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l'araignée givrée
30 septembre 2014

Intifada miniature et baptême du gaz au camp d’Aïda

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« Sion sera sauvée par la justice et ses habitants convertis le seront par l’équité. Rebelles et pécheurs ensemble seront brisés, ceux qui abandonnent le Seigneur disparaîtront », Isaïe, I, 27-28 

Jusque-là, dans mes articles, je me suis permis de juger, cartes à l’appui, mais avec l’arrogance du géographe, en regardant les choses de haut ; cela je tâcherai de m’en passer dans le livre à venir, promis, juré ; ce blog sert à essorer l’éponge quand elle est pleine et qu’elle déborde, ce qui n’est pas faire œuvre (si cela existe encore) de romancier… Il parait d’ailleurs, comment ça vous n’êtes pas au courant, qu’un romancier (si cela existe encore) doit se contenter de raconter. Bref, adieu le roman prétendument naturaliste et le misérabilisme à la Zola. Adieu Sartre et l’engagement des compagnons de route. Et comme on n’est pas certain d’atteindre un jour le dégagement rêvé d’un Rimbaud, on va s’efforcer de rester fidèle à Camus et à sa théorie d’une littérature embarquée. Embarqué, ainsi, par ce mot, commençait La ligne des glaces, en hommage à Camus ; bon, les paquebots sont rares à Jérusalem, l’archipel de Cisjordanie n’a pas encore pris l’eau et je ne vais pas vous saouler avec le blocus-dont-personne-ne-parle mais je vais vous raconter une journée ordinaire de l’autre côté du mur. Une journée ordinaire, oui, où l’on se demande ce qu’on est venu faire dans cette galère. Et pour faire plaisir aux Israéliens tardifs, potentiels ou imaginaires qui veulent me faire taire (« découds ton étoile jaune mon cousin »), pour faire un pas de plus vers le roman-tout-court, je vais tâcher de présenter – autant que faire se peut – les choses avec la plus grande objectivité possible. Au pays du fait accompli, je vais me contenter de relater les faits (dernier clin d’œil à une lubie littéraire) tel quel (ou plutôt tel que je les ai vus et entendus).

Retour au centre Alrowwad, camp d’Aïda, Bethléem.

Dès mon arrivée, je suis convié à une pièce de théâtre qui commence par un petit film sur un écran tombé du plafond comme un rideau. Musique de tragédie en fond sonore. Sur l’écran, on voit une petite fille de cinq-six ans qui gît dans les décombres d’un immeuble visiblement bombardé. Ses petits bras potelets ruissellent d’hémoglobine. Elle se relève, écarte les fils de fer qui l’emprisonnent, marche en titubant parmi les ruines, les cheveux crasseux, ébouriffés. Elle trouve un morceau de papier, quelques mots écrits en arabe à l’encre noire, elle en fait un avion, le lance dans les airs, du film on passe au dessin animé, la caméra suit l’avion en papier qui frôle le canon d’un tank et  poursuit sa trajectoire imaginaire ; fin du dessin animé et retour au film, l’avion en papier se pose en douceur auprès d’un fedayin accroupi – le keffieh noué autour de la tête ne laisse voir que ses yeux – rechargeant un mortier ; la roquette fuse vers le ciel. Générique de fin. L’écran remonte vers le plafond comme un rideau. La pièce proprement dite peut commencer.

Un homme en noir s’avance et s’assied derrière un bureau. Il prend la plume et la parole ; tout dans le rituel indique qu’il s’agit d’un écrivain.

Mon interprète me traduit la scène, puisque je ne comprends pas un mot d’arabe. Il écrit le mot guerre. Il veut savoir quelle est la signification du mot GUERRE.

Je ne comprends plus rien à la suite, ni ce qui se passe, ni la traduction de mon interprète. J’écoute l’arabe, cette langue que parlaient mes ancêtres en Algérie, cette langue si belle, si poétique et parfois si violente. Deux jeunes filles drapées de blanc déambulent sur la scène. Puis c’est le tour de deux jeunes hommes. Ensuite, sur la scène apparait, grâce à un vidéoprojecteur, l’image de deux avions de chasse. On voit les cibles qui se précisent. On entend les bombes qui tombent du ciel. Un deus ex-machina verse le contenu d’une jarre à nos pieds. De l’hémoglobine se répand dans laquelle se met à danser un jeune homme pieds nus, visage masqué, très agile, qui symbolise, j’imagine, la mort. Il trempe ses mains dans le liquide. Sur un grand drap blanc tendu au fond de la scène, il s’essuie, laissant comme sur la paroi d’un Lascaux éphémère, les traces rouges de ses empreintes digitales.

Les deux jeunes femmes reviennent. Cette fois-ci, elles sont masquées, drapées de blanc, ce sont les pleureuses d’une tragédie grecque, elles crient, elles se lamentent, leur voix vibre et résonne sous les masques inexpressifs, prend un timbre métallique à déchirer les tympans, je ne comprends pas un seul mot mais je ressens toute cette rage qui les habite. L’impression qu’elles ne jouent pas ou à peine.

Elles se retirent. Une colonne de cinq jeunes filles de tous les âges – mettons entre six et vingt ans – entre en scène ; à tour de rôle, l’une d’entre elles sort du rang, récite le texte appris, retourne dans le rang, guidée par les quatre autres, qui la font passer entre elles de gauche à droite.

La plus jeune est très émouvante, elle regarde en l’air en clignant de ses grands yeux verts, comme aveuglée par la lumière, elle est très émue, c’est probablement son baptême du feu ; des paillettes brille sur ses pommettes ; elle parle un arabe très doux, qui n’a rien à voir avec celui de la précédente, écorché, rugueux, véhément. 

On m’invite à quitter le théâtre pour pouvoir mener à bien les entretiens prévus, car il se fait tard et l’une des jeunes filles que je compte interviewer doit rentrer chez elle le plus tôt possible : demain matin l’attend un examen de physique.

Nida a seize ans et ne porte pas le voile. Elle a étudié à l’école de l’UNRWA (United Nations Relief and Work Agency) située dans le camp de réfugiés. Elle est née à Aïda. A deux frères et trois sœurs. Au centre Alrowwad, elle danse et fait du théâtre. 

Comme elle doit se retirer, c’est Nariman qui prend la relève.

P1040217Nariman n’a pas sa langue dans la poche et fait preuve d’une singulière conscience politique. Elle m’explique le sens de la pièce et me raconte la fin. Le scénario est basé sur une histoire réelle qu’ils ont entendue à la télé, cet été : l’histoire d’une famille gazaouite qui aurait perdu la moitié de ses membres, dont une jeune femme  tuée deux jours avant son mariage, lors de l’opération bordure protectrice.

Ici, dit-elle, c’est tous les deux ans la guerre, alors on sait déjà que ça recommencera en 2016, en 2018, en 2020. Bref, toutes les années paires. Mais en réalité c’est la guerre tous les jours. Et pas seulement à Gaza, ici aussi c’est la guerre, une longue guerre d’usure. La paix, dit-elle, est un mot qui ne signifie rien pour nous, c’est un mot creux, une fiction inventé par l’ONU, laquelle, d’ailleurs, ne va pas tarder à se désagréger, comme s’est désagrégée sa sœur aînée et tout aussi impuissante, la SDN. 

Nariman a vingt ans et porte le voile. Elle est née dans le camp. La famille compte sept enfants : quatre filles et trois garçons. Elle est l’aînée ; sa petite sœur, d’ailleurs, l’attend de l’autre côté de la porte et n’ose pas entrer, malgré nos invitations répétées. Nariman étudie l’anglais à Al-Quds University (l’université islamique de Jérusalem, située à Abu Dis). Elle pratique la danse et le théâtre. Grâce aux invitations de sa troupe à l’étranger, elle s’est rendue en Europe en 2009 : Autriche et Luxembourg.

Israël : elle ne connaît pas mieux le pays voisin et un peu envahissant, où j’étais il y a à peine une demi-heure, que la lointaine Europe. Les seuls Israéliens auxquels elle à affaire, qu’elle voit tous les jours, sont des soldats. Elle n’a obtenu que quelques autorisations de déplacement, à chaque fois en groupe. C’est ainsi qu’elle s’est rendue à Acre et à Jaffa, et qu’elle a vu la mer. En coup de vent : le sauf-conduit durait de neuf heures à dix-sept heures ; une demi-heure de retard et elle était assurée de ne plus jamais la revoir, la mer. La dernière fois qu’elle a obtenu la permission d’aller prier à la mosquée Al-Aqsa, c’était en 2011. Selon elle, le mur n’a pas changé grand’chose dans la vie de tous les jours. La vie était déjà impossible avant, la faute aux checkpoints, qui pouvaient survenir partout et à tout moment. Au moins, le mur n’est pas volant. Cela dit, il lui faut désormais compter une heure et demie pour se rendre à la fac, au lieu de vingt minutes. La route contourne le mur par l’est ; mais, comme ce serait trop beau, il faut quand même traverser un checkpoint interne, de ce côté-ci du mur, au contact des zones A et C, au lieu-dit Wadi Nur.

Son père travaillait autrefois en Israël mais maintenant il n’en a plus la permission. Alors la famille survit grâce à un petit élevage de poules et au jardin ; pour boucler les fins de mois, son père fait un peu de maçonnerie. La mère, elle, est au foyer.

« Après la construction du mur, ils ont renvoyés tous les Palestiniens qui travaillaient pour eux. Mais aujourd’hui, ils regrettent le travail d’arabe, parce que les Roumains qu’ils ont embauchés à notre place ne travaillent pas mieux que nous. »P1040214

Nariman me raconte sa version du petit chaperon rouge. Le petit chaperon rouge, c’est Israël qui a semé ses galets un peu trop loin. Le loup c’est elle, Nariman, c’est la Palestine, qui montre les dents quand on frappe à sa porte. Elle oublie que dans l’histoire, le loup a d’abord mangé la grand-mère.  

« La seule chose qui les intéresse, c’est leur sécurité. Notre terre pour eux n’a aucune valeur, aucune importance : le tracé du mur ne répond qu’à des problèmes de sécurité, c’est pour ça qu’il épouse les courbes de niveau et suit les lignes de crête. Alors tout ce qui gène le mur sur son passage, ils le détruisent, c’est comme ça qu’ils ont détruit des hectares et des hectares de notre terre. »

Tout le monde a les yeux rivés sur Gaza, parce que ça fait sensation, tous les journalistes vont là-bas pour ramener des images choc mais on a fini par nous oublier, nous. Ici aussi, c’est la guerre tous les jours ! Ici aussi il y a des enfants qui sont blessés ou tués tous les jours ! À l’heure actuelle, cinq de ses camarades de fac sont dans le coma, gisant entre la vie et la mort.

On essaie d’oublier mais on ne peut pas.

Je lui demande si elle se souvient de la première guerre. Oui, elle avait six ou sept ans. C’était pendant la deuxième intifada. On vivait dans une seule pièce avec toute la famille. J’ai entendu les détonations et j’ai cru que c’était un grand feu d’artifice poMoyenneur célébrer l’aïd, qui tombait ce jour-là. Mon père m’a dit oui, promis, on ira le voir le lendemain, ça va durer plusieurs jours. Mais ce soir, Nariman, il faudra se coucher tôt. Et puis le lendemain je suis allé chercher du fromage, pour le dîner. Et quand je suis revenue au camp, les soldats étaient dans la maison et gueulaient sur toute la famille : dehors, dehors, dehors ! Un soldat m’a même menacée en me plantant son canon sur la tempe.

Tout le monde ici a vu la mort. Impossible de se souvenir la première fois. La seule chose dont on se souvient, c’est qu’on n’était pas surpris ni horrifiés mais tristes. Simplement tristes. Motasem me montre sur son portable les images d’un jeune ami, d’une dizaine d’années, en train d’agonir à l’hôpital. Silence.

 

Entre alors Motasem. Comédien en herbe, clarinettiste, danseur. Un artiste complet, en somme. C’était lui qui jouait la mort, dans la pièce. Une drôle de mort de dix-huit ans, extraordinairement joviale, au grand sourire, au teint très pâle, avec un long nez, des gestes efféminés, des yeux noirs rieurs et des cheveux noirs et raides, taillés en brosse. Né au camp d’Al’Azza, de l’autre côté de la route, où il vit toujours, il a trois frères et deux sœurs. Il se rend trois fois par semaine à Ramallah, où il étudie dans une école d’infirmerie. Sur une carte, il me montre le long chemin de croix qu’il faut parcourir aujourd’hui, entre Bethléem et Ramallah, pour contourner les checkpoints. 

Nous sommes des clowns, dit-il. Nous disons que nous sommes heureux, nous sourions, nous rions, mais c’est pour épater la galerie. Je pense aux clowns lyriques de Romain Gary et je lui demande s’il connaît, dans le camp, des enfants qui jouent au cerf-volant. Tous les enfants, dit-il, jouent au cerf-volant – lui-même y a joué jusqu’à l’âge de seize ans. Ici, dit-il, nous n’avons pas de consoles, pas de parc d’attraction, alors les enfants apprennent très tôt à fabriquer des cerfs-volants.  

Il veut partir en Europe ; là-bas, dit-il, c’est la vraie vie. En France, de préférence. Nariman, quant à elle, rêve de Corée du Sud ; elle voudrait d’ailleurs épouser un Coréen, un Indien, un Turc ou un Egyptien ; mais il faudra un surhomme, dit-elle, pour la supporter ! Et quand elle aura bien voyagé, elle reviendra vivre en Palestine : un pays sans mur et sans checkpoint, dit-elle en riant, on doit vraiment s’y ennuyer.    

Voici pour l’avenir, qui n’appartient qu’à Dieu seul. Quant au passé, il commence en 1948 : on venait du village de Beit-Natif. C’est du côté d’Hébron. On n’y jamais allé. De toute manière, le village a été rasé. Il ne resterait pas une seule ruine, et même le nom du bled a disparu des cartes. La grand-mère, qu’on croisera quelques minutes plus tard, dans une ruelle du camp, se tient toute la journée sur un tabouret, les mains croisées, le visage parcheminé, l’œil crevé. Difficile d’imaginer plus vieille relique vivante. Et pourtant : l’arrière-grand-mère vit encore, en Jordanie, qui a plus de cent ans.

P1040374Le camp n’a pas du tout l’aspect déserté de ma dernière visite. La marmaille grouille et les ruelles sont en ébullition. On croise des ados qui font leur récolte de pierre parmi les gravats alentour. Un vendredi soir comme les autres : privée d’Al-Aqsa, la jeunesse des environs se venge en improvisant une petite intifada locale. Un gamin s’approche de moi et me fait toucher une cartouche de gaz lacrymogène. Motasem me dit : tu peux passer, toi ; non, pas question, comment feraient-ils la différence entre un jeune palestinien et un touriste français ? On en  a vu, récemment, récolter des balles perdues et faillir borgne pour avoir voulu voir les choses de leurs propres yeux. Nous décidons alors de nous faufiler à travers les ruelles les plus étroites du camp ; au bout d’un moment nous débouchons sur une placette où des gamins de cinq-six ans dépourvus de pierre font les fiers en narguant à distance les soldats. Avec Motasem, nous nous approchons, le temps d’apercevoir là-bas, au bout de la rue, deux hommes armés jusqu’aux dents, casqués, caparaçonnés de la tête aux pieds, bref, deux tanks humains, le fusil-mitrailleur pointé en avant. Instinctivement, nous reculons : et si notre présence mettait ces enfants en péril ? Je me tourne vers Motasem : tu penses vraiment qu’ils vont tirer sur les enfants ? Il n’a pas le temps de répondre ; BAM BAM, bruits de bottes, cris d’enfants, gestes apeurés, tout le monde se disperse en courant dans la fumée.       P1040375

 

 

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