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l'araignée givrée
21 février 2014

mon ukraine

critique_les_chevaux_de_feu_paradjanov1

 

Nous allons étonner les gouvernements européens en leur apprenant une chose, c'est que les crimes sont des crimes, c'est qu'il n'est pas plus permis à un gouvernement qu'à un individu d'être assassin, c'est que l'Europe est solidaire, c'est que tout ce qui fait en Europe est fait par l'Europe, c'est que s'il existe un gouvernement bête fauve, il doit être traité en bête fauve...

Victor Hugo

Être européen ne consiste pas à nous fondre dans l’Europe, mais au contraire à devenir un de ses éléments, une partie spécifique et qui ne se laisse remplacer par rien d’autre. De plus : c’est seulement si nous savons nous opposer à l’Europe qui nous a formés que nous pourrons enfin devenir une réalité… une réalité vivant sa propre vie,

Witold Gombrowicz

Je me suis toujours intéressé à l'Ukraine et j'ai d'ailleurs tourné deux courts métrages Les Mains d'or et Dumka, sur les arts populaires, les sculptures sur bois, les broderies, les faïences, les céramiques et les vieux chants de l'Ukraine. Mais je voulais restituer cet univers dans sa beauté première, débarrasser la "vision" populaire de tous les fards du musée.

Sergueï Paradjanov

 

À l’heure où j’écris ces lignes, un pays qui m’est cher est au bord du chaos. Au bord de la guerre civile. Un peuple qui m’est cher – aussi cher que le peuple turc, son voisin de la mer Noire – est sur le point de s’entretuer. Je voudrais dire ici pourquoi l’Ukraine est un pays, comme la Turquie, qui a tant compté pour moi – pourquoi je suis chaque jour les événements de Maïdan, pourquoi il m’est impossible de m’arracher à l’écran où, tant bien que mal, grâce aux réseaux sociaux, j’essaie d’écouter le bruit du temps. De déchiffrer les signes – et de subir intérieurement les premières blessures – de ce siècle inquiet qui est le nôtre.

Aujourd’hui, les pires scenarii sont envisageables pour l’Ukraine et même ceux que je n’osais pas imaginer, il y a quatre ans (dans une première version, Halte à Yalta devait déboucher sur une bataille navale dans le port de Sébastopol et sur l’embrasement de toute l’Ukraine) sont à craindre. En 2014, les vieilles frontières rejouent, comme elles avaient rejoué en 1914, et le risque d’une balkanisation du conflit n’est pas à écarter.

J’ai découvert l’Ukraine en 2006, à l’époque où, de retour d’un séjour d’un an dans les Pays baltes, je reprenais mes études. Ce jour-là, je sortais de l’Institut de géographie, rue Saint-Jacques. Toute la journée, j’avais cherché un sujet de thèse qui me permettrait de concilier la géographie, ma vieille passion, et la langue russe, qui était ma nouvelle tocade. Je n’avais pas encore pensé à l’Ukraine, à ce pays nouveau, à ce peuple inattendu qui venait de vivre une révolution inachevée. Ce jour-là, rue Saint-Jacques, attiré par l’affiche rouge écarlate d’un film où l’on voyait des chevaux se cabrer dans des flammes, je me suis engouffré au hasard dans une de ces salles sombres qui, dans le quartier latin, font la joie des âmes en peine. La séance avait commencé depuis un quart d’heure, mais j’ai insisté au guichet, et on m’a laissé entrer. C’était un film haut en couleurs. La langue ressemblait au russe mais avec des sons plus âpres, des accents plus rauques. Les femmes étaient belles, d’une beauté brutale et espiègle. Les hommes portaient tous des moustaches de Cosaques ou de Tatars. Il y avait de la neige, beaucoup de neige, des stalactites de glace, et puis venait le dégel, le printemps flamboyant, les hommes soufflaient dans des olifants géants, la verdure était intense, le soleil cruel. Dans les montagnes, il y avait à l’infini des forêts de hêtres et de bouleaux. Je ne savais pas si j’étais en Pologne ou en Slovaquie, en Hongrie ou en Roumanie, en Ukraine ou en Russie. J’étais peut-être aussi quelque part dans le Caucase – la Géorgie ou l’Arménie car une seule chose était certaine : vu le nombre de croix et d’églises, c’était un pays chrétien, encore un peu païen, mais parfois des Juifs en habits noirs traversaient l’écran comme des ombres. Être ainsi plongé dans un pays dont on ne sait rien, dont on devine à peine la langue est un des plus beaux sentiments que je connaisse, tant j’ai horreur des nationalismes de tout poil et de toutes les revendications identitaires. Je suis resté jusqu’au bout du film en me persuadant qu’il s’agissait là d’un pays imaginaire.

Ce n’est qu’en sortant de la salle que j’ai compris : je venais de voir un film culte du cinéma dissident de l'époque soviétique, inspiré d'un livre culte de la littérature ukrainienne : Les chevaux de feu (Тіні забутих предків, en ukrainien Les ombres des ancêtres disparus). C'était un film de Paradjanov, réalisateur géorgien qui avait tourné en 1964 ce chef d’œuvre dans les Carpates, avec le peuple houtzoul, contre le réalisme socialiste.

Lorsque je me suis rendu en Ukraine, à plusieurs reprises, entre 2007 et 2010, j’ai cherché partout ce sentiment de merveilleux que j’avais éprouvé devant le film de Paradjanov. Je l’ai cherché à Kiev, à Lviv, à Odessa, en Crimée, dans les Carpates. Je me suis rendu sur les lieux du tournage. Je ne l’ai jamais trouvé, ce sentiment, car le monde que Paradjanov décrivait n’existait plus, car cette Ukraine de légende avait disparu – et disparu les Juifs, disparu les Houtzouls. Mais j’ai retrouvé des images, des sensations. Les héros du film n’étaient plus là mais j’ai trouvé d’autres héros. Ces héros se nommaient Yarik et Katia.

Nous nous promenions ensemble parmi les hêtres de Transcarpathie, à la frontière occidentale de leur pays. Ils jouaient à cache-cache entre les troncs de hêtres, ils se couraient après, ils se hélaient à flanc de ravin. J’entends encore leurs cris entrecoupés : ho hé ! ho hé ! Ya – rik ! Ka – tia ! Nous marchions ensemble jusqu’à la frontière de l'Europe – moi j’aurais pu passer, avec mon passeport français ; eux n’auraient pas pu, avec leur passeport ukrainien.

Ils étaient nés dans l’Union soviétique. Ils rêvaient de l’Union européenne. Ils étaient pleins d’une énergie que nous – vieux européens – n’avons plus. Ils étaient trop jeunes, en 2004, pour prendre vraiment part à la révolution orange. Ils seraient encore trop jeunes, aujourd’hui pour mourir sous les balles d’un sniper embusqué dans les parages de Maïdan. Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus. Nous n’avons pas échangé la moindre lettre depuis mon départ d’Ukraine. Ils ne savent pas que mon premier roman se passe dans leur pays. Ils ne savent pas que je pense à eux aujourd’hui. Et c’est pour eux que j’écris ces lignes. C’est pour héler leur nom entre les hêtres de la nuit que j’écris ces lignes.

Nous, les Européens, nous sommes tous des Ukrainiens. Nous sommes tous des hommes frontières. Car l’Europe est ce continent ou cet archipel, comme on voudra, ce petit cap de l’Asie qui n’est qu’un tissu de frontières. L’Europe aurait pu s’inventer de nouvelles frontières, l’Europe aurait pu repousser ses frontières orientales. Elle aurait pu, après 2004, après 2007, voir plus grand. Non pas pour être plus grande, ou plus forte, non pas pour conquérir, mais pour percer la brèche, ne pas laisser les murs – ceux même qu’elle a abattu en 1989, en 1991 – se hérisser de nouveau, quelques kilomètres plus loin. Au lieu de quoi elle a préférer se barricader. Au lieu de quoi elle a préféré tracer autour d’elle cette ligne des glaces entre une Europe tellurique, accrochée à la vieille rengaine des racines chrétiennes et une Europe gazeuse, encore un peu nomade, où l’orthodoxie a ses coupoles et l’Islam ses minarets. Car n’oublions pas que l’Union européenne, en superficie, n’est que la moitié du continent – je devrais dire de la galaxie – Europe. L’autre moitié, c’est la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie, l’ex-Yougoslavie (et pas seulement la Slovénie et la Croatie), l’Albanie, le Caucase. Voire bien sûr la Turquie, qui, historiquement, appartient pleinement à l’Europe. C’était un risque à prendre. Se dissoudre pour renaître. Mais en traçant sa ligne des glaces à quelques kilomètres de l’ancien rideau de fer, l’Europe n’a rien fait d’autre que de ressusciter le spectre de la guerre froide. Et elle a laissé deux pays immenses, deux peuples immenses, pris en tenaille entre l’Islam radical, d’un côté, et l’obscurantisme néostalinien, de l’autre.

Alors ne nous leurrons pas : les Ukrainiens ne se battent pas pour notre Europe, oh non ! les Turcs non plus ne se battaient pas pour notre Europe, il y a quelques mois. On ne va pas mourir à Maïdan, on ne risque pas sa vie à Taksim pour les commissaires de Bruxelles, les banquiers de Francfort, les députés de Strasbourg et les garde-chiourmes de l'agence Frontex ! Non ! On va se battre pour ce que l’Europe était – qu’elle n’est plus, qu’elle a oublié, qu’elle pourrait redevenir.

Je sais qu’on m’objectera qu’il y a des groupuscules d’extrême-droite à Maïdan ou ailleurs à Kiev et en Ukraine, qui sont armés jusqu’aux dents, surentraînés, organisés en colonnes paramilitaires, qui cherchent le coup de poing, qui – nostalgiques de l’odeur de poudre – n’attendaient que le moment de faire parler leurs flingues. Mais tout indique qu’ils sont minoritaires, comme sont minoritaires, dans toutes les révolutions populaires, ceux qui agissent par ressentiment, qui se trompent de combat, qui rêvent de faire couler le sang.

Je me contenterais de rappeler que l’extrême-droite sévit aussi dans notre Europe sous le double masque du rire sardonique et de la bêtise conservatrice, qu’un pays où le FN s’est enraciné et qui laisse défiler sur la place de la Bastille des slogans d’un autre siècle ferait mieux de se taire, que nous n’avons aucune leçon à donner. Qui veut se faire une idée de l'avenir de l'Europe de Schengen devrait méditer sur les affiches honteuses que les Suisses ont placardées sur leurs murs pour dire stop aux étrangers. Les extrémistes de l’espace postsoviétique sont à l’image de leur sociétés : crus, violents, sans fards ni langue de bois. Les nôtres sont à l’image de nos sociétés de confort : lâches, pleutres, hypocrites, camouflés. 

Je sais que le pire est toujours possible, que ces extrémistes peuvent un jour prendre le pouvoir et confisquer la révolution, comme les islamistes ont confisqué les printemps arabes. Mais j’ai besoin d’espérer. J’ai besoin de croire que ce pays martyr, que cette ville martyre (Kiev a été rasée deux fois au vingtième siècle et a été assiégée par les Allemands, les Russes blancs, les Polonais, l’armée Rouge, sans oublier l'armée de Petlioura) aura bientôt fini de souffrir.         

 

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