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l'araignée givrée
24 juillet 2014

attaquer les falaises

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Aujourd'hui, de retour d'une petite virée au Havre, je reviens avec ces falaises en tête, ces falaises de Mers-les-Bains, qui nous abritaient des pluies au dernier jour de l'an, et je tente de les tracer sur écorce de bouleau et de les attaquer au couteau...

l'occasion de proposer ici un extrait d'Icecolor, livre à paraître fin octobre aux éditions du Réalgar :

 

Le premier jour, j'ai attaqué la falaise à la mine de plomb. J'ai frotté frénétiquement la mine contre le papier, à faire chantonner le grain, chantonner, oui, car les falaises, ces partitions gigantesques, sont toutes rayés de lignes, de lignes grises, brunes, ocres ou bistres, auxquels s'accrochent des taches rondes et noires, des genêts ou des fougères qui font des clés de fa, les bémols des mousses et des lichens, les triolets des rayons du soleil, même les bouchots des moules et les pêcheurs de coquillages paraissent à marée basse funambuler sur ces fils tressés à fleur de craie. Mais comment rendre toute cette musique solaire, tout ce cirque étincelant avec une mine de plomb, rien qu'une mine de plomb ?

Le deuxième jour, j'ai attaqué la falaise au fusain. Avec un fusain de saule très fin. Mais, sitôt les premières lignes ébauchées, il a fallu tout estomper, tout effacer, puis tout déchirer : le fusain est un bien mauvais fard qui confond l'impression première, donne un sentiment de grisaille, de camouflage, comme si c'était Paris qui se prolongeait jusqu'à la Manche, comme si c'était Paris qui ne voulait plus vous quitter serait-ce sur cette grève normande.

Le troisième jour, j'ai attaqué la falaise à la craie, à la craie Conté, à la craie noire, mais imaginez un peu, produire l’effet du blanc rien qu'avec du noir, j'étais bien incapable de cette alchimie, pauvre novice qui n'avait jamais su regarder pour de vrai un Rembrandt, un Goya, un Soulages, je parvenais seulement à dessiner quelques ombrés ici ou là, simuler une houle fiévreuse, révéler des nerfs fatigués en effleurant le papier par à-coups, alors j'ai pris la craie, je l'ai jetée là-bas, dans les laisses des vagues, retourne à la mer, craie de malheur, va finir ta vie de craie là-bas, parmi les galets, les tarets, les moules, les anémones, les patelles, les palourdes, les bigorneaux, les petits buccins que suçotent, aspirent et gobent les Dieppois, qui les appellent des vignots.

Le quatrième jour, j'ai attaqué la falaise à la gomme. J'ai d'abord noirci dans ma rage, mon désespoir et mon impuissance toute une page à grands aplats de graphite, qu'elle ait un peu l'air d'une plaque d'ardoise ou de plomb, d'un plaque photographique et puis j'y suis allé à la gomme, j'ai picoré la grisaille à petits coups répétés de gomme, d'une gomme préalablement taillée en forme de crayon, et puis j'y suis allé de plus en plus fort, j'ai tambouriné à coups redoublés contre cette paroi solaire que gagnait le crépuscule, j'ai façonné mes falaises à grands coups acharnés de gomme, je les ai façonnées afin qu'elles apparaissent en négatif, les ai gommées, dégommées, regommées, avec leurs veines diaphanes, leurs replis violets et le poil hérissé de leurs toisons de chaume, jusqu'à la nuit tombée, jusqu'à ne plus rien discerner, dans la pénombre environnante. En gagnant la promenade, à la lueur d'un lampadaire, j'ai vu que mon travail ressemblait à une vieille photographie en noir et blanc, usée, craquelée, fissurée par endroits, ocellée de halos translucides, car le grain du papier s'était érodé au fur et à mesure que j'avais gommé, oui, s'était érodé comme les falaises sous les rafales du vent, sous les coups de boutoir dont les criblaient les vagues.

Le cinquième jour, j'ai attaqué la falaise à la craie. À la craie blanche, à la craie ramassée dans les galets. C'est un morceau de craie que je tenais à pleine poigne ainsi qu'un biface, et avec ce biface qui s'effritait, se délitait, je piochais mon papier trop blanc, mais blanc vergé du papier ou blanc mat de la craie, aucun ne trompait l'œil, aucun ne faisait se dresser les falaises. Chaque fois, le sentiment de ramer à contre-courant, de dériver sans fin, non, pire, le sentiment de m'attaquer à une paroi de glace. Ah ! Si j'avais su comme Kirkeby manier la peinture à l'huile ! Si j'avais eu la force, ces jours-là, d'ouvrir ma boîte d'aquarelles ! Mais non, j'étais condamné au noir et blanc. Aucune confiance dans les couleurs, à cette époque-là. Ah ! Si j'avais su comment broyer des pigments, comment les lier, comment les malaxer ! Les couleurs qui se vendent prêtes à peindre, en tubes ou en godets, m'ont toujours déçu, tandis qu'avec une petite mine de plomb, oh, c'est parfois si facile de donner une impression de blondeur, de moiré, de diapré !

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