/poesie-et-ainsi-de-suite/poesie-et-ainsi-de-suite-du-vendredi-15-juin-2018

 

 

 

 

 

 

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