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l'araignée givrée
16 janvier 2014

le produit et le métier des autres

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Je ne comprends pas l’étonnement ou l’indignation de certains lorsqu’ils découvrent que Collodi, Balzac et Dostoïevski écrivaient pour gagner de l’argent, pour payer leurs dettes de jeu ou pour renflouer des entreprises commerciales déficitaires. Comme toute autre activité utile, écrire mérite salaire. Mais écrire à seule fin de lucre me semble dangereux, car cela mène presque toujours à une manière facile, trop soumise au goût du grand public et à la mode du moment »,

Primo Levi, Le métier des autres, trad. Martine Schruoffeneger, Gallimard, 1992, p. 56

« J’explique bien à tout le monde qu’il est extrêmement important d’avoir un métier en dehors de l’écriture. Être médecin, par exemple, ne peut pas vous faire de mal. Tandis qu’être dentiste n’est pas très bon. Vous savez, en tant que dentiste vous regardez toujours dans les mêmes bouches, vous n’entendez pas un mot de vos patients parce qu’ils restent assis comme ça…. aaa… et ils ne peuvent rien dire »

W. G. Sebald, entretien avec Jens Mühling, trad. Pascal Helleu, in Face à Sebald, Inculte, 2011, p. 377.

 

L'intelligence d'un écrivain se mesure aisément à l'acuité de ses métaphores. Comparer Amazon à l'invention de l'imprimerie et Jeff Bezos à Gutenberg, voici la jolie galipette que réalise Gaspard Koenig dans sa tribune du Point : "Le livre aussi a droit à sa version low cost. Je ne doute pas que, si Aurélie Filippetti avait été ministre au temps de Gutenberg, elle aurait proposé un projet de loi visant à protéger les moines copistes contre la concurrence déloyale de cette invention diabolique..."

http://www.lepoint.fr/invites-du-point/gaspard-koenig/gaspard-koenig-il-faut-un-vrai-marche-du-livre-13-01-2014-1779556_2002.php

Franchement, ça faisait longtemps que je ne m'étais pas autant marré.

La seule invention qui se puisse comparer à celle de l’imprimerie, de nos jours, est évidemment le numérique. Qui ne tuera probablement pas le livre ni les libraires comme l’imprimerie a tué les moines copistes et les enluminures mais qui permet déjà, entre un auteur et ses lecteurs, d’établir ce lien sans médiation dans lequel Koenig voit l’esprit de la modernité. Car derrière la commande en un clic et à 1euro, monsieur le chantre du low cost, il y a un "picker" qui marche entre 20 et 25 kilomètres au beau milieu de la nuit pour 9euros de l'heure et qui manque tous les jours de se faire virer. 

http://tempsreel.nouvelobs.com/economie/20130503.OBS8090/quand-amazon-transforme-ses-recrues-en-robots.html  

L'honnêteté d'un écrivain se mesure quant à elle à l’importance des combats qu'il croit bon de mener : "Le livre aussi a droit à sa version low cost" : mais oui, unissons-nous, battons-nous, écrivains de tous les pays, pour faire triompher le livre low cost. Qui ne ruinerait pas nos lecteurs et nous rapporterait, à nous, plus de fric et de gloire, et qui nous vaudrait d’être lus partout, dans un métro, dans un ouigo, dans un airbus bondé affrété par ryanair... Non, mais on croirait rêver : sa version low cost, le livre l'a déjà, qui s'appelle le livre à la chaîne, le livre mal ficelé, qui s’effrite et nous tombe des mains, avec une couverture hideuse et racoleuse, façon Guillaume Musso ou Marc Lévy. Et si les « pauvres petits libraires » peinent à boucler leurs fins de mois, comme le rappelle Gaspard Koenig, c’est qu’ils refusent de ne vendre que ça, du livre low cost. Pour promouvoir au contraire des « auteurs confidentiels » comme les appelle non sans mépris Koenig, pour lire les épreuves non-corrigées des auteurs de demain, pour organiser des lectures suivies de cocktails en dehors de leurs heures d’ouverture, pour transmettre leur passion des mots et leur amour de la langue.

Heureusement – si si, je vous assure – le Point est encore un espace de discussion, et Karin Tuil a déjà répondu à Gaspard Koenig en lui rappelant que le livre n’est pas un produit comme un autre, qu’à « un euro, les livres ne se vendront pas plus » et « que sans les libraires l'auteur n'est rien. »

http://www.lepoint.fr/culture/non-le-livre-n-est-pas-un-bien-comme-les-autres-15-01-2014-1780497_3.php

Merci Karin Tuil. Et notre contradictrice de proposer une alternative au système dénoncé par G. Koenig, qui empêcherait les écrivains eux-mêmes de boucler leur fin de mois et de vivre de leur plume. « Ce qu'il faudrait, c'est rémunérer les auteurs quand ils donnent des conférences ou font des lectures, comme c'est le cas, notamment, en Allemagne ». Tiens, pourquoi pas. Il est vrai que le système fonctionne, paraît-il, en Allemagne, et un ami m’assurait que c’était le moyen, pour bien des écrivains, là-bas, de gagner leur croûte. Alors voilà ce qu’il vous reste à faire, écrivains de tous les pays, prenez un bon sac à dos, des chaussures de marche, un chapeau melon et faites le tour de la France profonde ; lisez dans les festivals, lisez dans les musées, lisez dans les églises, lisez dans les abbayes, lisez sur le trottoir, baissez votre chapeau, adoptez un air contrit et passez entre les rangs. Amassez les sous, vivez de la charité publique, puisque les imprimeurs, les éditeurs et les libraires se goinfrent sur votre dos.  Vive le retour aux troubadours ! Mais franchement, qui paierait ? Quels écrivains pourraient se contenter de quelques piécettes jetées dans un chapeau ?

Alors quoi, l’écrivain devrait avoir un autre métier ? Bigre, on n’y avait pas pensé… mais cela fait des siècles que les écrivains de tous les pays qui n’avaient pas la chance de naître avec une cuiller en argent dans la bouche ont exercé d’autres métiers : Rabelais et Céline médecins, Stendhal et Romain Gary consuls, Albert Cohen ou Saint-John-Perse diplomates, Kafka petit inspecteur d’assurance, Primo Levi chimiste, Julien Gracq enseignant, etc. Sans compter tous les écrivains qui ont accumulé les petits boulots ou qui ont fini - captifs de la langue et serviteurs des lettres - en critiques, en journalistes, en éditeurs… Et, feuilletant l’autre jour le programme d’un séminaire, je constatais que presque tous les écrivains invités étaient des profs en exercice ou à la retraite…

Vous me direz, les compositeurs n’ont pas d’autre métier. Les peintres, les sculpteurs, les plasticiens non plus ? Et pourtant, combien parmi eux, qui n’ont pas la chance de vendre une croûte aussi cher que Damien Hirst ou autant de disques que tel ou tel icône du rock sont-ils condamnés à enseigner qui le dessin, qui le piano ? Comment ça, tous les artistes seraient des profs défroqués ? Le soi-disant plus beau métier du monde serait le seul à offrir la liberté nécessaire à cette manie honteuse qui dilapide le temps et ne rapporte pas un kopeck ?

Peut-être… tout ça doit avoir affaire avec cette vieille histoire de transmission et de partage du savoir, dont parle d’ailleurs très bien Karin Tuil dans son article. En tout cas, l’exercice d’un autre métier, pour l’écrivain, est le seul moyen de se tenir à l’écart du buzz médiatique et de l’empire de l’argent-roi. Le seul moyen de rester embarqué dans la galère de son époque et de partager le quotidien de ses lecteurs. Le seul moyen de ne pas courir après tous les festivals de France et de Navarre pour déclamer des vers puis s’assoir derrière une table et regarder la pile de bouquins, devant lui, ne pas bouger d’un iota. Le seul moyen de ne pas passer son temps à remplir des dossiers de résidence et des demandes de bourse au lieu d’écrire des livres. Le seul moyen de se moquer des prix littéraires et d'engloutir ses droits d’auteur sitôt gagnés, ou de les laisser pourrir dans une vieille boite à chaussures, comme faisait Giacometti de tout le fric que lui rapportaient ses œuvres. Le seul moyen de nourrir son imagination et d’avoir encore quelque chose à dire.

 

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