Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
l'araignée givrée
13 décembre 2017

Doubles funérailles dans la nation France : le prozac du Figaro et le prozac du populo

1er_juin_1885_-_Enterrement_Victor_Hugo

En littérature, je n'ai plus de confrères. Dans l'espace d'un demi-siècle, les us et coutumes neufs de la corporation m'ont laissé en arrière un à un au fil des années. J'ignore non seulement le CD-Rom et le traitement de texte, mais même la machine à écrire, le livre de poche, et, d'une façon générale, les voies et moyens de promotion modernes qui font prospérer les ouvrages de belles-lettres. Je prends rang, professionnellement, parmi les survivances folkloriques appréciées qu'on signale aux étrangers, auprès du pain Poilâne, et des jambons fumés chez l'habitant., Julien Gracq, entretien au journal Le Monde, 2000.

 

Ce samedi 9 décembre 2017, j’étais invité au lycée Henri IV, à Paris, pour commémorer les dix ans de la disparition de Julien Gracq, sur une proposition de Jean-Yves Chevalier, professeur de mathématiques et fervent lecteur de Gracq. L’hommage – qui commença par des lectures d’extraits choisis par l’exécutrice testamentaire, Bernhild Boie (belle occasion, pour les élèves du lycée de nous démontrer leurs talents de comédiens) – fut suivi d’une table ronde animée par Mathieu Garrigou-Lagrange de France Culture, avec Régis Debray, philosophe, Hédi Kaddour, écrivain, Jean-Louis Tissier, géographe, Jérôme Villeminoz, conservateur du fonds Julien Gracq à la BNF, et moi-même.

Le matin, dans un PMU de Belleville où j’étais entré pour mettre au clair mes notes en vue de l’hommage de l’après-midi, j’avais écouté les piliers de bar (je précise au passage, si Finkielkraut me lit, qu’il n’y avait là que des enfants d’immigrés) parler de la mort de Johnny, disserter sur la mort en général et sur la brièveté de la vie, se demander s’ils allaient se rendre aux Champs-Elysées. A midi, j’avais rendez-vous avec Régis Debray, nous devions déjeuner ensemble dans un petit bistrot de la place du Panthéon, et j’arrivai rue de l’Odéon la tête pleine de ces « ah que Johnny !  - j’eus la mauvaise idée de rappeler à mon hôte quel était le grand événement de la journée, quel était le nom présent sur toutes les lèvres ce matin, et ce que je craignais se produisit : il alluma la télé, cette télé que je n’ai pas, que je ne regarde pas, en me disant « cher ami, notre frichti va se réduire à un sandwich mais pas question de rater ce spectacle ! »

« C’est ce que j’appelle la vidéosphère, qui a remplacé la graphosphère et qui fait des types comme vous et moi des marginaux – plus que ça, des suspects », me dit le médiologue survolté en pressant le bouton 2 de la télécommande. C’est peu de dire que la concurrence était rude ce jour-là entre le monde de l’écran et le monde de l’écrit ; « il y a quelque chose de très symbolique dans ce porte-à-faux incroyable », ajouta Régis Debray en s’asseyant sur une chaise et en sortant de la poche de son gilet un carnet, tandis que je faisais de même, mais les fesses sur la canapé. Toute la France enterrait Johnny en grande pompe sur les Champs-Elysées pendant qu’un petit quarteron d’écrivains et d’universitaires en quasi-retraite m’embarquait pour rendre un hommage confidentiel, dans un haut-lieu de reproduction de l’élite, à l’un des écrivains les plus discrets que connut le vingtième siècle : l’actualité se plaît à multiplier ces décalages. Toute la France, celle des bikers et des titis parisiens, celle des beaufs et des babyboomers, allait vivre un moment d’histoire entre l’Arc de Triomphe et la Madeleine, pendant qu’à deux pas du Panthéon, dans la salle Julien Gracq d’un lycée du Quartier Latin, une petite société secrète d’adorateurs d’une œuvre que plus personne ne comprend sans dictionnaire, allait tenter de raviver la flamme, sous l’égide de la Vestale, exécutrice testamentaire de l’œuvre. « Nous sommes les derniers des Mohicans et vous êtes un peu notre Grand Manitou » me dit Debray, « il ne vous manque plus que les plumes sur la tête ! »

Tels deux gamins surexcités par la liesse populaire, ahuris par le grand show funéraire, ne sachant plus si nous vivions sur Terre ou dans un monde parallèle, nous n’avons quitté le repaire de la rue de l’Odéon qu’après avoir entendu le discours fort attendu d’Emmanuel Macron. Ce dernier était la guest star de ces funérailles nationales, le grand ordonnateur du show révélant le tournant rock & beauf d’une chose publique à paillettes, qui découvrit son visage de crabe sous l’ère Sarkozy. Samedi dernier, nous étions au comble du bling-bling en enterrant ainsi le grand évadé fiscal : il y a des moments où je me dis que même Sarko n’aurait pas osé.

Mais pour mieux comprendre les funérailles de Johnny, il faut les replacer dans leur contexte : la veille on enterrait Jean d’O. Service minimum comparé à la grande pompe réservée au vrai grand homme, le rockeur, mais tout de même, cour d’honneur des Invalides et drapeau en guise de linceul pour l’académicien gai luron. Et voyant apparaître le macaron de Johnny saluant la foule au bas de l’écran, avec son masque de cire, rides gommées, lèvres gonflées au collagène, yeux de poisson bouilli d’un bleu vif, pommettes dorées aux UV, je me suis demandé si Johnny & Jean d’O n'étaient pas un seul homme, Docteur Jo le jour & Mister JO la nuit, si les deux J n’étaient pas l’avers et le revers d’une même médaille : Johnny & Jean d’O, rois du showbizz et grandes voix de la droite à la française, étaient les deux antidépresseurs de la France : le prozac de l’aristo et le prozac du populo.

Il n’y a plus qu’à la vendre, la France, me suis-je dit, à présent que sont mortes et enterrées l’idole des jeunes devenus vite très vieux et l’idole des vieux restés éternellement jeunes. Car n’est ce pas la vendre, la France, que de mettre ainsi en avant deux figures quasi inconnues à l’étranger ? Peu de romans de Jean d’O ont été traduits ; quant au nom même de Johnny, il n’a guère franchi nos frontières. N’est-ce pas la vendre, la France, que de se faire ainsi le thuriféraire d’un évadé fiscal et d’un évadé scriptural, qui avait compris qu’à notre époque de superficialité abyssale, il valait mieux se fendre de temps en temps de bons mots sur un plateau télé plutôt qu’écrire de bons livres dans son bureau ?

Qui était Johnny, du point de vue strictement musical (les paroles n’étaient pas les siennes), comparé à Gainsbourg ou Bashung, pour rester dans le même domaine ? Qui était Jean d’O, du point de vue strictement littéraire, comparé à Julien Gracq ou Yves Bonnefoy, deux écrivains qui m’étaient chers, deux écrivains que nous avons laissé partir sans le moindre signe de reconnaissance – sinon de brèves condoléances – de la part de l’Elysée ?

Derrière ces doubles funérailles dans la nation France, il faut voir de la part de notre président une immense opération de com’ : aux Etats-Unis, pour gagner quelques points de popularité, un président de la République a besoin de déclencher une guerre en Irak ou de menacer la stabilité du Proche-Orient en déclarant Jérusalem capitale d’Israël ; en France, il suffit d’enterrer en grande pompe Johnny & Jean d’O, nos deux plus belles momies vivantes, nos deux momies liftées, nos deux momies dorées aux UV, nos deux momies aux yeux bleus et à la gueule si vénérée.

J’appartiens à la même génération qu’Emmanuel Macron : comme lui, je suis prêt à le parier, je n’ai jamais écouté Johnny, je n’ai jamais lu Jean d’O ; comme lui, je serais infoutu de citer un titre de Jean d’O, plus infoutu encore d’entonner un refrain de Johnny et je parie qu’il y a du Brigitte derrière tout ça, qui a dû lui inculquer les passions d’une autre génération, celle de mes parents. Mais Macron – qui a plutôt baigné dans Ricoeur et qui avouait aimer Julien Gracq – est président de la République et un président de la République se doit de flatter les égos du populo et les égos du Figaro : la lois des séries, ce drôle de martingale dont nous a si bien parlé Jean Rouaud, lui offrait sur un plateau d’argent deux têtes auréolées par la foule : il fallait enterrer ces hommes illustres comme s’ils étaient tombés tous les deux, côte à côte, au champ d’honneur. Et peu importe, si ce faisant, on ferait le grand écart de l’aristo au populo, du toujours riches au toujours pauvre, en passant par-dessus toute une classe d’âge et toute une classe sociale : la classe moyenne, les moins de quarante ans. 

Du premier, il aura fait la quintessence de l’esprit français : il a enterré Jean d’O comme s’il enterrait Voltaire, en maniant à merveille le subjonctif imparfait, en multipliant les figures de style, et tout particulièrement les oxymores : « un égoïste passionné par les autres » ; « il était superficiel par profondeur ». Du second il aura fait la quintessence du génie français : il a enterré Johnny comme s’il enterrait le Messie. Commençant par les chiffres, car il n’y a pas de Messie, en 2017, sans chiffres : 60 ans de carrière, plus de 1000 chansons, 50 albums, poursuivant par la légende au conditionnel, celle du motard qui reviendrait, puis le chemin de croix, les souffrances, on aurait dit qu’il nous lisait le poème de Rimbaud, Génie, dans lequel Claudel vit le portrait du Christ. Concluant enfin que « Johnny était au pays », qu’il était (citant Hugo) « une force qui va », « un destin français », révélateur du rêve américain, car tout ce qui arrive en Amérique finira par nous arriver : c’est la téléologie macroniste. Le Messie s’en ira se faire enterrer à Saint-Barth mais peu importe ; Voltaire sera oublié demain mais qu’importe aussi, le premier intéressé le savait et rappelait au micro d’Augustin Trapenard que c’est dangereux d’être aussi populaire : il y avait foule aux funérailles d’Anatole France et trois pelés et un tondu à l’enterrement de Stendhal. Les deux discours sont des modèles du genre, ils sont prodigieux dans leur efficacité et ils révèlent que nous avons au pouvoir un prince machiavélique, prêt à faire feu de tout bois ; il révèlent surtout que le fond de l’air, sous les paillettes du rock n’roll et sous les dorures de l’Académie française, dont Julien Gracq disait qu’elle ne servait à rien, est à la fois superficiel et identitaire, ridicule et autoritaire, mais surtout démagogue et très à droite.

Commentaires
B
Le temps des diaristes, pardon des bloggeurs est l'imparfait, ou un présent permanent si l'on ne se relit pas.<br /> <br /> Les commentaires d'un blog passé ne sont plus de saison - pourtant quelles vérités n'exprime t'on pas quand on revient sur ses traces ...<br /> <br /> Quand un écrivain sort de son livre, ou un chanteur de sa composition ou de son talent d'interprète, il tend à devenir un phare, une icône, un objet partagé pour des qualités projetées qui ne sont plus les siennes, mais celles de celui qui l'expose ainsi au regard public.<br /> <br /> Les JO ne meurent que les années bissextiles - on a un peu de temps avant de devoir supporter à nouveau de telles manifestations outrancières.<br /> <br /> Ramenons les hommes à ce qu'ils ont de juste et de vrai, pas aux images que l'on forge sur leur légende.
Répondre
l'araignée givrée
Archives
Visiteurs
Depuis la création 139 591