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l'araignée givrée
24 août 2015

La Syldavie et la Bordurie existent, nous les avons traversées 3 : la montagne noire

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Grad gradila tri brata rođena,
Do tri brata tri Mrljavčevića:
Jedno bješe Vukašine kralje,
Drugo bješe Uglješa vojvoda,
Treće bješe Mrljavčević Gojko;
Grad gradili Skadar na Bojani,
Grad gradili tri godine dana,
Tri godine sa trista majstora,
Ne mogaše temelj podignuti,
A kamo li sagraditi grada:;
Što majstori za dan ga sagrade,
To sve vila za noć obaljuje.

Zidanje Skadra ("l'édification de Skadar"), poème traditionnel serbe

 

Le principal objectif de notre grande boucle balkanique était de voir la mer : depuis 2006, les Serbes n’ont plus d’accès à la mer et dans la Voïvodine mitteleuropéenne, l’été est invivable : le soleil vous réveille à quatre heures du matin ; dès sept heures, vous ne savez plus où le fuir ; pas un seul nuage ne vient modérer son éclat ; vous le sentez toujours perché là-haut, indécrochable, prêt à vous griller la nuque au moindre écart ; vous vivez nuit et jour avec la clim pour échapper à ce sauna grandeur nature ; l’après-midi, histoire de mettre le nez dehors, vous errez de terrasse ombragée en terrasse ombragée en fonction de l’orientation du vent ; de guerre lasse, vous finissez par vous baigner dans la Tisza ou le Danube mais comme il n’a pas plu depuis deux mois, les rivières ont rétréci de plusieurs dizaines de mètres, leur débit n’est plus le même qu’en juin, et toutes les saletés que le courant entraînait à toute berzingue dans leurs tourbillons flottent insolemment à la surface, jonchent désormais leurs rives vaseuses, mousseuses, empuanties. 

Le train de nuit qui nous emmène voir la mer est une des prouesses de cette époque où les hommes savaient rêver plus haut que les montagnes : la ligne vertigineuse qui relie Belgrade à Bar, sur la côte monténégrine, fut achevée en 1976 – de tunnel en tunnel et de viaduc en viaduc, elle s’élève à plus de mille mètres d’altitude ; on croirait contempler le pays à vol d’oiseau ; lorsqu'on aperçoit les minuscules voitures qui fourmillent sur la route tortueuse au fond du canyon, on comprend pourquoi les Monténégrins sont si grands : dans un pays où il n’y a pas la moindre plaine, il fallait bien doter les êtres humains d’échasses naturelles, au cas où ils rêveraient d'un autre et monde et voudraient gravir cette montagne noire de sapins et ce karst géant qui les emprisonne. 

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Le Monténégro est une Corse ou une Sardaigne qui n’a pas la chance d’être une île : c’est une montagne à moitié tombée dans la mer ; les infrastructures y sont insuffisantes pour gérer le flot de touristes qui déferle depuis les quatre coins de l’Europe : Russes, Ukrainiens, Roumains, Hongrois, Tchèques, Slovaques, Autrichiens, Italiens, et de plus en plus de Français – lesquels ont dû se lasser de la Croatie, où ils arrivaient déjà par milliers, il y a quinze ans.

Le train est arrivé à destination avec seulement une demi-heure de retard. Rien à dire sur Podgorica sinon qu’elle n’a pas volé sa réputation de fournaise. Je tenais à faire un crochet par Cetinje à cause de Danilo Kiš et d'une nouvelle de Marguerite Yourcenar, Le lait de la mort, qu'on retrouvera dans les Nouvelles orientales. Amère déception. Cetinje, qui fut la capitale des rois monténégrins n’est aujourd’hui qu’un simulacre de ville-musée : décor de carton-pâte, ambiance provinciale et lénifiante, comme s’il avait fallu édifier à la va-vite, dans cette cuvette étouffante, une capitale prétendument historique.

À Kotor, c’est Venise que nous retrouvons ; une petite Venise tapie au fin fond d’un fjord, qui n’aurait gardé que deux canaux sans congédier ses milliers de touristes ; avec leurs eaux vert émeraude où se mirent les clochers d'églises et les tourelles des forteresses, les Bouches de Kotor rappellent davantage le lac de Côme et l'on se dit que décidément, Stendhal aurait aimé le Monténégro ; plus loin, à Perast, c’est toujours à Venise, à l'île des morts de San Michele mais aussi au lac Majeur et aux îles Borromées qu’on pense inévitablement en s'embarquant sous les nuages vers les sombres îlots que gardent leurs cyprès ; les bouches de Kotor s'enfoncent dans la nuit et nous réalisons que nous n'avons toujours pas vu la mer, la vraie mer ; il est temps de quitter ce pays où Venise est partout, Venise et les nouveaux riches venus de Russie qui ont fait de la région leur bac à sable.  

La route du sud est longue, au point que nous en venons à nous demander s’il ne faudra pas écourter notre voyage et renoncer à gagner Corfou. Nous finissons par atteindre Ulcinj après une demi-journée passée dans les bouchons monténégrins : c’est ici qu’il nous faut abandonner le peu de serbe que nous savons ; la langue locale est déjà l’albanais. Entre les murailles ottomanes, tout est en toc : on reconstruit ici, pour le bonheur des touristes venus voir le lieu où Cervantes aurait été fait prisonnier (Ulcinj donnant Dulcinée), un ersatz de ville médiévale. 

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