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l'araignée givrée
26 juin 2014

la carte et le paysage

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Sous un ciel d’orage troué d’éclaircies, la ville s’étage à l’abri de ses remparts – amoncellement de petites cases blanchies à la chaux, obombrées de gris, de bleu, de mauve ; on croirait des morceaux de sucre ou des cristaux de glace empilés les uns sur les autres ; bousculés telles des pièces de domino, ils dévalent les pentes pierreuses des rodaderos, ils épousent les vallonnements des ravins, ils enjambent les cigarallas enclos de pierres sèches – tandis que là-haut, sur la gauche, couronnant l’horizon haut perché de la sierra, trône, énorme carré blanc, verrou massif et inexpugnable, la forteresse de l’Alcazar.

Tolède. La vieille ville impériale paraît improbable – étrange et mystérieuse en tout cas, fragile dans son scintillement de sucre glace, avalanche prête à déferler sous le soleil de plomb. Et pourtant toute la ville est là avec le zigzag des routes qui la desservent, avec ses éboulis de faubourgs, ville étirée, chaotique, tortillarde, hautaine et rayonnante sur son roc ; on imagine ses ruelles étroites et bruyantes ; on aperçoit la cathédrale avec sa flèche flamboyante qui perce le bleu du ciel, on reconnaît la porte monumentale de Visagra, on pourrait compter les tours des remparts et les maisons elles-mêmes, troués de fenêtres noires ; on devine à l’extrême-gauche du tableau les deux tours crénelées du pont d’Alcantara, qui enjambe le Tage, fleuve encore un torrent dont la coulée vive, écumeuse, blanchâtre et bleuâtre comme les nuages dans le ciel, comme les murs de la ville, perce entre l’ocre triste de la terre et le vert à vif des vergers ; on l’entendrait presque rugir, le Tage, et on le voit même resurgir au premier plan, dans l’angle inférieur gauche de la toile, coulée de bronze irréelle jaillissant d’une jarre renversée contre laquelle s’appuie un jeune homme nu, coulé lui aussi dans le bronze, et qui nous tourne à demi le dos, drôle de posture pour cet homme-statue, jambes écartées, genoux repliés, pieds croisés, buste rejeté en arrière. Qui est-ce ? Un génie des eaux ? Une allégorie du Tage ? Une de ces statues qui servent à personnifier les fleuves ?   

Tolède. La vieille ville impériale paraît en lévitation – milliers de pans étincelants – et on pourrait dire qu’elle flotte, oui, puisqu’un drôle de nuage, énorme, s’est trouvé comme détaché du ciel, captif au bas de la toile, égaré – peut-être une de ces nuées résiduelles qui s’attardent les jours de brouillard au-dessus du Tage ; et ce nuage, tel un gros coussin d’ouate, supporte un des édifices les plus remarquables de la ville, pièce de puzzle évadée du cercle des murailles, drôle de maquette agrandie comme par magie. C’est l’hôpital Tavera, reconnaissable grâce à sa façade, ici en position centrale, mis en lumière, parce que le tableau fut sans doute commandé par Pedro Salazar de Mendoza, administrateur de l’hôpital.

Tolède. La vieille ville impériale paraît descendre littéralement des cieux, apparition miraculeuse suscitée par la palme d’or d’un ange, qui foudroie le ciel comme un éclair, et de cette déflagration naît la cité de Saint Ildefonse – on devine d’ailleurs la chasuble dorée du saint patron de Tolède, ici portée par la Vierge en majesté, robe rose, cape bleue, toute entourée d’une cohorte d’anges et d’angelots – sept séraphins, trois chérubins dont les ailes s’agitent dans l’air orageux.

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Tolède. La vieille ville impériale – comme l’indique le titre du tableau – est ici doublement présente. Une ville réelle, une ville de chair, en arrière-plan. Au premier plan une ville de papier, une ville symbolique, une ville en esprit. Car sur la droite du tableau, un jeune page en habit vert déploie une grande feuille de vélin, de parchemin, où Tolède est peinte une deuxième fois. Tolède vue non plus comme si elle descendait du ciel ou cherchait à le rejoindre, mais Tolède vue littéralement du ciel. Car cette grande feuille dépliée, plissée, striée et tachetée de lumière – où reviennent dans des tons d’ocre, de beige et de bistre ces couleurs qui sont celles de la terre elle-même – est un plan de la ville...

la suite de ce chapitre 1 à paraître en 2015 aux éditions du Vampire actif, sous le titre Dans les ruines de la carte (mais probablement sans illustrations) : http://www.vampireactif.com

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