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l'araignée givrée
10 juin 2020

Pour 2021

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Nous nous souviendrons de l’année 2020. Nous nous souviendrons de l’année zéro de la culture. Nous nous souviendrons des longs mois où il fut impossible de voir un film sur grand écran, impossible de voir monter des acteurs sur une estrade, impossible d’entendre en direct un air d’opéra, impossible de sautiller dans une salle de concert, impossible d'entrer dans un musée ou une galerie – et même impossible de se rendre chez son libraire ou de recevoir un livre par la poste, sans oublier qu’il fut impossible pendant longtemps de poser son coude sur le zinc d’un bistrot ou de commander un menu dans un resto. Et même impossible, pendant deux mois, de respirer l’air libre plus d’une heure, pour beaucoup d’entre nous. Que restait-il alors, dans ce zoo humain tandis que tout autour de nous les autres vivants connaissaient leur plus beau printemps ? Il restait les sentinelles inquiètes de nos livres – les livres de nos bibliothèques, pour ceux qui ont la chance d’avoir encore des bibliothèques. Il restait cette compagnie silencieuse et blafarde des pages que l’on tourne pour ne plus penser aux heures qui s’écoulent. Il restait ces voix qui bruissaient sur papier – il restait cette « solitude peuplée » dont parle Gilles Deleuze. Or ces auteurs qui nous auront permis de survivre par temps de confinement, ces auteurs qui nous auront permis de rêver et de questionner, de trouver la force de nous lever tous les matins et de nous coucher tous les soirs dans le même lit en croyant que demain serait un autre jour, ces auteurs auront été parmi les grands sacrifiés de la crise sanitaire. Car il n’y a pas de chômage partiel pour un écrivain – car il n’y a pas de chômage technique pour un écrivain, pas de chômage tout court, car un écrivain qui dort, c’est une société qui meurt, car un écrivain qui se repose, c’est une société qui sombre, car un écrivain ne peut pas prendre de congés : pas seulement parce que sa conscience le tient éveillé, mais parce que la sécu ne l’a pas prévu. Le seul moment où un écrivain peut se consacrer pleinement à son art, sans que le reste empiète sans cesse sur son temps de travail, c’est lorsqu’il est accueilli en résidence : si Julien Gracq a voulu, à la fin d’une vie qui avoisinait avec le siècle, que son domaine familial devienne un « lieu de repos et de travail destiné à des écrivains » c’est parce qu’il savait, lui qui exerçait le double métier d’écrivain et d’enseignant, qu’un écrivain se repose trop rarement. Ici seulement, dans des lieux comme celui-ci, au bord d’un fleuve comme celui-ci, il est possible d’inventer de nouvelles vies, ici seulement nous pouvons espérer nous baigner tous les jours dans de nouvelles eaux. Ici deviennent ou se réinventent des écrivains. 

Il paraît que nous trouverons un jour un vaccin contre le virus. Mais le meilleur vaccin contre la peste qui nous hante depuis si longtemps, nous le savons, c’est l’art, c’est la littérature, ce sont les savoirs – la devise de la Maison Julien Gracq. Depuis mars 2020, nous savons plus que jamais pourquoi nous nous battons.  

Commentaires
A
Merci Emmanuel pour ce joli texte, ce subtil message, qui me permet de commencer ce jeudi matin avec tes mots qui sautillent dans ma tête. <br /> <br /> Et pour prolonger ce combat pour la littérature, l'art et les savoirs, sache que c'est justement aujourd'hui que je reprends le chemin de la prison de saint Quentin Fallavier, où j'assure la noble mission de bénévole bibliothécaire. Passeur-e de livres, à ma manière.<br /> <br /> J'anime également pour les détenus des séances d'insertion par la lecture, avec l'association "Lire pour en sortir". Ceux que cela intéresse peuvent adhérer ou se renseigner ici : http://www.lirepourensortir.org/nous-soutenir/<br /> <br /> <br /> <br /> A la vie, à la création, à la liberté, Agnès.
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