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l'araignée givrée
1 octobre 2011

ubu muet

Ravages-Slow-Tome-7_lightbox_zoom

 

 

 

nouvelle parue en octobre 2011 dans Ravages n°7

 

http://www.scopalto.com/revue/ravages

 

extrait

 

[...]

 

Dehors, devant la gare, la place est déserte. Nulle âme qui vive. Pas un souffle de vent. Je pense à Laure que je vais bientôt retrouver, qui m’a promis de venir me chercher, le lendemain, à la gare de Bâle, et de me ramener à la maison. Je pense aussi que je vais pouvoir me refaire une santé, retrouver la bonne bouffe alsacienne, la flamekueche, la choucroute et ce sacré Gewurtz. Mon estomac s’empare de cette idée, se réjouit, gargouille, c’est comme s’il criait vive l’Europe ! vive l’Europe !, lui que les borchtch et les solianka russes ont mis à rude épreuve ! Il guide mon pas, mon estomac, gargouille de plus belle, avise un grand K bleu, là-bas, au coin de la rue, enseigne qui doit signaler un café. Grouille-toi ! crie l’estomac aux abois. J’entre. Le lieu est vide. C’est une sorte de cantine. Une femme se tient en blouse blanche derrière l’étal réfrigéré, me laisse me servir, suit du regard mes gestes, a deviné à mon air égaré que je suis un étranger, retient un sourire, approuve mon choix en secouant la tête à la vue du chou farci qui fume encore dans mon assiette. Le chou gobé, payé, je me dirige, aimanté par un ciel hérissé de flèches gothiques, vers le centre-ville. Rues vides. Pavés refaits à neuf. Ne manquent que les bégonias aux balcons pour enraciner dans mon cerveau l'idée que l'Europe est retrouvée. Un clocher vert-de-gris m’indique deux heures de l’après-midi. Les Polonais feraient-ils, comme les Espagnols, la sieste ? Fatigué par mes voyages, j’erre dans le silence et la grisaille des ruelles les yeux mi-clos, le corps ankylosé, de la musique branchée dans les oreilles. Finis par me laisser choir, vaincu par la fatigue, sur un banc de pierre. Ou plutôt une ancienne pierre tombale ; on devine encore des inscriptions gravées dans le marbre, à moins que ce soit la musique qui me suggère cette image. Kyrie eleison ! clame le chœur dans le Requiem de Mozart, quand Chopin, la faute à cette maudite lecture aléatoire, décide que son tour est venu de se frayer un chemin via les oreillettes vers mes tympans fiévreux. Plus efficace que Mozart contre l’insomnie, Chopin, ou plutôt l’interprète de ces nocturnes, me fait bientôt bâiller, le piano m’apaise, je m’endors. Rêve ou réalité, un orchestre accompagne bientôt le soliste, un drôle de chœur avec son faux bourdon, des bruits de cymbales qui s’amplifient, un roulement de tambour qui se rapproche et fuse à travers le piano des nocturnes.  Je me réveille, ôte une oreillette, perçois des cris vengeurs et vois, là-bas, à l’autre bout de la place, brandis au-dessus de crânes rasés, des poings américains. Ni une ni deux, je me lève, prends mon sac à dos, éteins mon ipod – détale. Direction la gare.

Mon refuge est la salle des pas perdus. Cinq ou six personnes sont assises sur des bancs de bois, attendent le même train que moi, sont tout occupées d’elles-mêmes – journal sur les genoux, polar à la main, musique dans les oreilles. Histoire de chasser les beuglements des hooligans, qui font le tour de la gare et disparaissent là-bas, en rangs serrés, derrière les rails – histoire de chasser les voix qui reviennent me hanter, voix des vieilles veuves, voix spectrale de mon père, courroux de la parole puissante, mes yeux vagabondent à la recherche d’un indice auquel s’attacher, d’une énigme à déchiffrer, balaient de gauche à droite et de haut en bas les murs jaune pisse, écaillés, lépreux, puis le plafond lézardé, ses fresques Belle Époque, leurs figures niaises, estompées, rose et bleu fondus dans un mauve à flanquer des haut-le-corps. Au moment de me lever, car mon train s’annonce sur les panneaux d’affichage, je lis cette inscription taillée au couteau dans le plâtre européen : ROMA RAUS. Les Roms dehors. L’ire paternelle me poursuit. Fini le désir obscur que j’avais d’embrasser le premier Polonais venu. Finie la joie d’avoir retrouvé avec la Pologne notre Europe. Je grimpe dans mon train la nausée au ventre, une suite d’idée fixes et de bonnes résolutions en tête : fuir l’Europe de l’Est, retrouver Laure sur les quais de la gare de Bâle, rentrer le plus vite possible à Strasbourg, nous réfugier dans un troquet, nous balader sur les quais de la Petite France, faire la grasse matinée, nous blottir sous nos couettes jusqu’à midi, passer l’après-midi comme nous en avions l’habitude, dans les librairies et les musées, à déambuler bras-dessus bras-dessous dans le silence éternel des livres et des tableaux. En finir avec des voyages qui ne faisaient que me disperser corps et âme, ne m’apprenaient rien du monde, m’exilaient des lieux que j’aimais pour de vrai. En finir avec des voyages qui m’égaraient aux quatre coins de la planète et m’aliénaient, mon cerveau devenu l’écho d’un soliloque intempestif où se mêlaient toutes les voix pérégrines des pays traversés. Faute d’écrire mon mémoire, faute d’avoir une véritable thèse à proposer, faute d’assumer la solitude inconsolable de mon métier de chercheur, je m’inventais des personnages, me tissais mentalement de petits romans polyphoniques, me rêvais écrivain sans écrire, diseur de ma mauvaise aventure, auteur pluriel et polymorphe – je n’étais qu’un désœuvré. Un bon à rien, disait mon père.

 

[...]

 

 

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