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l'araignée givrée
20 septembre 2023

Pour l'Arménie

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Le 30 mars dernier, à l'invitation d'Olivier Weber, nous étions quelques écrivains et intellectuels français criant non pas dans le désert mais devant le Sénat, appelant la France et l'Europe à agir pour empêcher une catastrophe humanitaire au Haut Karrabagh. Car il ne faisait aucun doute que l'Azerbaïdjan guetterait la moindre faille dans la guerre que la Russie mène en Ukraine pour attaquer l'Arménie. J'avais alors prononcé le discours suivant :

« Nous étions en paix comme nos montagnes
Vous êtes venus comme des vents fous.

Nous avons fait front comme nos montagnes
Vous avez hurlé comme les vents fous.

Éternels nous sommes comme nos montagnes
Et vous passerez comme des vents fous. »

 

Hovhannès Chiraz

 

« Nous sommes nos montagnes » : c’est le nom du monument le plus célèbre du Haut Karabakh que les Arméniens appellent Artsakh et c’est la plus belle devise que je connaisse.

 

À la fin de Jean le bleu, Jean Giono, que tout le monde connaît pour son pacifisme, écrivait : « S’il fallait défendre des rivières, des collines, des montagnes, des ciels, des vents, des pluies, je dirais : D’accord, c’est notre travail. Battons-nous, tout notre bonheur de vivre est là. »

 

Les Arméniens ne se battent pas pour une nation, ni pour une religion, ils se battent pour des montagnes. Ils se battent pour survivre.

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Je ne suis pas venu ici pour défendre le plus vieux pays de la Chrétienté, ni pour épancher ma turcophobie ou mon islamophobie. Je suis venu ici pour rappeler que l’Europe doit défendre ses valeurs et la France les droits de l’homme.

 

Je suis venu ici pour défendre David contre Goliath. Comme je défendrai toujours les Ouïghours contre les Chinois, les Kurdes contre les Turcs, les Palestiniens contre la colonisation israélienne, les Tchétchènes, les Géorgiens et les Ukrainiens contre la Russie de Poutine. Cela ne m’intéresse pas de savoir qui est chrétien et qui est musulman, qui est juif et qui est bouddhiste.  

 

Ce qui m’intéresse, c’est de savoir où est le plus faible et où est le plus fort. Où est l’agresseur et où est l’agressé. Je n’ai jamais accepté la loi du plus fort : c’est celle qui vous accule dans la cour de récré, c’est celle qui vous apprend à raser les murs et à baisser les yeux pour le restant de vos jours. Or la loi du plus fort, dans le Caucase du sud, est en ce moment du côté des Turcs.

 

Dans mon enfance, à Lyon, nous allions souvent chez un épicier, pour trouver ce que les miens avaient laissé derrière eux de leur Orient perdu et perpétuer les recettes de l’Algérie d’antan. Je me souviens qu'il y avait dans le regard triste et fuyant de cet épicier quelque chose de familier. À cause de ce regard familier, je croyais qu'il était juif comme nous. Non, il n’était pas juif, il était arménien, il s’appelait Bahadourian.

 

Pour l'Arménie au Sénat

À quoi reconnaît-on un vieux juif ou un vieil arménien ? Ni à la courbure de son nez, ni à la couleur de sa peau, ni à la couleur de ses yeux mais à son regard : c’est le regard de ceux qui ont appris à baisser les yeux et à raser les murs. C’est ce regard empreint de peur et d’appréhensions profondes qui se transmet de génération en génération et qui porte des siècles de terreur.

 

Les Arméniens partagent avec les Juifs, les Cambodgiens, les Tutsis et quelques autres le triste privilège d’avoir été exterminés au XXe siècle. Mais ils ont su résister, et par miracle, l’Arménie existe encore aujourd’hui, même si elle ne couvre que le dixième du territoire que couvrait l’Arménie d’autrefois. Dans une page de L’Usage du monde, Nicolas Bouvier, coincé à Tabriz, capitale de l’Azerbaïdjan iranien, dont les Tatars de la Caspienne ont usurpé le nom, rappelle qu’il y avait un million d’Arméniens au XIXe siècle dans cette région ; en 1963, on en comptait plus que 15 000 ; aujourd’hui, la plupart d’entre eux sont partis. Nicolas Bouvier parle de leur « infinie résistance au malheur » et de la « vanité plaintive des peuples trop injustement étrillés par l’histoire, si remarquable dans la diaspora juive d’autrefois » ; donnant la parole à l’un de ces Arméniens, il le fait énumérer ses malheurs et conclure par : « et vous verrez… ça n’est pas fini. »

 

Les pogroms des années 80-90, la première guerre du Haut-Karabagh et la récente guerre déclenchée par l’Azerbaïdjan avec le soutien militaire de la Turquie rendent hélas prophétique cette page de L’Usage du monde

 

Nous savons depuis Paul Valéry, que les peuples, comme les civilisations, sont mortels. Il ne faut pas oublier que tout un empire et tout un peuple de l'autre côté du Caucase ont été rayé de la carte en quelques siècles : L’empire khazar dont le khan se serait converti au judaïsme et qui ne survit aujourd'hui que dans un dictionnaire qui est un roman yougoslave et dans quelques épopées de Marek Halter. À l'époque de Charlemagne, l'empire khazar était deux fois plus grand que la France actuelle. L'Arménie n’a pas cette chance : elle ne représente qu’un tiers de son voisin azéri, un trentième de son voisin turc et un soixantième de son voisin iranien.

 

Les Arméniens qui sont 12 millions en diaspora et 3 millions seulement au pays pourraient bien devenir les Khazars de demain.

 

Je ne suis jamais allé en Arménie ni ailleurs dans le Caucase, mais je connais bien l’Ukraine, les pays baltes, les Balkans, la Turquie et la langue russe. J’ai enseigné la géographie post-soviétique à l'Inalco de 2007 à 2010, au moment de l’invasion russe en Géorgie. Notre focalisation actuelle sur la guerre d’Ukraine nous rend aveugle face au drame qui se trame en Arménie. Depuis que les Arméniens ne peuvent plus vraiment compter sur les Russes, il n'y a plus que la France pour défendre ce pays grand comme trois départements français auxquels s'ajoute un quatrième : le Haut-Karabagh.

 

J'ai vécu à Istanbul en 2005. Erdoğan à l'époque ne faisait peur à personne. Le futur djihadiste à moustache n'était qu'un petit autocrate en puissance, un bébé Poutine, mais le panturquisme commençait déjà à être remis au goût du jour.

 

Aujourd’hui ce panturquisme, non content d’avoir reconquis les territoires encerclant le Haut-Karabagh ainsi que la partie sud de celui-ci avec sa capitale Chouchi, exige un corridor pour relier l’exclave du Nakhitchevan au reste de l’Azerbaïdjan – autrement dit pour relier Istanbul à Bakou, en privant l’Arménie de sa frontière vitale avec l’Iran et en asphyxiant l’Artsakh par le blocus du corridor de Latchine.  

 

D’où vient cette géographie torturée qui menace aujourd’hui de rayer de la carte non seulement le Haut-Karabagh mais toute l’Arménie ? De Staline, le grand charcutier des frontières nationales. En remaniant le puzzle hérité du vaste territoire de l'empire russe, en truffant chaque république d’une région autonome, en multipliant les enclaves et les exclaves et en les encastrant comme des poupées russes, Staline rendit inextricable la dislocation future de l'URSS. Ce sont ces frontières piégées qui s’agitent tous les jours comme des bombes à retardement en Moldavie, en Ukraine, dans les pays baltes, dans le Caucase, en Asie centrale – demain, peut-être au cœur même de la Russie. Le charcutier Staline a fait du XXe siècle – le siècle des génocides et de l’épuration ethnique – un siècle éternel et de l’URSS un pays dont la chute entrainerait une catastrophe permanente.

 

Poutine le sait très bien, qui exploite cette situation, car il l’a exprimé plusieurs fois : il ne veut pas que l’URSS disparaisse et se croit toujours au XXe siècle – la preuve à Boutcha où il a laissé se perpétuer les boucheries d’autrefois. En laissant faire Aliev et Erdogan à l’automne 2020, en continuant à les laisser faire aujourd’hui malgré l’interposition de 1900 hommes, Poutine punit l’Arménie de Pachinian de ses velléités d’indépendance.   

 

Il faut un nouveau mémorandum sur les frontières de l’Europe. Je ne parle pas des frontières de l’UE mais des frontières de tous les pays du Conseil de l’Europe. Tant que nous n'aurons pas mis fin à cette politique des frontières piégées et des poupées russes qui rendent impossible l'établissement futur d'États-nations pacifiques aux marges de l’Europe, nous ne pourrons pas libérer l’Europe des fantômes de Staline et du XXe siècle.

 

Nous savons tous que l’Arménie se trouve au pied du Mont Ararat, où Noé aurait laissé son arche perchée. Or, à l'allure où vont les choses, il se pourrait bien que le déluge arrive à grand pas. Nous serions alors bien embêtés si l'Arche venait à manquer. Et si l'Europe, ayant sacrifié le véhicule de Noé, n'avait plus aucun bateau sur lequel transporter veaux, vaches, cochons et couvées. Je sais que le Mont Ararat se trouve aujourd'hui de l'autre côté de la frontière, en Turquie. Mais je crois que la frontière sud-est de l'Europe se situe là, au pied du mont Ararat et au bord du fleuve Araxe, et non sur les rives du Bosphore ou sur la cime de l’Elbrouz. On pense souvent que les Alpes sont la chaîne de montagnes la plus haute d'Europe avec le Mont Blanc. Mais c’est faux : c’est bien le Caucase, le vrai toit de l’Europe : avec 5642 m pour l'Elbrouz et 5165 pour le Mont Ararat, nos Alpes et notre Mont blanc sont coiffés au poteau. L'Arménie, comme tous les pays du Caucase, appartient de plein droit à l'Europe, comme l’Ukraine, les pays baltes et les Balkans. Or si le toit commence à fuir, nous savons que c’est tout l’hôtel Europe qui risque le dégât des eaux. Ces montagnes sont aussi les nôtres : battons-nous pour elles et ne laissons pas hurler les vents fous.

 

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