Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
l'araignée givrée
11 janvier 2014

non, on ne va pas se marrer - réponse à Pierre Jourde

fou-rire-image

Il faut partir, Elias, fuir cette parodie.
Trouver une autre voie : ni la nostalgie,
ni le rire.
Car nous ne sommes pas des sages
nous cherchons, au-delà du rire,
de l'oubli et de la trahison,
un sens.
Camille de Toledo, Oublier trahir puis disparaître, 2014.

 

 

pour lire l'article de Pierre Jourde :

http://pierre-jourde.blogs.nouvelobs.com/archive/2014/01/08/protegeons-nos-antisemites-518657.html

 

Bonjour Pierre Jourde,

 

bravo pour votre chronique qui démontre encore une fois votre talent d’écrivain et de pamphlétaire mais permettez-moi de ne pas vous suivre sur toute la ligne,

 à commencer par le "alors oui on peut rire de la Shoah" : le rire est votre arme, vous l'avez utilisée plusieurs fois dans vos livres, et avec quel talent, et vous savez qu'il a pu vous en coûter cher, comme vous le racontez, je crois, dans votre Première pierre, que je vais lire très vite : je viens de finir Pays perdu, un livre magnifique mais qui m'a gêné parfois, car j'y ai senti davantage la caricature que l'hommage ;

alors, comme nous sommes entre romanciers, laissez-moi imaginer une petite fiction, ici. Le spectacle de Dieudonné, dans la bonne ville de Tours, mettons, est autorisé. Seulement, une bombe saute à la sortie du théâtre et tue 3 personnes. Un black (jeune), un blanc (vieux), un beur (d'âge mûr), les trois âges et les trois France réunies dans la douleur. L'attentat est revendiqué : un groupuscule sioniste, déterminé, qui n'avait pas été invité à la France qui se marre de tout même de la Shoah. Quelle serait la suite des événements ?

C'est cette suite, je crois, que le ministre – dont vous savez comme moi qu'il nourrit de très hautes ambitions et qu'il entend bien se servir de cette affaire pour nous faire oublier Léonarda et ses propos malencontreux vis-à-vis des Roms  a voulu éviter pour sauver sa casquette et sa carrière. Et donc, si le spectacle est interdit, ce n'est pas tant parce qu'on y rit de tout  cela on le fait 24h sur 24 sur internet – mais parce que l'ordre public est menacé.

Voici d’ailleurs l’ordonnance du conseil d’Etat :

http://www.conseil-etat.fr/10012014_ordonnance_refere.pdf

Je ne suis pas un partisan de l'ordre public ; la bagarre, que vous aimez, ça doit être bien rigolo, je trouve comme vous que ça manque un peu dans nos villes aseptisées, sauf quand des skinheads tabassent un jeune militant d'extrême gauche, mais je dois vous avouer que, la bagarre, je ne suis pas taillé pour ça – il doit y avoir une erreur dans les gènes.

Dans la nuit du 1er janvier, j’ai rêvé que j’étais un agent du Mossad qui tuait Dieudonné. C’était sanglant, barbare, j’en ai perdu le sommeil. Alors, dans mon insomnie du moment, j’ai consigné ce rêve, image par image, dans un petit cahier.  En cherchant des mots pour traduire ces images. C’est qu’à défaut de poings, il me reste les mots. Seulement, comme vous savez, les mots, seuls, tuent rarement. Il faut un peu de spectacle pour les charger jusqu’à la gueule.

Donc, la comparaison que vous faites avec Drumont ne marche pas. Drumont peut écrire toutes les France juive qu’il veut, aucune bombe ne sautera à leur passage. Dieudonné, s’il se contentait d’écrire et de faire publier ses conneries, et s’il avait le talent, la finesse, la subtilité des antisémites de cette grande époque du dix-neuvième que vous vénérez, n’aurait pas plus d’audience que vous ou moi.

Mais voilà, un siècle a passé et l’on cherche en vain les Drumont, les Léon Bloy et même les Céline. Et entretemps, les mots, puis les spectacles, puis les politiques, puis les SS, les chiens, les flingues, les pioches, les gaz ont tué. 6 millions de personnes.

Désolé pour le petit raccourci historique mais l’histoire est mon métier, puisque l’écriture ne suffit pas à me rémunérer.

Alors voilà, tout ça ne nous fait plus rire du tout.  Et désolé, mais les vannes sur la Shoah, que vous avouez lâcher de temps en temps, ça me ramène à mon enfance dans un bled crotté où Le Pen – père ou fille – arrive systématiquement en tête au premier tour, avec ou sans Dieudonné à la maison de l’amitié, comme on appelle là-bas les salles de spectacle.

Alors, oui, laissons-le parader sur Internet, Dieudonné, laissons les Shoahananas et les Boulevard Hitler pulluler et nous verrons bien…

« Conservons-les pour l’étonnement et la curiosité des générations futures, qui pourront dans quelques décennies se pencher sur leurs pauvres vieilles obsessions comme on va au museum d’histoire naturelle observer dans des bocaux les veaux à deux têtes et les fœtus acéphales ». Tout de même, Pierre Jourde, je ne vous croyais pas si optimiste… Vous croyez vraiment qu'on va se marrer, dans les années à venir ? Se marrer comme en Hongrie ? Se marrer comme en Grèce ? 

Les générations futures, mais vous avez écrit bien des livres pour nous dire ce qu’il en est de ces générations futures… Les auriez-vous oubliées, à Valence, au soleil de l’Université ? Je n’ai pas la chance, comme vous, de leur avoir échappé, et je les affronte encore tous les jours au lycée où j’enseigne, les générations futures de nos banlieues prometteuses. Et je vous rappelle que la plupart d’entre ces jeunes ne voient pas Dieudonné comme un pitre infâme se confondant en gesticulations obscènes mais comme un martyr de l’antisystème (alors là, Drumont & cie avaient raté leur coup !!!), donc ce n’est peut-être pas une si mauvaise chose si la ministre de la justice leur rappelle de temps en temps la triste vérité… et si le ministre de l’intérieur leur épargne de casser la tirelire pour aller rire un bon coup sur la Shoah…

Bien cordialement,

 

Emmanuel Ruben

Commentaires
l'araignée givrée
Archives
Visiteurs
Depuis la création 139 643