Apprendre les kanjis jusqu'au bout de la nuit, c'est ce qui devait m'arriver hier samedi. La journée avait bien commencé, quelques dessins à la Villa, histoire de se dérouiller le poignet, puis vélo jusqu'à l'autre bout de Kyoto, chez le shodo senseï Hiroshi Ueta, qui m'a appris à tracer mes premiers kanjis : la première épreuve consiste à s'agenouiller convenablement sous la table d'écriture - lentement, le corps dérivera vers la position du lotus, moins pénible pour les fragiles rotules, puis il faut apprendre à tenir le pinceau à la verticale, la main qui trace ne touche jamais le très fin papier en fibre de kozo (le mûrier des vers à soie), un poids arrime le papier à la table recouverte d'un tapis buvard, l'encre surgit du mélange entre l'eau, la pierre qu'on frotte et le bâton de suie, les pinceaux à tige de bambou ont des poils de chèvre, de chat, de martre, de sanglier, de moustache de rat, ce sont tous les règnes de la planète, animal, végétal, minéral, qui servent depuis 3 millénaires à tracer les caractères, toute l'énergie doit être dépensée d'un souffle, comme en apnée, le pinceau ne badigeonne jamais la surface du papier, on dirait plutôt qu'il danse une sorte de tango tout en souplesse, prend appui à gauche, imbibe la pulpe, se relève, prend appui à droite, zèbre le blanc de haut en bas ou de droite à gauche, s'incurve et repart dans l'autre sens, lent ou rapide, sabre ou caresse, le plus dur n'est pas de mémoriser l’ensemble du motif mais l'ordre des traits, savoir sur quel pied on danse, dans quelle direction on emporte son fragile partenaire en tige de bambou et poil de chat, mais qui peut être énorme, queue de cheval entière. Alors, sur fond de jazz, le senseï numérote les traits de l'idéogramme et donne la prononciation japonaise, la chinoise, qui est au japonais ce que le latin est au français, l'étymologie, les variantes stylisées illisibles pour google lens. Shodo c'est pour moi comme le tango, la révélation d'un moi profond, moi d'une autre latitude ou d'une autre longitude, qui se demande comment on a pu vivre jusqu'à présent sans connaître ces sensations, ce langage du corps et de l'âme...

La leçon de japonais s'est poursuivie de l'autre côté de la Kamogawa, dans un café de Gion où Alyssa m'a appris à compter jusqu'à 1000 et à lire, écrire, prononcer d'autres kanjis, art, avion, train, Shinkansen, minuit, histoire, écrivain, romancier, tandis que mes clés perdues dans la rue se baladaient vers le poste de police et qu'une inconnue furax cadenassait 3 fois mon vélo et ses 2 roues au parapet où je l'avais moi-même attaché pour me punir d'avoir pris sa place. Au poste de police, le flic, la vingtaine, mais procédurier à l'extrême, exigerait que je lui récite les lettres blanches du tour de cou rouge qui me sert de porte-clé (Ariege.fr, je n'y avais jamais prêté attention, allez savoir d'où me vient ce tropisme pyrénéen, heureusement qu'on prend des selfies, parfois, nous les Européens du dernier millénaire, qui ne savons même plus lire ce que nous portons tous les jours autour du cou, chose impensable pour un Japonais), et que j'écrive l'adresse complète de la Villa Kujoyama en japonais, bizutage qui devait le faire marrer sous son masque prophylactique, sans doute aussi parce qu'il se faisait chier et qu'il était écrit quelque part que je ne finirais pas la journée sans avoir appris ma dose de kanjis, au point que le sadique se mit à me dicter chaque trait de chaque idéogramme l'un après l'autre, outré que je souille sa langue avec mes pattes de mouche tracées n'importe comment. Il était 2h du matin quand je parvins à pied à la Villa, plus malheureux que Don Quichotte sans Rossinante, mais satisfait d'avoir appris en une demi-journée plus de japonais qu'en 6 mois de duolinguo.