dépaysement

Dix kilomètres à droite ou à gauche suffisent à vous dépayser

Jean Giono

 

j'ai découvert Jean-Christophe Bailly en juillet 2009, lorsque j'ai déniché, chez un bouquiniste, une vieille édition de l'Apostrophe muette (Hazan, 1997). Très vite, j'ai été conquis par cette prose à la fois savante et spontanée, si ductile, où le détour, la bifurcation, l’arabesque n’est jamais pli gratuit, pli rococo, pour le caprice, mais agrandissement, élargissement, ramification – comme si un trop-plein de pensée débordait la phrase, une curiosité insatiable, des embardées stylistiques, et cette prose lie Jean-Christophe Bailly à Proust, à Nerval, à Chateaubriand, à Honoré d’Urfé, enfin, à tout ce que notre langue compte en matière de dentelliers et d’orfèvres.

Lorsque j'ai lu Le Dépaysement, pendant l'été 2011, j'étais loin de me douter que le livre aurait l'écho qu'il a eu, prix Décembre, réédité en Points Seuil, etc. 

Ma lecture terminée, j'ai écrit à Jean-Christophe Bailly, en septembre 2011, il m'a répondu et nous nous sommes rencontrés le 5 mai 2012, pour fêter la fin de la Sarkozie.

Depuis mai 2007, j'avais le sentiment qu'il fallait que quelqu'un écrive sur ce thème ; que quelqu'un dise ce qui faisait encore France, à l'heure du Sarkoland ; Jean-Christophe Bailly, avec sa finesse, son érudition, son cran, l'a fait.

c'est donc un livre que j'ai lu à une vitesse effrénée – en trois jours – ; je lis d’ordinaire avec une lenteur accablante – et je n’avais pas connu ce genre de dévorations depuis que dans ma bibliothèque j’avais rangé côte-à-côte les livres de Sebald et de Magris, achetés les uns après les autres comme par boulimie.

Il y a d’ailleurs quelque chose de sebaldien – cet autre stendhalien – dans ce livre – avec peut-être le reproche que chez Sebald on entend davantage les gens, les voix – et l'auteur l’avoue lui-même en évoquant la Règle du jeu, le dépaysement qu’on peut éprouver au sens premier d’être privé de son pays, c’est d’abord, avant d’en avoir perdu le fil, d’en avoir perdu la voix – pour ma part j’ai mis bien longtemps à accorder cette prééminence des voix et l’émotion que l'auteur décrit si bien, je l’ai ressentie en voyant Drôle de drame après de longs séjours à l’étranger, l’impression tout-à-coup (c’était à l’Institut Lumière à Lyon) que ma langue un peu oubliée était suave, palpable, charnelle et, malgré ou peut-être grâce au noir-et-blanc, si vive, si colorée, d’une truculence inouïe.

Mais je me suis alors demandé si ce côté feutré du livre n’était pas voulu – si, faisant passer les Français comme des silhouettes furtives en filigrane de paysages impeccablement décrits avec la précision et la justesse d’un Julien Gracq, Jean-Christophe Bailly n’avait pas, comme par un effet de sourdine, voulu nous montrer que c’est une France en creux, une France fantôme que traverse aujourd’hui qui veut s’aventurer à connaître la France hors des sentiers battus, celle de l’intérieur, qui est vide, diagonale du vide, celle qui de Givet à Hendaye est le centre de gravité du livre – elle est d'ailleurs évoquée autour de la page 200, à la fin d'une course éblouissante aux frontières de cet hexagone qui n’est peut-être plus qu’une peau écartelée au quatre coins de l’Europe et du monde.

Si bien qu’avant la lecture des dernières pages, avant l’illumination du bariol, on serait tenté de reprendre le mot de Pouchkine à Gogol après sa lecture des Âmes mortes : « ah ! ce que notre Russie est triste ! » Ah ! ce que notre France est triste, Jean-Christophe Bailly ! Et rappelons qu'il n’est pas innocent, de la part de Gogol, de préciser que sa ville de N ne se situe pas dans le Far East de la Russie mais à quelques lieues de Moscou – N pourrait être Châteauroux ou Vendôme, et l'auteur d'avouer que, pour qui est désœuvré, n’importe quelle ville, à sa manière, est Châteauroux – cet autre Vesoul.

Mais je dois dire aussi que je n’ai jamais très bien compris la phrase de Pouchkine – les Âmes mortes sont pour moi moins tristes que les récits à la Walter Scott de Pouchkine, de même que l’est est moins triste que l’ouest, car pour moi, chaque fois que je rentre en France après un séjour à l’est de l’Europe, c’est au contraire l’impression que la tristesse est ici, de ce côté-ci de l’ancien rideau de fer – que là-bas on s’amuse, mais au moment même ou je me dis cela, je suis saisi d’effroi, je perçois tout l’angélisme et la ringardise de mes pensées, comme si pour s’amuser il fallait aussi souffrir, comme on souffert, comme souffrent encore tant de gens là-bas.

C’est la question du peuple qui se pose ici – le peuple, ne serait-ce pas celui qui souffre ?

Car oui, il faut le dire, les âmes mortes errent sans fin dans tous ces lieux où l’on a fini de souffrir, dans tous ces lieux où les cicatrices de l’histoire se sont refermées depuis trop longtemps, ces lieux à peine évoqués mais qui sont le centre vide du livre et le ventre mou de la France, son musée bon-vivant, le pays mis sous cloche, je veux parler des parcs d’attraction, des parcs naturels régionaux, des parcs nationaux, des réserves de ceci ou cela, des centres villes de province labellisés durables, des banlieues huppées – à Paris ce seraient les neuf premiers arrondissements, tous ces lieux où il n’y a plus de peuple, d’où le peuple est parti.

Pour qui a grandi à la campagne, il y a dans le Dépaysement des chapitres où l'on se sent brusquement repaysé. Ainsi pour moi de celui sur ce Culoz d’où je viens presque. J’ai passé les dix-huit premières années de ma vie dans une petite ville sise également au pied du Bugey, mais de l’autre côté du Rhône, une ville qui n’a jamais été comme Culoz une gloire ferroviaire, qui n’est pas un non-lieu, car je ne crois pas non plus à ce concept creux et dévalorisant, mais qui est comme Culoz « la vraie banlieue », « la banlieue de rien ».

Avec Le Dépaysement,  Jean-Christophe Bailly a réécrit le Tableau géographique de la France.  Et j’appellerais ce tableau le tableau kaléidoscopique ou plutôt le tableau archipélagique de la France, qui est un tableau historique, littéraire, philosophique, où le grand Elisée Reclus se serait senti plus à l’aise que le (pas si grand) Vidal de la Blache. Trois systèmes sanguins l'innervent : les rivières, les marches frontières, les banlieues – c’est-à-dire non pas stricto sensu les marges, les lisières chères à Julien Gracq mais cet en-dehors en-dedans de la France qui est son plus vivant visage, puisque les rives, et celles du grand Rhône autant que celles de la petite Seille, sont davantage des zones de passage que des zones frontières, dont se souviennent les termes de bateliers qu’on utilise encore dans la Drôme et l’Ardèche pour parler du monde d’en face : riaume d’un côté, pire de l’autre.

Pour qui a grandi auprès d'un fleuve tel que le Rhône, comment ne pas être sensible à toutes ces remontées de rivières, à ce chapitre sur la Loue, notamment, où, à travers Courbet et Ledoux, Jean-Christophe Bailly nous offre une méditation qui tient à la fois de Magris (je pense au début de Danube) et de Sebald (je pense à la figure récurrente et souvent inversée, dans son œuvre, de l’utopie) ?

On regrettera que l'auteur parle si peu de l’Europe – de la marque de l’Union européenne sur la France, de son rôle dans le dépaysement à l’œuvre. C’est sans doute un choix, ou un effet de génération ; pour ma génération, le véritable carcan identitaire n'aura pas été celui de l’identité soi-disant nationale, mais de l’identité européenne, que les professeurs d’histoire-géographie, aujourd'hui, serrent avec peine sur les flancs de leurs élèves venus du monde entier au prix d’un gauchissement (ou plutôt d’un droitissement) farcesque de l’histoire. Ce qui s’est d’ailleurs joué, dans les vingt années qui ont suivi la chute du mur de Berlin et l’éclatement de l’Union soviétique, c’est, via l’intégration de pays choisis du continent européen (Serbie ou Ukraine bannies, par exemple), le déplacement du centre de gravité géopolitique de notre Europe vers l’est et, du même coup, vers la droite.

Il resterait donc à écrire, dans la lignée du Dépaysement, le livre qui dirait cette déseuropéanisation, cette déshumanisation de l'Europe à venir, à l'heure de la crise.

 

Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement : Voyages en FranceSeuil, Fiction & Cie, 7 avril 2011, 420 p.