Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
l'araignée givrée
28 juin 2014

l'araignée givrée : Samuel, le retour !

avis aux amateurs : Samuel Vidouble reviendra en ??? 2016 ou 2017 ??? aux éditions ??? sous le titre Intima Thule - un archipel intérieur, troisième volet d'une suite européenne et nordique, dont l'action ne se déroulera pas dans des pays baltes imaginaires mais ici et maintenant, en France. Et c'est dans ce livre qu'il sera question de l'araignée givrée qui donne son titre à ce blog.

extrait :

 

Tu n'as pas de pays natal, Samuel. Mais de deux à dix-sept ans tu as vécu dans un pays de marais, d'étangs et de tourbières. On lit dans les chroniques locales et dans les mémoires de Commynes que Louis XI, du temps qu'il était dauphin, en fit assécher moult, qu'il attela des ingénieurs bataves à la tâche, mais il en reste un grand nombre (de marais et d'étangs, s'entend, l'ère des tourbières a passé) qui font – on lit cela dans les brochures publicitaires de l'office du tourisme – la joie des chasseurs, des pêcheurs, des promeneurs et des peintres. On serait tenté d'ajouter et des littérateurs narcissiques ; ce serait oublier que l'eau n'y est jamais assez limpide pour ce genre de coquets-là. Ajoutons des poètes : le conseil municipal a toujours eu les siens, ces belles âmes claudéliennes – pharmaciens, notaires, banquiers, dentistes, médecins de campagne, professeurs en retraite – qui versifient, Dieu merci, nos dimanches pluvieux. Preuve en est du très recherché nom de pays qu'ils ont octroyé à celui qui, jalousant la Dombes, l'Île Crémieu et les Terres-Froides voisines, en était dépourvu – nom assorti, à la place de la devise et du blason d'autrefois, d'un beau logo : ce logo est une petite palette émaillée de touches bleu jaune rouge ; ce nom est le Pays des Couleurs. Cherchez-le sur la carte, vous ne le trouverez pas ; tous les poètes n'ont pas l'oreille des cartographes. Appelons-le Minifinlande, ton pays de marais, d'étangs et de tourbières. Suo-mi, terre des marais, c'est ainsi que les Finlandais nomment leur pays natal.

Le petit pays d’Europe de l’Est dont tu reviens, lui aussi, est un pays de marais, d’étangs et de tourbières. Les barons germano-baltes en firent assécher moult, attelèrent à l'instar de Louis XI des Bataves à la tâche, mais il en subsiste sur toutes les îles, dans tous les cantons. Tu avais consulté maintes fois la carte : rien que dans le canton de V, on pouvait compter une bonne dizaine de ces petits yeux bleus.

À quelques bornes en contrebas du château où vécut et mourut Paul Claudel (dont les restes reposent là-bas avec toute sa semence, dit la pierre tombale), se trouve l’étang du Chêne – toponyme on ne peut plus banal, simple étendue d’eau stagnante, qui couvre à peine quatre hectares. Une route étroite le longe sur sa rive orientale et relie le chef-lieu de village aux abords

aux abords, oui, car qui voudrait s'aventurer plus loin ne trouverait que

des fils barbelés,

puis un panneau rouge :

Réserve de chasse – entrée interdite,

d'autres fils barbelés,

puis un panneau jaune :

Il est dangereux de s'aventurer dans le lit du fleuve,

puis encore un panneau rouge :

Propriété privée – défense d'entrée

enfin un transformateur EDF tagué du slogan en lettres noires :

Contre Sarko votez Le Pen

et pas moyen de franchir de nouveaux fils barbelés ni de lire le petit panneau vert :

Attention – Chien méchant

car on les aurait déjà entendu aboyer, les dobermans et les bergers allemands et alors même les plus intrépides rebrousseraient chemin – laissant derrière eux ces abords du Rhône, ou vécut et mourut l'administrateur de la société des moteurs Gnôme et Rhône, auteur du Pain Dur et de l'Ode au Maréchal Pétain.

[...] 

Le premier jour, vous faites le tour de l’étang. Un sentier tapissé de feuilles mortes creuse un étroit tunnel entre buis et bouleaux, puis débouche sur une brève clairière. Une lande miniature où pousse de la bruyère ; givrées, ses fleurs sont comme des gemmes. De la clairière on peut embrasser du regard l’étang dans sa globalité. Miroir dépoli, le soleil couchant s’y réfléchit, pal d’or qui s’évase en forme de cône à l'aplomb de la rive opposée – laquelle s'enténèbre – puis s’effeuille et s'effrite parmi tous les chablis, tous les abatis incrustés dans la glace. Quel prodige ! Comment ne pas penser à la mangrove enneigée de tes rêves ? Çà et là la glace emprisonne une souche isolée ; un arbre y plonge ses racines toutes moussues de givre ; des rameaux sont empiégés ; les fiers joncs de l'été, tignasses de gnomes blanchies, se blottissent contre la bise et gardent les rives de ce petit empire hyperboréen. Ton frère et toi tâtez du pied la glace ; elle semble bien solide ; on peut chausser les patins. Ton frère t’entraîne par la main, il est bien plus adroit que toi, plus stable, il a l’habitude, il fait du roller, toi tu ne connais que le patinage artistique à la télé, et puis il est plus petit de taille, plus équilibré, ton frère, vous vous mettez à tournoyer, il te lâche la main, s’écarte, revient, rit de te voir si gauche, un vrai tourbillon. C’était ce jour d’hiver, grâce à l'enthousiasme de ton petit frère que tu l’avais vu pour la première fois, vu pour de vrai – l'étang si proche. Sans doute fallait-il l’arpenter – l'étang si proche. Domaine un instant sans béton, sans crépi, sans torchis, sans sillons, sans boue, sans haies, sans ciel gris, sans murets, sans ronces, sans barbelés. Un instant le seul royaume. Et, depuis ce jour-là, l’étang du Chêne était devenu en quelque sorte le miroir de tes étangs rêvés : cette humble surface qui gelait les vrais hivers, cette maigre source qui l’alimentait, ces talus qui l’entouraient, boisés d’aulnes, de frênes, de saules, de bouleaux, d'aubépines ; la mousse qui poussait sur les rives et la bruyère dans les clairières – c’était bien ainsi qu'enfant tu te figurais les milliers d'étangs que tu dessinais au feutre bleu sur tes cartes.

Le lendemain, vous retournez, ton frère et toi, visiter votre étang. Miroir sans tain, il s’est revêtu d’un épais tapis de givre. Intrigués par les formes diaphanes qui se dessinent à l’horizon, vous repartez explorer sa surface. Franchies les laisses des glaciations successives, qui dessinent des cercles concentriques, vous vous aventurez sur un terrain peu glissant, rugueux même ; c'est le givre qui geint sous vos pas et les retient bientôt. D’abord de fines constellations – on dirait un almageste – puis des touffes blanches se hérissent sous vos pas, lutins hirsutes. Enfant, tu avais admiré les lichens, à la gloire de ces continents minuscules, tu avais souhaité gratter des pages et des pages de louanges ; cette fois-ci, tu survoles le portulan qu’ont tissé l'hiver et la nuit sur une simple mare. Ici, tout contre la rive, deux plaques de glace se chevauchent : une zone de subduction. Là, une mousse otage dessine un atoll qu’entoure, tel un récif corallien, une barrière de cristaux bleus. Plus loin, une étoile polaire étire ses sept tentacules aux sept points cardinaux d'un univers septentrion. Célèbes arctiques ou Spitzberg sous la banquise, cette araignée givrée a tous les airs d'un de ces pays improbables que des enfants à l’imagination prolixe griffonnent de leur fourchette, la soupe avalée, la table débarrassée, sur les nappes de papier blanc des cantines scolaires. 

85807702_o

Au centre de l’étang, on distingue une sorte d’archipel. Deux îles jumelles se détachent nettement de ce puzzle gelé : la première a la forme d’un triangle isocèle, la seconde une forme bizarroïde ; entre les deux, une brindille captive trace un pont. Tu écarquilles les yeux. Hèles ton frère – la voici, ta Zyntarie ! Tout y est : le cap de Kluxemphburg, la baie de Trichstaam, les falaises du Zelthmark, la péninsule du Nordau, la presqu’île de Gehensch, l’archipel de Zeevada. Et là, cette feuille de chêne enchâssée, ses festons sertis de sel gemme, aucun doute, c'est l’agglomération de Zsyohn ! Manquent seules les formes de l’intérieur : forêts et fleuves, plateaux et montagnes, la tache bleue du lac de Sulzburg, les hachures grises des falaises de Neutonn. Mais qu’importent les détails ! Les contours sont là ! Accroupis-toi, Samuel, suis du doigt ces liserés merveilleux. Libre à toi de placer sur cette surface vierge, comme sur les pages blanches de ton enfance, telle ville ou tel étang manquants. Mais bientôt, ton frère te retrouve à plat ventre sur la glace et t'agrippe tendrement par les cheveux – viens, il est grand temps de rentrer ! Et il te montre un petit kaléidoscope de sa fabrication. C’est un tube en carton ; les parois intérieures sont tapissées de feuilles d'aluminium. Si l’on regarde dans le tube, on voit briller les cristaux, toutes ces reliques d'un éphémère âge glaciaire. 

Le surlendemain, tu t'en souviens très bien, tu t'habilles en hâte, ton frère dort encore, il ne faut pas le réveiller, alors tu cours seul retrouver ton étang. Il a neigé dans la nuit, il a neigé abondamment – la campagne est capitonnée d'opale. Sur la route de l’étang, tu cherches des yeux le paysage de la veille, de l’avant-veille : le ciel est un linceul ; on distingue à peine les rives. Impossible de voir où commence, où finit l’étang du Chêne – à l'horizon s’étale, tout ouatée de silence, la tabula rasa où se confondent à l'infini pays natal, pays rêvé. Dépité, tu fais demi-tour. Fugitif ou rêvé, ton archipel s’est effacé...

 

 

 

 

Commentaires
l'araignée givrée
Archives
Visiteurs
Depuis la création 139 591