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l'araignée givrée
24 juin 2014

dans les ruines de la carte : note d'intention + extrait

 

16 Islande Ortelius

 

Dans les ruines de la carte partira du postulat que nous, hommes et femmes du XXIe siècle, vivons à l'ère de la grande carte (celle des utopies) en ruines. La question que je me poserai sera la suivante : Que pouvons-nous faire, nous autres (artistes, écrivains, hommes du livre, de la toile et de l'écran) de ces ruines ? 

 

Ma tentative sera de lire les livres et les peintures qui me sont chers comme on lit des cartes ou des atlas. En les ouvrant par hasard, en cheminant d’un chapitre à l’autre, d’un plan à l’autre, d’un détail à l’autre, d’une phrase à l’autre, en me perdant dans leurs méandres, en cherchant mon itinéraire comme à travers un jeu de pistes. Dans un premier chapitre, je rappellerai, à l’aide d’œuvres classiques (Vermeer, Le Greco), que la carte grandeur nature n’existe pas, que l’art miniaturise toujours. Dans un second chapitre, je m'efforcerai de critiquer les utopies contemporaines, de montrer que la cartographie du monde, du réel, du corps ou de la vie est impossible. Dans un troisième chapitre, je m'adonnerai, en m’appuyant sur des livres qui m'ont marqué (ceux de Stendhal, de Gracq ou de Sebald, entre autres) à un exercice de cartographie du romanesque. Enfin le dernier chapitre reviendra sur la figure de l’archipel en littérature, en peinture et en géographie et tentera (à l’aide d’œuvres récentes) d’esquisser les principes d’une écriture en archipel.

  

extrait :

 

... à l’origine de ce livre, il y aurait une double fascination enfantine et le besoin d’un double retour critique. Retour critique sur la pratique de la géographie, retour critique sur la pratique de la littérature. Fascination d’enfant pour les cartes, les atlas, les planisphères, les mappemondes. Fascination d’enfant pour les œuvres d’art, des mosaïques antiques aux installations contemporaines, qui rappellent les cartes, dans leur agencement, dans la lecture infinie et instantanée qu’elles permettent. Fascination pour les livres – et parmi ces livres pour ceux, peu importe les genres, qui dessinent en vers ou en prose une cartographie poétique, intellectuelle – et témoignent d’une géographie intime.

Il faudrait prendre ici le mot fascination au sens propre : la carte aimante, la carte aiguise, la carte paralyse, la carte effraie, la carte est la peau tigrée de rêve et de réel du pays qu’elle illustre et réduit simultanément ; la carte est l’écorce vive des souvenirs et le palimpseste des songes naufragés ; la carte excite, la carte terrorise ; la carte fait se dresser l’horizon des mondes probables, la carte hérisse les frontières de l’impossible ; la carte est objet de savoir, de pouvoir et de contemplation ; la carte, tous les auteurs l’on dit, la carte est infiniment femme : on la tourne, on la retourne, on la palpe, on la lisse, on la caresse, on la plie, on la déplie, on la replie ; le vent la fait s’envoler dans nos mains maladroites ; la trop vive lumière la rend illisible et la jaunit ; la pluie la crible et la fatigue ; le temps la ride, la craquelle et finit par l’émietter. Depuis leur invention, les cartes ont fait l’objet de complots et de rivalités ; elles ont fomenté des putsch et maté des révolutions, elles ont cristallisé les haines identitaires, elles ont grossi les désirs de revanche, elles ont enfanté les guerres et servi à dresser des champs de bataille ; tout le Vietnam a été bombardé sur cartes avant d’être bombardé pour de vrai ; les cartes ont tracé des tranchées, séparé des peuples et des familles ; elles ont partagé le monde de Tordesillas en deux et bien des Pologne en trois ; elles ont  rayé des pays entiers sous la plume tachée de sang d’un Hitler ou d’un Staline ; elle ont guidé les conquistadors et la colonisation, elles ont justifié les annexions et les sécessions, la course à l’armement comme le réveil nationaliste. Objet de secret, la carte est souvent lacunaire, percée d’ornières, trouée de blancs ; des terrains vagues, des no man’s land, des zones interdites camouflent des bases militaires ; espions et contre-espions se sont toujours échangé des cartes interdites ; la carte invite au vol, lorsque le seul moyen de se procurer les clés d’une contrée, c’est de s’emparer à la dérobade d’une carte militaire ; elle invite au viol de l’espace. Objet d’appropriation, enfin, la carte indique cette oscillation perpétuelle de l’homme, qui recherche toute sa vie le lieu de son séjour, qui est toute sa vie partagé entre le mouvement et l’immobilité, l’ici et l’ailleurs ; la carte invite l’être à s’assoir, l’essere à stare, ici plutôt que là, là-bas plutôt qu’ici ; elle l’intime de trouver le lieu et la formule.

Et pourtant, malgré, tous ces forfaits, tous ces meurtres, tous ces massacres dont elles se sont rendues complices, les cartes sont demeurées des objets de désir et de fantasme. Quel enfant n’a pas rêvé sur cartes ? Quel enfant n’a pas voyagé sur cartes ? Quel enfant ne s’est pas allongé de tout son corps sur des cartes d’état-major, des après-midi entiers, et ne s’est pas embarqué pour un ailleurs d’encre et de papier ? Quel enfant n’a pas perdu le nord et n’a pas perdu la tête à cause des cartes ? Nos consoles de jeux ont perpétué jusqu’au vingt et unième siècle ce fantasme : les jeux vidéos ont souvent pour toile de fond une carte, où il est question de bâtir une Simcity, de fonder un Empire, d’explorer des terres vierges, de trouver l’île au trésor, de sauver une nation amie ou d’exterminer une peuplade ennemie.

On pourrait écrire toute une géographie de l’œil et de l’esprit – une géographie première, intime, intérieure – où la carte, avec les ramifications de ses routes et les lacis de ses fleuves, serait comme un œil immense, retourné, révulsé, disséqué, dont les fibrilles rougies s’éparpilleraient aux quatre coins du monde ; il faudrait dire alors cette impression parfois que la carte vous toise, vous regarde, vous explore ; que des milliers d’yeux sont là, tapis dans la peau du papier, des yeux qui sont des étangs, des lacs, des sommets, des îles et des presqu’îles, des nœuds de route ou d’autoroute, des carrefours, des places, des villes, des hameaux perdus en plein désert. Il faudrait décrire l’impression de s’abîmer au sens propre, de tomber dans l’abîme des cartes, qui sont toujours plus profondes, plus feuilletées, plus striées et plus stratifiées que ne le laisse penser leur infime épaisseur de papier.

Bien des livres nous ont rendu l’écho de cette fascination ; l’image de l’enfant couché sur une carte d’état-major et la déchiffrant du bout de l’index figure la scène originelle de nombreux récits autobiographiques et de nombreux romans d’apprentissage : elle permet de situer le héros et son lecteur, et d’établir le rapport qui les lie l’un à l’autre, puisque le lecteur est à son tour penché sur l’enfant couché, déchiffrant comme lui tout cet empire fait de signes imprimés sur du papier. 

On sait ce qui fascine tant l’enfant – ou l’homme qui n’a jamais perdu son regard d’enfant – dans une carte de géographie. Ce qui le fascine, c’est d’abord l’abolition de l’horizon. Sur la carte, il y a des milliers de points de fuite, la carte déploie tout l’éventail des possibles. Plus d’ici, plus de là-bas, tout est à la fois partout et ailleurs. Ce qui le fascine, encore, c’est l’abolition du temps : finis les vieux fuseaux horaires ; sur la carte on est simultanément à Singapour et à Los Angeles, à Paris Texas et à Paris 19e. Ce qui le fascine, en outre, c’est qu’il peut lire la carte dans n’importe quel sens : toutes les informations sont livrées d’un coup, pêle-mêle, d’où le sentiment d’un inextricable, cette ivresse de se perdre. Ce qui le fascine, c’est que chaque nom y est un nom propre, distinct des autres, replié sur lui-même et en même temps relié à tous les autres. Ce qui le fascine, ce sont tous ces détails innombrables, et l’idée que chaque détail a son importance, que toute carte peut être passé au peigne fin : la lecture d’une carte est forcément infinie, illimitée, l’homme ou l’enfant y revient chaque jour, il y a toujours un détail qui lui saute aux yeux, et derrière chaque détail se cache une énigme – l’anglais dit puzzle –, pourquoi tel fleuve fait tel méandre, pourquoi telle ville s’est agrandie plutôt vers l’est, pourquoi celle-ci a pris cette forme en étoile et celle-là en toile d’araignée. Ce qui fascine l’homme ou l’enfant, enfin, dans le regard panoptique que lui offre la carte, c’est qu’il se prend un instant pour le diable ou le bon dieu : ce monde qu’il a  là sous les yeux, il pourrait le détruire ou le recréer, il pourrait le changer, le modifier, il pourrait agir sur lui, il pourrait le balayer d’un revers de main et le décréter tabula rasa, il pourrait le découper comme un puzzle, le taillader, le réformer, le remixer, comme on dit, de fond en comble. 

 

 

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