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l'araignée givrée
28 octobre 2020

Là où l’on interdit les livres, on encourage la barbarie

Nuremberg_chronicles_-_Suns_and_Book_Burning_(XCIIv)

Lettre ouverte au Président de la République


 

Je ne pouvais m’empêcher d’être frappé par la stupidité de cette institution qui me traitait comme si je n’étais rien que chair et os, à enfermer.

Henry David Thoreau, La désobéissance civile

 

M. le Président,

 

Nous savons désormais que le confinement est appelé à durer – avec des moments de répit tels que cet été ou les prochaines vacances de Noël –  tant que vous n’aurez pas trouvé de vaccin. Nous savons désormais qu’à ces trois mois et demi de privation de liberté de l’année 2020 (puisque le reconfinement durera sans doute jusqu’à la mi-décembre 2020), il faudra ajouter sans doute deux ou trois mois de nouvelles privations début 2021, car nous le savons tous désormais, il y aura une troisième vague.

 

Que dirons-nous, plus tard, à nos enfants ? Que nous nous sommes laissé confiner au nom de l’intérêt général par un gouvernement qui se contrefiche, en temps ordinaire, de l’intérêt général ?

 

Que raconterons-nous de cette année 2020 et de la suivante qui s’annonce sous les mêmes auspices ? Que nous avons perdu le sens de l’étranger ? Que pendant six mois, nos corps ne nous appartenaient plus ? Qu’avec les masques barrière, les gestes barrière, les réflexes barrière, la frontière avait reculé jusqu’à notre for intérieur ? Que notre peau est devenue non pas la dernière frontière terrestre, comme l’écrivait Kafka, mais la première, et la seule, et l’unique frontière ? Privés d’étranger, privés d’ailleurs, privés des autres, nous sommes désormais devenus nos propres frontières, au point que notre premier ministre ose nous conseiller, sans malice, et avec le plus grand sérieux du monde, de porter le masque à la maison ! Et pourquoi pas au lit, en faisant l’amour ? Et pourquoi pas face au miroir de la salle de bains, en se brossant les dents ? C’est cela le confinement – un confinement qui puise ses racines très loin, un confinement que tous les philosophes avaient annoncé, de La Boétie à Michel Foucault, en passant par Thoreau : le corps privé d’horizon, le corps utopique des sociétés parfaitement gouvernées, le corps discipliné au point où il n’offre plus aucune résistance. Dans ce confinement, dans cette frontiérisation des rapports humains, les confins, c’est nous, c’est notre corps, c’est notre peau.

 

Moi qui habite, comme des millions de Français dans un village à 10 km de la plus proche librairie, moi qui, comme des millions de Français, ne peux me fournir en produits inessentiels que dans ces grandes surfaces dont vous condamnez les rayons comme vous avez condamné les magasins de centre-ville, je me suis rendu tout à l’heure à l’Intermarché et j’ai vu tout un rayon livres enrubanné de cellophane avec cet écriteau rouge : INTERDIT. Dans le pays de Voltaire, dans le pays des Lumières, vous offrez le lamentable spectacle de livres interdits. Pourquoi ne pas aller plus loin dans votre folie, pourquoi ne pas demander de brûler les livres, puisque, si la situation perdure, c’est toute la rentrée littéraire qui finira au pilon ? Là où l’on brûle les livres, écrivait Henri Heine, on finit toujours par brûler les hommes. Là où l’on interdit les livres, on encourage la barbarie.  

 

Je vous écris pour défendre les livres, M. le Président, pour défendre la littérature, qu’encore une fois vous allez sacrifier sur l’autel du Roi Corona. Mais il ne s’agit pas seulement des livres, M. le Président. Il s’agit de tout ce que vous avez décrété inessentiel. Vous qui moquiez il y a quelque temps les Amish, vous avez à présent l’impudence de distinguer ce qui est essentiel de ce qui est inessentiel ? Et si je vous disais qu’une page de Proust m’a nourri davantage qu’une feuille de laitue ? Mais vous allez plus loin dans votre erreur. Non content d’interdire les livres – ce fut quand même votre premier geste, car les livres sont en effet dangereux, pour les gouvernants comme vous, qui méprisent leur peuple –, voici que vous interdisez les disques, les DVD, les jouets, les accessoires de maquillage, les produits de parfumerie ? Quels seront vos prochaines cibles : les bouteilles de vin ? les cannettes de bière ? les jus de fruit ? Car à quoi bon boire des verres puisque nos corps ne sont plus bons qu’à manger pour bien télétravailler. Car voici la vérité : votre gouvernement ne nous voit plus que comme des machines à travailler et à manger.

 

Vous qui nous recommandiez, il y a quelques mois seulement, de lire à l’impératif,  vous interdisez désormais la vente de livres autrement qu’en click-and-collect, comme l’a dit votre ministre, un terrible mot pour annoncer la société du futur, la société automatisée, débarrassée des rapports humains. Et vous pouvez d’autant plus agir ainsi que vous savez qu’il nous est devenu si facile, en un seul clic, de commander tout ce dont nous avons besoin, l’essentiel comme l’inessentiel. Car sur Amazon, la plus grande librairie du monde devenue le plus grand hypermarché de la planète, nous pouvons tout acheter en un seul clic et sans collect, et recevoir deux jours plus tard dans nos boîte aux lettres tout ce qui ne se trouve plus dans nos campagnes, et que nous allions jadis acheter en ville, avant le grand confinement : pas seulement des livres, mais aussi des accessoires pour vélo, des imprimantes, des ordinateurs, des tabourets de bar, des fauteuils de bureau, des mixeurs, des caleçons, des chaussettes. Qu’attendez-vous pour nous interdire Amazon ou Netflix, histoire que le divertissement soit définitivement banni ?

 

Mais non, vous ne faites plus le poids face à Amazon, vous ne faites plus le poids face à un géant qui vaut 1000 milliards de dollars, vous ne pourrez pas lutter contre Amazon. Et, ce faisant, vous donnez du grain à moudre à nos complotistes qui prolifèrent dans nos campagnes. Car qui pourra ne pas croire que vous agissez dans votre intérêt ? Qui pourra ne pas croire que vous avez traité secrètement avec Jeff Bezos, Bill Gates, Mark Zuckerberg, pour livrer ainsi toute l’économie culturelle d’un pays aux géants du net ? Un gouvernement qui fait ainsi le jeu des hommes les plus riches de la planète est un gouvernement qui a trahi ses concitoyens.

 

Vous avez sacrifié l’économie culturelle d’un pays sous prétexte d’un risque sanitaire. Mais les Français ne sont pas responsables de la faillite de l’hôpital public. Je ne nie pas la dangerosité du virus ni l’embouteillage de nos hôpitaux, ni le sacrifice de nos soignants. Mais force est de constater qu’aujourd’hui, les Français n’ont plus peur du virus. Ils n’ont plus peur pour leur vie. Ils n’ont plus peur pour leurs proches que vous leur interdisez de voir. Ils ont peur pour leurs emplois, ils ont peur pour leurs enfants, ils ont peur pour la santé sociale, économique, culturelle et politique de leur pays. Car ce que vous ne dites pas, c’est que la crise économique que nous allons vivre sera la plus dure depuis la Seconde Guerre mondiale. Que le PIB va dégringoler à son niveau de 2015. Que le PIB par habitant va dégringoler à son niveau de 2015. Que ce seront des centaines de milliers de gens qui perdront leur emploi. Vous me répondrez que plus de trente mille personnes ont déjà perdu la vie. Mais qu’avez-vous fait entre-temps pour sauver l’hôpital public ? Où sont passés les 12 000 lits promis ? Si le premier confinement nous avait laissés dans un état de sidération qui n’offrait aucune place à la contestation, ce reconfinement était prévu  de longue date, il était inévitable, on parlait dès le mois d’avril de deuxième vague. Vous aviez donc huit mois pour vous préparer, huit mois pour protéger les Français. Il fallait trouver les conditions d’amélioration de la situation. La solution ne peut plus être le confinement. Car le confinement est contre-nature, il est anti-social, il est plus dangereux pour la société que n’importe quel virus. Il désagrège les familles, il encourage des complotistes, il aggrave le séparatisme, il donne des armes aux terroristes, il esseule les personnes âgées, il condamne à mort les dépressifs, il multiplie le nombre de femmes battues.

 

M. le Président, je vous conseille de relire Michel Foucault. Dans Surveiller et punir, le philosophe compare deux formes de gestion de la société : le modèle du panoptique et celui de la ville pestiférée. Dans nos sociétés du spectacle et de la surveillance, le panoptique existait déjà avant le virus : c’est internet, ce sont les réseaux sociaux qui nous permettent de voir et d’être en vue, qui nous offrent à tous une vitrine et une caméra, qui nous permettent de surveiller les autres tout en étant surveillés. Il ne manquait plus que la ville surveillée par internet devienne une ville pestiférée par un virus pour que les propos de Foucault deviennent parfaitement visionnaires. Le virus est apparu, et il vous autorise à prendre les mesures les plus régressives. « La ville pestiférée, toute traversée de hiérarchie, de surveillance, de regard, d’écriture, la ville immobilisée dans le fonctionnement d’un pouvoir extensif qui porte de façon extensive sur tous les corps individuels – c’est l’utopie de la société parfaitement gouvernée » écrit Foucault, qui ajoute plus loin, « pour voir fonctionner les disciplines parfaites, les gouvernants rêvaient de l’état de peste ».  

 

Votre parti, M. le Président, c’est le Parti de l’Ordre. Votre premier ministre sans charisme – que vous êtes allé dénicher on ne sait où pour ne souffrir aucune ombre – est plus inflexible et plus psychorigide qu’un sous-préfet. Il ne voit pas plus loin que le bout de sa casquette et nous parle comme on parle à des enfants, avec des rodomontades de maréchal des logis chef. Vous rêvez d’un Hexagone en forme de panopticon. Vous vous êtes entouré de tout un aréopage d’hygiénistes entêtés. Vous n’écoutez plus que des médecins qui n’ont aucun sens de la science, de la culture, de la politique, de l’économie, et qui prescrivent le confinement du corps national pour enrayer le virus comme on prescrivait autrefois des saignées pour purger le corps du roi. Lorsqu’on entend l’un d’entre eux déclarer sur les ondes qu’en temps d’épidémie c’est un inconvénient d’être une démocratie, on croirait rêver. Un boulevard vous est ouvert pour aller plus loin dans la privation de nos libertés. Au mois de mai, je vous écrivais que la situation des auteurs privés de revenus par la fermeture des librairies était devenue kafkaïenne. Entre-temps, les librairies se sont équipées de masques chirurgicaux, de panneaux de plexiglas et de gel hydro-alcoolique pour devenir aussi sûres et aseptisées que l’écran d’un ordinateur. Mais  depuis le 28 octobre, nous avons fait un bond dans l’absurde : nos livres sont en vente libre sur internet mais interdits dans les rayons des grandes surfaces. Ce n’est plus un scenario à la Kafka, c’est un scenario orwellien. Si vous ne revenez pas le plus rapidement possible sur l’interdiction absurde qui frappe les librairies, place Amazon en situation de quasi-monopole et condamne toute la chaîne du livre à la faillite, nous aurons perdu définitivement toute confiance en vous.

 

Commentaires
B
Un jour que Gracq était venu déjeuner chez moi il m a décrit le jour d ennuie, en attente d un visa pour l URSS, où il a acheté une rame de papier et s est mis à écrire....passionnant, émouvant.
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l'araignée givrée
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