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l'araignée givrée
26 octobre 2013

l'image touchante - notes sur l'image manquante de Rithy Panh

L’art se fait avec les mains. Elles sont l’instrument de la création, mais d’abord l’organe de la connaissance. Pour tout homme, je l’ai montré ; pour l’artiste, plus encore, et selon des voies particulières. C’est qu’il recommence toutes les expériences primitives : comme le Centaure, il tente les sources et les souffles. Tandis que nous recevons le contact avec passivité, il le recherche, il l’éprouve. Nous nous contentons d’un acquis millénaire, d’une connaissance automatique et peut-être usée, enfouie en nous. Il la ramène à l’air libre, il la renouvelle – il part du début. N’est-ce donc pas la même chose pour l’enfant ?

Henri Focillon, Éloge de la main, 1934

 

Ce qui m’a fasciné, dans le dernier film de Rithy Panh, ce sont tous les moments où la caméra, se détournant de la scène où évoluent les figurines de terre, nous montre l’œuvre en train de se faire ;  au creux de l’Image manquante, il y a la présence rassurante de ces mains, saisies en pleine action, maniant le stylet, maniant le pinceau ; et je ne peux m’empêcher de voir dans cette présence en abîme, non seulement le signe d’une distanciation savamment étudiée mais aussi le souvenir d’une blessure ancienne.

La scène se trouve au cœur de L’élimination, le grand livre de Rithy Panh (coécrit avec Christophe Bataille, Grasset, 2011) :

« Les Khmers rouges nous observent sans cesse. Ils remarquent mes doigts fins. L’un d’eux me lance : ‘Tu as des doigts de bourgeois. Tu n’as jamais tenu la houe !’ Je suis un nouveau peuple, j’ai un corps de nouveau peuple : un  nouveau corps – à forger, donc. Mais les travaux, les blessures, le cal, ne changent rien. Je garde ces doigts trop fins. Alors je m’éloigne des premiers rangs. J’apprends à cacher mes mains ; à serrer les poings ; à me fondre ; à disparaître. », L’élimination, p. 78.

On sait que les khmers rouges s’en prirent avant tout aux artistes, aux intellectuels, à ceux qui sont toujours accusés de ne pas mettre les mains dans le cambouis, de ne pas se salir – ceux qui ne savent pas quoi faire de leurs dix doigts, qui vivent de l’exploitation du travail des autres.

Mais les khmers rouges ont eu – parmi tous leurs torts – celui de confondre artistes et intellectuels : on peut tout décréter sans les mains, on peut torturer sans toucher, on peut détruire à distance mais on ne peut rien créer sans les mains, on ne peut rien créer sans toucher.

Et, à ce propos, je pense à une anecdote rapportée par Steiner à propos du sculpteur Henry Moore : lorsqu’il parlait politique, nous dit Steiner, c’était un désastre ; mais alors, il suffisait de regarder ses mains, de suivre le parcours de ses veines, d’observer leurs mouvements, et l’on comprenait que le sculpteur pensait avec les mains.

Oui, l’artiste – au contraire de l’intellectuel ou du politique – est celui qui pense avec ses mains, celui dont les mains sont tout innervées de rêves, d’images, de mots, de souvenirs, de projets.

Il y avait déjà, dans Gens des rizières, cette attention si singulière portée aux gestes ancestraux, cette manière de filmer les mains – mains qui plantent le riz, mains qui le récoltent, mains qui le trient, le tamisent, le soupèsent. 

Ici, au lieu de les cacher, comme il l’a fait jusque-là (du moins dans tous les films que j’ai vu de lui), comme le ferait un marionnettiste qui tirerait les ficelles de son art, Rithy Panh nous montre des mains (qui ne sont pas les siennes), il les filme, et l’on est stupéfait de voir avec quelle douceur, avec quelle délicatesse ces mains taillent ces figurines. Une douceur, une délicatesse qui s'accorde au timbre de Randal Douc (qui prête ici sa voix au narrateur, voix si jeune, à l’accent si léger). Mais ces mains soi-disant de bourgeois, il nous les montre sans afféterie, couleur de l’argile qu’elles manipulent, avec des ongles sales, couleur de la poussière et de la cendre qu’elles remuent.

Faut-il y voir une forme de narcissisme, celui d’un Paul Valéry qui aimait dessiner sa propre dextre la plume à la main ? Non, c’est autre chose qui se joue là. Qui a rapport à la question éthique et esthétique du toucher, du doigté dans l’art.

En voyant les gros plans de Rithy Panh sur les mains de son assistant, j’ai d’abord été fasciné par la finesse de ces mains.

Qui connaît un peu la statuaire khmère sait que les mains y ont une importance aussi grande que les visages ; je pense aux mains des apsaras, je pense à telle ou telle divinité aux dix, aux vingt mains, qui tourbillonnent dans la pierre. 

Ces mains sont celles aussi – d’une souplesse ravissante – des danseuses khmères qui fascinèrent Rodin – le sculpteur justement – lors de l’exposition universelle de 1906 à Marseille et qu’il dessina, qu’il peignit de mémoire, sitôt de retour à Paris.

Mais les mains de l’Image manquante ne sont pas seulement fines, elles sont sales. Car elles plongent au cœur de la guerre et de la mémoire.

Et il faut d’abord préciser que le Cambodge est un pays où l’on ne touche jamais l’autre, où l’on n’embrasse jamais, où l’accolade n’est pas dans les mœurs, où l’on ne parle pas avec les mains, où l’on salue toujours à distance et les mains jointes.

Et cette distance a joué à l’heure du génocide un rôle particulièrement tragique – cette distance a été l’une des armes les plus terribles du génocide :

« Il y a quelques années, j’ai rencontré et filmé un soldat d’élite khmer rouge, qui m’a confirmé une instruction claire, la veille du grand jour : ''Ne touchez personne. Jamais. Et si vous n’avez pas le choix, ne touchez jamais avec la main, mais avec le canon du fusil'' », L'élimination, p. 44-45.

L’idée est si importante pour Rithy Panh qu’il la répète au début de son film :

« on leur avait donné un ordre : ne jamais toucher l’ennemi de la main ; l'ennemi c'est moi, j'ai treize ans »

Tout a donc était fait à distance – ne serait-ce que celle d’une crosse ou d’une balle de fusil – ; le massacre a d’abord été administré par la parole et l’écriture ; tout est passé par la langue, comme l’écrit Rithy Panh lui-même (« ma lance, c’est la parole », dit Duch) ; autrement dit, tout était logique, idéologique, pour les bourreaux qui se flattaient de n’avoir pas de sentiment.

Voici donc la grande révolte de Rithy Panh : contre les Duch qui ont pensé et voulu la mort à distance, contre ceux qui se sont bercés de slogans, contre le mensonge de ces images – car le slogan, qui se sert souvent de métaphores abonde en images –  il rétablit une vérité du geste, une parole manuelle, une image touchante.  

Il nous montre grâce à ses gros plans sur des mains qui pourraient être les siennes que l’art – et le cinéma plus que tout autre – est affaire de doigté ; comme il n’y a pas ici d’acteur pour jouer juste ou faux, c’est le grain – le grain de la voix off et de la caméra – qui doit jouer juste.

On se souvient de la polémique qui a opposé Lanzmann et Didi-Huberman à propos de l’image ; on se souvient comment Didi-Huberman, dans un livre qui est aussi un hommage à Lanzmann, a montré que « pour savoir, il faut imaginer » (Images malgré tout, Minuit, 2004). Ici, dans un film qui est un autre hommage à Shoah, Rithy Panh nous apprend que pour montrer, pour témoigner, pour faire que l’autre s’imagine, pour rendre imaginable l’inimaginable, il faut toucher ; mais il ne s’agit pas de pathos ; si ce film touche, c’est au sens propre, non pas au sens d’un film touchant, mais au sens où – mêlant toutes les strates, de l’image d'archive à la création filmée dans toute sa nudité – il touche du doigt la béance de l’histoire.

Après avoir filmé leur visage et donné leur parole aux bourreaux, qui sont aujourd’hui encore vivants, des êtres de chair et de sang, parfois revenus dans leur village et vivant tranquillement parmi les leurs, voici que Rithy Panh filme la cendre, la glaise, la poussière que sont devenues les victimes, réduites, annihilées, éliminées, selon le vœu de Duch et des siens (« réduis-les en poussière », annotait le bourreau à l’encre rouge). Et, ce faisant, ce n’est pas seulement leur parole manquante qu’il ressuscite, c’est leur corps, leurs gestes, leurs expressions qu’il sculpte – faisant apparaître une présence en creux, taillant le bloc informe de la terre emplie de charniers, il remodèle une silhouette, il redonne un visage et une âme, il retrouve les couleurs de tout un peuple oublié. Quel acteur aurait pu se montrer plus expressif, quel acteur aurait pu crier plus fort, d’une voix plus déchirante que celle, muette, de cette figurine enceinte, accroupie, la bouche béante, qui ne parvient pas à expulser son enfant et qui symbolise la douleur de tout un peuple ?

 

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