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l'araignée givrée
28 février 2022

J'ai mal à l'Ukraine

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C'est toujours à l’Est que ça me prend. Au niveau des sixième et septième nerfs intercostaux. Et puis la douleur irradie dans tout le côté Est au point de me clouer dans mon lit. Il y en a qui parlent de droite et de gauche, moi j’ai comme les atlas et les planisphères un Est et un Ouest. La droite, c’est l’emplacement de l’Est dans mon corps. Nous, les Européens, nous avons tous la carte du Vieux Continent non seulement tatouée sur notre peau, mais gravée dans nos organes. Notre squelette se souvient. Il porte dans la géographie de ses os et de ses cartilages, de ses muscles et de ses tendons, de ses nerfs et de sa moelle épinière la mémoire des traumas du passé. Alors, à chaque fois que l’Ukraine est attaquée, c’est là que ça commence, au niveau des sixième et septième intercostaux, comme un poignard qu’on m’enfonce dans le dos. À 5h du matin, ce 24 février 2022, je me suis réveillé avec cette douleur, j’ai péniblement tendu ma main vers mon téléphone, vers ma lampe de chevet, vers la radio, et avant même de presser le bouton on, j’ai deviné ce qui se passait à 2700 km de mes bords de Loire, quelque part là-bas, sur les bords du Dniepr. J’ai deviné que Poutine avait lancé son offensive meurtrière quand j’ai senti que j’avais mal à l’Ukraine qui est en nous, Européens, comme d’autres ont mal aux dents ou à l’aine.

L’Europe est notre corps, car elle est notre passé, notre futur et notre présent. Nous n’y échapperons pas. Mon baromètre géopolitique intime est infaillible. Je n’ai jamais mal à gauche, sauf au genou, qui se situe sous les Tropiques. À droite, si la douleur atteint mon omoplate, je sais qu’un péril guette les pays baltes. Si la douleur s’immisce entre le psoas et les adducteurs, je sais que quelque cloche ne tourne pas rond entre Israël et la Palestine, qui est le phare oriental de mon Europe. Si c’est le cœur qui s’affole – oui j’ai le cœur à l’Est, comme les riches ont le cœur à droite –, je sais que les Balkans sont en ébullition. Si les cervicales sont touchées, je sais que c’est la Finlande qui est en danger.

J’avais vingt-quatre ans quand j’ai découvert l’existence de l’Ukraine. C’était en 2004, je vivais à Istanbul, de l’autre côté de la mer Noire. La révolution Orange faisait apparaître ce pays sur la rive d’en face et sur la carte du monde. Poutine – comme son émule Erdogan d’ailleurs – n’était qu’un apprenti dictateur. L’Ukraine devint très vite pour moi le pays de tous les possibles. Depuis la première découverte de ce pays, dès que je sentais le printemps arriver, je prenais la route de l’Ukraine comme d’autres prennent le large ou la clé des champs. J’avais besoin, chaque année, de retourner là-bas, oiseau migrateur se ressourçant à l’est d’où vient la lumière mais aussi les ténèbres. À l’heure où j’écris ces lignes, Kiev, une des villes que j’ai le plus aimées au monde, est sur le point d’être assiégée. J’étais à Kiev en août 2008 quand Poutine a fait rouler ses chars sur Tbilissi. Nous regardions à la télé les images de l’invasion, Vlad et moi, dans son petit appartement de la banlieue, et nous étions sidérés. J’étais à Kiev en avril 2014, quand Poutine a parachuté ses petits hommes verts sur la Crimée. Nous regardions à la télé les images de l’invasion, Vlad et moi, dans son petit appartement de la banlieue, et nous étions sidérés. Je n’étais pas à Kiev en décembre 1991, quand toute l’Ukraine – et même le Donbass – a voté la dissolution de l’URSS. Je n’étais pas à Kiev en avril 1986, quand la centrale de Tchernobyl a explosé mais j’étais déjà devant la télé, j’avais cinq ans, j’apprenais ma première leçon de géographie : que les mauvaises nouvelles viennent souvent de l’Est et qu’il n’y a pas de frontières assez naturelles ni même étanches pour stopper des nuages radioactifs. Elles ne le seront pas davantage pour stopper les chars et les missiles russes. Le peuple ukrainien, ce peuple des confins, encore une fois dans son histoire, nous sert d’état-tampon. C’est lui qui va stopper les chars russes. Comme il s’est sacrifié en 1933, en 1942 et en 1986, il s’apprête à se sacrifier une nouvelle fois pour nous donner le droit, à nous Européens du couchant, de respirer librement et de vivre sans entraves. Je n’ignore pas que des éléments conséquents du même peuple ukrainien ont massacré des Juifs – et pas seulement des Juifs – durant la Seconde guerre mondiale. Je n’ignore pas qu’il y avait des néonazis à Maïdan en 2014, puisque j’y étais aussi. Mais il y a des néonazis aussi en France comme en Russie. Que Poutine dénazifie d’abord son pays, et que nous dénazifions le nôtre et nous pourrons parler ensuite des banderovtsy.

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Depuis le 24 février à 5h du matin, j’ai mal à l’Ukraine et le mal contamine à présent tous les membres. En 2014, de retour de Kiev, j’avais passé ma rage de l’Est et mon mal d’Ukraine en empoignant un crayon et un pinceau ; sur une grande planche de carton, j’avais collé des fragments d’écorce de bouleau et sur cette peau mixte et lacérée, sous les grands yeux noirs des bouleaux, témoins muets de la catastrophe, j'avais dessiné une carte de l'Europe envahie par la montée de la haine. À l’est de ma carte, sur cet isthme européen qui va de Riga à Odessa, sur cet isthme européen que je connais bien et qui concentre ces terres de sang dont parle Timothée Snyder, là où la guerre a duré trop longtemps, j'avais dessiné la silhouette sans tête d'une femme – car oui, l'Europe est, a été et sera toujours une femme – fuyant la corne d'un taureau et cette corne était plantée dans le corps d'une péninsule qu'on appelle la Crimée, péninsule où se passait mon premier roman et où Poutine avait perpétré son énième crime.

Mais cette fois-ci, le dessin ne suffisait pas, tout mon corps envahi par ce poutinium qui empoisonne l’Europe et la politique française depuis vingt-deux ans avait besoin de se défouler, alors j'ai empoigné les cornes du taureau et j'ai enfourché mon vélo, direction l'est, remontant la Loire en pensant à l'époque où, avec mon ami Vlad, nous remontions ensemble le Dniepr et la Desna, cette rivière qui vient de Russie, mais qui est pourtant la plus ukrainienne des rivières depuis que Dovjenko en a dressé le tableau. À l'heure où j'écris ces lignes, ce sont des colonnes de chars qui la descendent, la Desna, se dirigeant vers Kiev où elle conflue avec le Dniepr. Je n'ai pas roulé très longtemps vers l’est, sur mon vélo. Au bout de quinze kilomètres, j’ai patiné dans une tranchée boueuse et je me suis viandé, comme on dit, sur le côté droit. Je suis revenu chez moi à moitié paralysé.

         Quand le XXIe siècle se débarrassera-t-il de ses tyrans d’un autre temps ? Attendrons-nous 2089 et un Poutine cryogénisé de cent trente-sept ans pour faire tomber le rideau de fer qu’il a tracé dans notre moelle épinière ? Ou réagirons-nous enfin, maintenant, avant qu’il soit trop tard, ou simplement par honneur, pour faire oublier les jours sombres où nous n’avons pas réagi – les jours sombres des Sudètes, de Budapest et de Prague ?

 

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