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l'araignée givrée
29 juin 2014

icecolor

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à paraître fin octobre 2014 au Réalgar-éditions

 

premières pages :

 

Jour après jour nous rongeons, paraît-il, nos propres glaces. On prédit que nous frôlons la catastrophe. On prédit que la banquise n'aura jamais été aussi réduite. On prédit que le passage du Nord-Ouest, que les siècles ont semé d'épaves, sera bientôt libre de glaces onze mois sur douze. Il y a sans doute du vrai dans ces prédictions. Il suffit de consulter les cartes pour s'en aviser : chaque année, c'est un peu plus de blanc qui recule à la surface de notre orange bleuâtre. Un blanc qui n'avouait pas comme autrefois notre ignorance et notre épouvante mais qui garantissait encore qu'un zeste de candeur trônait aux pôles de notre empire. Que la froidure, que la neige vierge, qu'une innocence glacée, délicieusement crevassée, tonsurait le verger de nos désirs. Mais la planète pèle. Se décalotte à vue d'avion. Elle se décalotte, elle se décalotte de ses glaces, et bientôt les icebergs, larguant les amarres de la mère Groenland, vogueront via le Gulf Stream direction l'Islande, les Féroé, les Shetlands, les Orcades, les Cornouailles, le Finistère ou le Cotentin, et viendront, petits glaçons fondus, lécher les orteils d'argile de notre Vieille Europe.

Qui n'a pas entendu, lu, vu prédire la chose est sourd, aveugle, analphabète ou mort, tant on nous rebat depuis bien cinquante ans les oreilles de ce catastrophisme. De ce réchauffement ou, qui sait, de ce dérèglement climatique. De cet effet de serre.

Seulement, nul ne sait, ou ne veut nous dire, car la science n'a pas réponse à tout, quel sera le visage de la catastrophe. Nul ne veut nous dire si les jours à venir seront plus chauds ou plus froids, si ce sera davantage de neige de retombée pour les pôles ou l'océan qui frémira telle une grosse marmite de fonte et entrera en ébullition tout au long de l'Équateur ainsi que le rêvaient nos Ancêtres dans leur Imago Mundi médiévale ; Nouveau Petit âge glaciaire ou grand âge torride, ce qui compte est que nous, Européens, Occidentaux, serons moins tempérés, moins timorés. En attendant, le Grand Déluge des Mayas patiente encore, les sept anges n'ont pas encore embouché les sept trompettes, le grand coursier blanc n'a pas encore déferlé parmi nous, la Nouvelle Pangée n'est pas pour aujourd'hui ni pour demain, nous n'avons pas versé d'un hémisphère à l'autre en un tour de main. Et, pour qui veut fuir nos bien tristes tempéraments, nos automnes perpétuels, nos petits printemps mort-nés, nos hivers ruisselants de pluies, nos étés trop tièdes, quatre routes sont possibles, quatre routes cardinales. Trois sont anciennes et balisées jusque dans leurs nombreux détours, jusqu'au fin fond de leurs fossés. Amérique ! Asie ! Afrique ! Route de l'or, route de la soie, route du Nil. Comment ne pas être las de ces chemins éculés ? Qui n'a pas vu combien se sont usés ces vieux mots fléchés ? De la première route on revient blasé, bougon, mâchonnant la chique ou le chewing-gum gaga de son ennui – on en revient misanthrope. De la deuxième on revient athée, lascif ou la barbe ringarde, un bout de réglisse pendouillant entre les dents ; pire, on en revient illuminé ! Avouons-le, nous n'avons pas pris la troisième route. L'Abyssinie n'est pour nous qu'un nom, elle demeure insondée de nos semelles, grosse encore de nos fantasmes. Reste la quatrième route, à mi-chemin de laquelle nous avons retroussé nos rêves, froussards que nous sommes ! Mais il est un homme pour lequel une année ici-bas ne vaut pas d'être vécue s'il ne prend peu importe le chemin, peu importe la saison – été, printemps, hiver, automne – cette quatrième route. Cette quatrième route qui l'aiguillonne incessamment sur ses rails désolés, c'est la route du Grand Nord. Que va-t-il faire là-bas, malheureux ? Cet homme accomplirait-il par hasard la migration des rennes ? Non, celle des rêves lui suffit, qui a des ramures infinies, qui ne dénombre pas ses bêtes, qui n'est pas marquée au fer rouge, qui ne se matricule pas encore, qui sort sans cesse du troupeau – et s'égare. Cet homme est-il de la confrérie bruyante des voyageurs plumitifs ? Cet homme pense-t-il qu'il suffit d'aller s'empoussiérer la semelle pour se ravauder la cervelle ? Non, la poussière est d'or qui le hante encore ; cet homme, que nous voudrions suivre ici, cet homme s'en va chaque année depuis ses vingt ans vers le Grand Nord, carnet de croquis à la main, quêter de sa baguette divinatoire son Graal fantôme ; après quoi il rentre au pays, dessine, grave, sculpte et peint pour de bon ; sur ce, il paraphe en bas à droite PK. Per Kirkeby.

Emmanuel Ruben est né en 1980 à Lyon. Géographe de formation, écrivain, dessinateur, il est l’auteur de trois romans dont le dernier, La ligne des glaces, a été publié en 2014 chez Rivages.

Per Kirkeby est né en 1938 à Copenhague. Géologue de formation, il participe, de 1958 à 1965, à de nombreuses expéditions scientifiques au Groenland avant de rejoindre l’école radicale de Copenhague et le mouvement Fluxus. Peintre, essayiste, romancier, poète, architecte, sculpteur, cinéaste, il est considéré comme une figure majeure de l’art contemporain scandinave. Ses œuvres sont exposées dans le monde entier et de nombreuses rétrospectives lui ont été consacrées depuis la fin des années 70, notamment à Londres en 2009 (Tate Modern) et à Bruxelles en 2012 (Bozar).

Per Kirkeby à Bozar (1/2)

 

 

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