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l'araignée givrée
9 octobre 2014

Kalkilya in Kafkaïa (1)

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« if we build walls to solve our problems, we’ll make a labyrinth of the whole world »,

Tag anonyme, sur le mur de séparation, Ras-el-Amud

 

 

Depuis les routes qui mènent vers Kalkilya, on voit partout la mer, Tel-Aviv, Netanya, leurs plages bétonnées, leurs tristes gratte-ciels, mais une fois en ville, on étouffe, la mer paraît s’être retirée très loin alors qu’elle se trouve à treize kilomètre à peine à vol d’oiseau ; éperon avancé de la Cisjordanie vers l’ouest, K a payé très cher sa situation autrefois privilégiée dans la plaine, au niveau de la fameuse taille de guêpe d’Israël ; rescapée in extremis des bulldozers pendant la guerre des Six-Jours, devenue après 1967 une ville-frontière sur la ligne verte, c’est aujourd’hui un cul-de-sac complètement entouré par le mur, une hernie ou une pustule pour les colons israéliens, auquel on accède et duquel on ressort par la même route, qu’empruntent encore, comme au Moyen-âge, des ânes et des mulets tirants leurs charrettes.

Quand on arrive de Ramallah le choc est d’abord thermique : bien dix degrés de plus ici, où l’on n’a pas la chance d’être perché à près de 1000 m d’altitude et de sentir les vents vous fouetter le visage de tous les côtés.  Je suis assez chanceux : réveillé ce matin avec l’heure d’hiver palestinienne (ici, comme il n’y a plus de frontière, on s’accroche au changement d’horaire pour marquer une différence avec le voisin envahissant et pour montrer qu’à défaut de régner sur l’espace, on peut faire semblant de régner sur le temps) pendant qu’Israël est Jérusalem sont restés à l’heure d’été, j’ai grimpé à bord d’un minibus qui a pris plein nord la route de Naplouse puis mis brusquement le cap à l’ouest, à travers les corridors bien macadamisés des colonies. A Funduk, j’ai grimpé dans un autre minibus, avec six femmes de tous les âges, ce qui nous a valu pendant tout le trajet quelques sourires et des plaisanteries incompréhensibles du chauffeur. Ma voisine de gauche étudie l’anglais à K, à l’Open University d’Al-Qods, une antenne de l’université islamique de Jérusalem car elle n’a plus l’autorisation de se rendre à Abu Dis.

Au bout d’une heure de tournée des patelins, le minibus me dépose dans cette ville grouillante de 40 000 habitants et redémarre, ne me laissant pas le temps de demander où je suis, où il faut aller, ce qu’il y a à voir. 

Je marche alors au hasard dans les rues, sachant bien que peu importe la direction, je n’irai pas loin, la ville étant complètement bouclée par le mur. Voici le deuxième choc : quand on arrive de Ramallah, capitale temporaire mais ville-champignon, vitrine arrangée à la va-vite d’une Palestine occidentalisée, où les places se prennent pour Times Square et les rues pour celles de Dubaï, où l’on construit des immeubles et des villas sur toutes les pentes, K donne l’impression d’un gros patelin poussiéreux qui tombe en ruines ; cela dit, le grand rideau de béton n’a pas fait fermer boutique à toute la ville, et l’on s’étonne d’y trouver encore tant de commerces.

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Je finis donc par tomber sur le mur. Comme autrefois celui des fermiers généraux, c’est un drôle de mur murmurant qui bâillonne aujourd’hui K :     seulement, de l’autre côté du mur, ce qu’on entend, ce qui le fait vrombir, ce n’est ni la colère d’un peuple ni la rumeur de la mer : c’est le grondement d’une autoroute, la n°6, la Trans-Israël, qui va de Nazareth à Beersheva et frôle ici les maraîchages sans les voir, car il faudrait alors piloter des engins de plus de 9 mètres de haut.

Je commence à longer le mur vers le sud mais renonce bientôt à pousser plus loin mon exploration, pris d’un doute. Quel est ce besoin maladif de voir, de savoir, de toucher de près ce que j’imaginais déjà si bien en regardant les cartes ? Comment me débrouiller sans interprète dans une ville où je suis réduit à m’exprimer dans la langue des signes ? Personne, dans toute la ville, m’a-t-on fait comprendre à la terrasse d’un café à grand renforts de gestes, ne parle anglais.

Alors, dans K, je regarde les gens, j’épie les bruits, j’écoute les gestes. Il y a d’abord ces enfants aux yeux bleus qui jouent à l’ombre du mur et taillent des arcs dans les branches d’un eucalyptus. Il y a ces affiches sur les volets fermés des boutiques à la gloire du Fatah, du Hamas ou des martyrs. Il y a ces étudiantes qui se baladent dans les rues de la ville, couvertes de la tête aux pieds, leur cahier sous le bras. Il y a ensuite ce jeune garagiste qui vient à ma rencontre, balaie l’air du bras, désignant cet horizon qui est un mur de béton et disant le nom de sa ville : K. Il y a enfin cet homme au visage fermé, aux dents ruinées qui porte sa main à sa gorge et me fait comprendre, entre le pouce et l’index, que j’ai foutu les pieds dans une ville étranglée.

Je m’arrête à une pizzeria, on me dresse pour tout couvert une feuille de papier, on me verse à boire un verre de Coca, et la pizza arrive, puis le café, pendant que les hommes fument leur narguilé. Je suis l’attraction du bled : qui d’autre que moi s’aventurerait dans cette impasse ? Un drôle de touriste, qui ne visiterait pas les hauts lieux de la Terre sainte, et s’entêterait à pérégriner complètement à rebours de tous les pèlerins, visitant les lieux les moins répertoriés et les plus difficile d’accès (ceux, comme disait ma tante « où le Bon Dieu n’est passé que de nuit ») : le Christ ne s’est pas arrêté à K, aucune mention du bled dans la Torah, pas de tombeau, pas de puits, pas de miracle ou de prophétie, aucune légende. J’en sais assez, j’ai envie de retourner à Jérusalem. Mais je veux passer par Tel-Aviv : hier, j’ai traversé trois checkpoints dans la journée, j’ai passé la matinée ballotté sur les routes de Cisjordanie, et quitte à retourner à Jérusalem, autant passer par la plaine, voir la mer, et éviter ce checkpoint de Qalandiya où j’ai déjà failli finir coincé plusieurs fois. Je me dirige vers un minibus ; le chauffeur est un barbu pas très sympathique qui transporte des mères avec leurs enfants : service spécial, interdit de monter me dit-il en me fermant la portière au nez avant de démarrer.  

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