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l'araignée givrée
17 août 2016

Ce qui nous sépare nous relie, ce qui nous relie nous sépare aussi

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Ce qui nous sépare nous relie, ce qui nous relie nous sépare aussi. Deux anecdotes tirées de mes tribulations avant et après le Banquet du livre et des générations, à Lagrasse.

 

À l’aéroport de Munich, où je fais escale entre Belgrade et Toulouse, le jour du départ, le 6 août, l’agent de sécurité qui me tend les bacs où déposer mes affaires à l’entrée du portique est un vieil homme de petite taille, aux cheveux blancs et aux yeux bleus. À la vue de mon passeport, il me demande, en français, avec un léger accent : « il ne vous reste pas de la ferraille dans vos poches ? » Intrigué par la connaissance de ce mot d’argot, « ferraille », je lui demande où il a appris le français. « Au lycée », me dit-il. Ici, à Munich ? Non, à Bucarest. Il est roumain, naturalisé allemand. Je lui dis c’est marrant, vous venez de Bucarest, vous vivez en Allemagne, moi j’arrive de Belgrade, je suis français, je vis en Serbie, et ensemble nous parlons français, et nous pourrions parler allemand si je n’avais pas tout oublié, car moi aussi je l’ai appris au lycée. Il me dit : « mais nous pourrions tout aussi bien parler serbo-croate ». Et il commence : « dobar dan », et j’enchaîne, « kako ste ? », etc. Je lui demande comment se fait-il qu’il parle serbo-croate. Il a vécu trois ans en Slovénie, et par conséquent il parle aussi slovène. Aujourd’hui, il est à la retraite, mais comme sa pension ne lui suffit pas pour vivre, il travaille dans une agence de sécurité, histoire de boucler les fins de mois. Je pense alors à Etienne Balibar, lequel fait observer (dans Nous, citoyens d’Europe ?) que la pratique de la traduction, le fait de devoir manier plusieurs langues à la fois, se rencontre aux deux extrémités de l’échelle sociale : « chez des intellectuels formés aux humanités scientifiques ‘‘supérieures’’, des écrivains du déracinement et de l’exil (héritiers de Heine, de Canetti, de Joyce ou de Conrad) et chez des migrants anonymes occupant en général les postes inférieurs de la division du travail et de l’emploi. » Je pense aussi à Umberto Eco qui écrit (dans La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne) que l’Europe est un « continent polyglotte par vocation. » « Le problème de la culture européenne de l’avenir, écrit Eco, ne réside certainement pas dans le triomphe du polyglottisme total […] mais dans une communauté de personnes qui peuvent saisir l’esprit, le parfum, l’atmosphère d’une parole différente. Une Europe de polyglottes n’est pas une Europe de personnes qui parlent couramment beaucoup de langues mais, dans la meilleure des hypothèses, de personnes qui peuvent se rencontrer en parlant chacune sa propre langue et en comprenant celle de l’autre, mais qui, ne sachant pourtant pas parler celle-ci de façon courante, en le comprenant même péniblement, comprendraient le ‘‘génie’’, l’univers que chacun exprime en parlant la langue de ses ancêtres et de sa tradition. »

L’Européen à venir existe, je l’ai rencontré : c’est ce vieil homme, un veilleur attentif et souriant, qui fouille nos bagages pour boucler ses fins de mois et parle ou plutôt se souvient de toutes les familles de langues de l’Europe, latines, slaves, germaniques. Comme quoi ce qui nous sépare est aussi ce qui nous relie.

Mais il arrive aussi que ce qui nous relie nous sépare. La scène se passe, cette fois-ci, dans le taxi qui me ramène de l’abbaye de Lagrasse à l’aéroport de Toulouse-Blagnac.

 

Mustapha, le chauffeur de taxi (« le seul chauffeur maghrébin de tout le département de l’Aude », d'après lui) est un garçon a priori très sympathique, ex-fonctionnaire de la poste qui a compris que dans un monde fluide et globalisé, il valait mieux savoir manier le volant d’une Peugeot qu’un tampon à oblitérer des timbres. Sur la route qui tournicote dans les gorges du Sou, nous discutons un bon moment, de choses et d’autres, et notamment du basket qu’il a longtemps pratiqué dans sa jeunesse et de la Serbie, où il a passé des vacances avec des amis yougoslaves et basketteurs… Nous parlons aussi du Maroc (il est né à Marrakech) et des Etats-Unis, où il passe désormais toutes ses vacances, multipliant avec sa famille les road-trip d’est en ouest et vice-versa, à la mode de Kerouac. Et puis tout à coup, comme il n’est sans doute pas satisfait par la réponse que je lui ai donnée (« français ») lorsqu’il m’a demandé, passé les premiers kilomètres, quelle est mon origine, il me demande si Ruben est un nom « hébreu », si je suis « israélien »... Je lui répète que je suis français et que c'est un nom juif... Il me dit qu'il n'aime pas utiliser ce mot, juif, qu'il est toujours gêné, même s'il a un ami juif... et qu'il ne faut pas appeler les Maghrébins des Arabes, que les Arabes ce sont les Saoudiens, les gens là-bas, qui vivent dans la péninsule arabique... Et puis il me dit qu'il en était sûr, qu'il avait deviné que j'en étais... Je lui demande à quoi ça se voit, il me dit à ma tête, à mon nez, à ma chemise, à ma façon de m'habiller, « comment ça, on ne vous l’a jamais dit ? », bref que ça se voit tout de suite, comme le nez au milieu de la figure... Comme il aperçoit dans son rétroviseur que je ne suis pas ravi et même un tantinet effrayé par sa perspicacité digne d’un agent de la Gestapo, il me dit pour détendre l’atmosphère que je ne dois pas me sentir offusqué, que c'est comme pour eux, que tout le monde reconnaît qu'il a une tête de Maghrébin... J'ai beau lui expliquer qu'au Maroc, je passe plutôt pour un Marocain, en Italie pour un Italien, en Turquie pour un Turc, de même en Espagne, en Grèce, etc... il s'enfonce et tient à me raconter un jeu qu’il pratique de temps en temps avec ses amis, à la terrasse des cafés. Regardant passer les gens dans la rue, il s'amuse à parier un billet de 50 euros à qui est juif, qui ne l'est pas, et il gagne à coup sûr... Là où il a grandi (en banlieue parisienne), il y avait même une expression, la « fashion juiverie » (sic !), pour parler des Juifs, reconnaissables à leur mise toujours très soignée... Bref, il n’ose pas employer ce mot – apparemment plus infamant encore que « juif » dans son esprit –, mais il était certain que j’étais un… bobo.  Le mot est lâché. Sur ce, je fais tous les efforts possible et imaginables pour m'endormir car nous voici enfin sur l’autoroute et je me demande si la prochaine fois que je me rendrai à un festival de littérature, je n’opterai pas pour le short, le t-shirt et les claquettes ou pourquoi pas pour le burnous ou la djellaba ? Et je médite aussi sur cette drôle d’équation juif = bobo = intello (et pourquoi pas = pédé). Pour un nombre non négligeables d’entre eux, les Maghrébins de France (je le sais pour avoir vécu et travaillé parmi eux, en banlieue), ceux que nous appelons trop souvent les Arabes, qui souffrent de ce délit de faciès les renvoyant systématiquement à leur lieu de naissance, ou à l’origine de leurs parents, ou à leur supposée religion musulmane, ou encore à la banlieue qui les a vu grandir, n’admettent pas qu’il n’en aille pas de même pour le Juif, avec lequel ils ont parfois grandi, dans le même pays, ou dans les mêmes banlieues. Ils veulent – pour partager cette infamie avec un autre, pour se sentir moins seuls dans la marge où nous les reléguons – que le Juif, lui aussi, soit reconnaissable, même quand il n’est pas pratiquant, même quand il ne se définit plus comme tel. En somme, ils veulent que même le Juif qui ne se sent plus juif, soit encore juif. Et dans cette recherche d’un autre qui soit aussi un même, ils s’appuient sur les indices fantasmés forgés par l’antisémitisme, ce racisme spécifique et d’autant plus délirant, d’autant plus maniaque qu’il échoue quasi systématiquement à reconnaître avec certitude sa victime puisque celle-ci, souvent bien intégrée, se fond dans la masse et dissimule souvent dans les replis de sa chair, voire dans les syllabes de ses deuxième et troisième prénoms (ceux que j’ai choisis pour nom de plume), les signes de son appartenance. Raison pour laquelle l’antisémite est contraint de recourir à ces indices fantasmés : ici ce sera les cheveux roux et frisés, là les oreilles décollées, là le nez crochu, là le port des lunettes, ou l’odeur de la peau, ou l’aspect chétif de la silhouette, ou tel ou tel tic, ou encore la manière de s’habiller, etc.    

 

De telle sorte que ceux qui pensent ainsi s’excluent davantage encore du peuple européen balbutiant qui les tient à distance. Car si l’Européen est l’inventeur de l’antisémitisme, l’Européen, c’est aussi celui qui a intégré le tabou de l’antisémitisme : l’antisémite existe encore comme une survivance du passé sombre de l’Europe mais au vingt-et-unième siècle, en Europe, il s’avoue rarement comme tel, il a honte de penser ainsi, il pointe rarement sa victime du doigt, il a recours à des subterfuges, à des plaisanteries, il détourne l’attention vers Israël et les Israéliens qu’il condamne en bloc (au lieu de condamner la politique israélienne actuelle, le gouvernement Netanyahou, ou le néosionisme politico-religieux, ou la violence de l’occupation et de la colonisation des territoires palestiniens, comme j’ai tenté de le faire dans Jérusalem terrestre).

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