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l'araignée givrée
25 juin 2014

l'art de la peinture

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Au premier plan une lourde tenture chamarrée découvre une chaise vide. Le voile des apparences est levé. Prenons place alors, prenons la place habitable de l’œil et, depuis le siège de velours rouge, depuis l’ombre que nous sommes, regardons comme nous invite à le faire la tenture repliée – épions, scrutons, tâtonnons à travers le tourbillon des particules de lumière vers la scène qui se joue là, se joue et se rejoue, depuis plus de trois siècles, depuis le duel de Zeuxis et de Parrhasios, depuis l’enfance de l’art.

Du peintre et du modèle nul ne nous regarde, nul ne s’est aperçu de notre irruption. Tous deux semblent poser pour nous. Lui, assis sur un tabouret, nous tourne le dos. Elle, debout derrière une table encombrée, a les paupières baissées. Leurs mains sont occupées, leurs gestes en attente. Lui tient un pinceau de la main droite, on ne voit pas la gauche. Elle tient une trompette sur son épaule et un gros volume jaune contre son sein. On le sait et tout l’indique : la jeune fille personnifie le Temps, elle a tous les attributs de Clio, muse de l’histoire, allégorie de l’honneur et de la gloire. Sa trompette sert à proclamer la renommée. Son grand livre jaune – sans doute un volume d’Hérodote ou de Thucydide – est l’un des tous premiers livres d’histoire. Elle est coiffée d’une couronne de lauriers qui symbolise la gloire et la vie éternelle. Elle offre aux flots de lumière surgis comme toujours de la gauche – ici d’une fenêtre invisible – le doux visage énigmatique des femmes du Nord : lèvres entrouvertes et légèrement luisantes de la Jeune fille à la perle ; de la Dentellière, elle a la tête penchée, l’air absorbé. Elle est tout de jaune et de bleu vêtue – de ce jaune et ce bleu, ces belles oppositions, ce soufre et ce lilas qui sont les vraies couleurs primaires : une grande cape de soie bleue qui poudroie dans la lumière et fait des plis, comme une mer démontée, lui couvre les hanches ; elle porte en dessous une robe de soie frangée de bleu dont on aperçoit, sous la table, les petits pans dorés. Une touche de blanc lui dessine un col et rehausse son visage, l’éclairant en quelque sorte, lui donnant, sous les affûtiaux de l’allégorie, la présence, la délicatesse, la préciosité, le caractère charnel – avec un peu de rouge aux joues – d’une personne incarnée. 

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En cet instant précis, on ne sait pas vraiment si le peintre regarde le modèle ou s’il cherche ailleurs son inspiration. De son visage on ne voit rien, entre le béret noir et le pourpoint à crevés démodé, seule la masse floue, tremblée, saisie sur le vif – comme s’il venait à l’instant de bouger – de ses longs cheveux châtains, seul le raccourci osé de sa main droite indiquent qu’il s’agit bien d’un être de chair, d’un peintre en action. Qui est-il ? Peu importe en fin de compte, car ce peintre anonyme et sans visage, vu de dos, sans palette ni boîte à couleurs, sans brosse ni chiffon, sans autre attirail qu’un pinceau et un appuie-main, qui se tient à l’orée de l’ombre et de la lumière, ce pourrait être aussi bien nous-mêmes, et son geste pourrait être le nôtre, sa main le prolongement de notre œil, son regard invisible et peut-être errant notre propre regard perdu, empiégé dans la profusion des éléments, des noms, des symboles, des images.

Car tout ici invite l’œil au va-et-vient, dans l’interstice triangulaire qui occupe, entre les deux personnages, le centre du tableau – le fil d’Ariane est rompu, le bel ordonnancement des noms, des images, des choses, des symboles s’effrite, notre rétine est à l’image de cette table encombrée d’objets divers, de lambeaux du quotidien : regard effiloché, regard saturé, regard hagard. Et la géométrie impeccable du carrelage, cet échiquier de la perspective linéaire, n’est pas un repère suffisant – nous voici le regard errant, suivant des linéaments interrompus, des ramifications infinies, des empreintes dédaléennes, des tracés hypnagogiques, tâtant du coin de l’œil ce qui occupe ici tout un pan du tableau, près d’un tiers de sa surface, et dessine comme une troisième peau, une peau parcourue d’artères et de veines – la peau du pays réel, l’écorce étale de la Terre, le parchemin des souvenirs et des rêves : une carte de géographie... 

la suite de ce prologue en 2015 aux éditions du Vampire actif, sous le titre Dans les ruines de la carte (mais probablement sans illustrations) : http://www.vampireactif.com

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