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l'araignée givrée
8 septembre 2014

le désespoir est un luxe : retour du camp de réfugiés d'Aida, Bethléem

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Les lois s’accompliront lorsque nous dépasserons cet archipel et délivrerons les captifs des tablettes.

Mahmoud Darwich, « La huppe », trad. Elias Sanbar.

 

Quatre ans après, me voici de retour à Bethléem, la ville où est née l’idée d’écrire un jour le nouveau roman dans lequel me voilà embarqué. C’est le même bus qui m’emmène, le n°21, seulement un peu plus climatisé qu’il y a quatre ans. Je reconnais la route qui passe sous le tunnel entre les colonies de Har Homa et de Gilo, je reconnais le mur qui s’élève de part et d’autre de la route et qui la surplombe à l’entrée du tunnel ; de l’autre côté on contourne un rond point, des passagers descendent du bus en pleine nature puis on repart, on entre dans Bethléem, on se faufile dans les rues étroites et pentues de la vieille ville. À la gare routière, un chauffeur de taxi m’embarque pour le camp de réfugiés d’Aida où j’ai rendez-vous avec Abdelfattah. Abdelfattah est le directeur du centre culturel Alrowwad. Il me reçoit dans un salon et me sert un café sous les portraits de Martin Luther King, Nelson Mandela, Yasser Arafat, Albert Einstein.

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Abdelfattah est né dans le camp. Il a étudié en France pendant neuf ans et décroché un doctorat en biologie médicale. Il parle à voix basse un français impeccable : « Je suis arrivé en France en 1985. Sur ma pièce d’identité délivrée par les autorités israéliennes, à la ligne nationalité, il était indiqué : jordanienne. Je me suis longtemps battu pour contester cette invention : il n’était pas facile de faire admettre que je n’étais pas un réfugié jordanien gentiment accueilli par les Israéliens mais un Palestinien chassé de son village et réfugié dans un territoire occupé par l’armée israélienne. » Après un long combat, il a finalement obtenu une carte de séjour qui indiquait à la ligne nationalité : indéterminée.

Ses études terminées, son doctorat en poche, les vieux démons sont revenus le hanter : le théâtre, la danse, l’art, la littérature. C’est alors qu’il a décidé de fonder le centre culturel Alrowwad (« les pionniers »), dans le camp où lui-même a vu le jour, en 1998. L’association s’est d’abord réunie dans sa maison natale. Première mission : donner une autre image de la Palestine que celle véhiculée par les médias. « On nous fait passer partout pour des terroristes alors que 99 % des Palestiniens n’ont jamais porté d’arme. Mon idée était celle d’une belle résistance : tandis que d’autres résistent avec les armes, résister avec les mots, avec le théâtre. J’avais compris la nécessité de construire d’abord la paix en soi avant d’envisager la paix avec l’autre. »

Le camp compte 6000 habitants dont 66% de moins de 18 ans. Sur une superficie de 66 000 dunums (environ 66 000 m²) réduite à 40 000 au fil des expropriations. Le terrain est loué par l’ONU pour 99 ans à des familles chrétiennes propriétaires. 14 familles chrétiennes vivent tout autour du camp. En 1948, 80 à 90 % des propriétaires étaient des Chrétiens. Aujourd’hui, il ne reste que 30 à 40 % de Chrétiens dans la ville où serait né le Christ.

Situé entre Bethléem et la ville voisine de Beit Jala, entouré depuis 2003 par le mur de séparation, le camp ne fait partie d’aucune municipalité. On y trouve une école créée par l’ONU mais pas de clinique ; en cas de crise, c'est le centre culturel qui se transforme en disepnsaire. 

En 2005, après l’érection du mur, des fonds ont été réunis pour construire un nouveau bâtiment de 273 m². Au programme : théâtre, danse, photo vidéo. « On a même ouvert la première salle de gym féminine dans tous les territoires occupés. Puis on a fondé la première équipe de foot féminine. » Car Abdelfattah est convaincu d’une chose : « ce sont les femmes qui changent le monde, pas les hommes ».

Après quoi, « Belle résistance » est devenue mobile, avec un réseau de bus qui parcourent les territoires. Deux objectifs majeurs : ne pas accepter le mur d’un côté, s’ouvrir au monde et à la différence, de l’autre, d’où les tournées internationales qui ont pris de l’ampleur dans les dernières années.  

« Les valeurs ne sont pas élastiques », martèle Abdelfattah. « Liberté, égalité, fraternité, on ne peut pas jouer avec ça, toutes ces valeurs ont des limites bien définies, on ne peut pas les réduire ou les élargir aux dépends de l’autre. Pas question de faire des compromis. Ce qui ne veut pas dire non plus dicter des règles de conduite. Nous ne sommes pas là pour dire aux enfants vous ne devez pas jeter des pierres sur les soldats. Nous sommes là pour leur donner la possibilité de s’occuper autrement, de se révolter autrement. Au fond, notre seule raison d’être est que ces enfants restent vivants. C’est à eux de marcher dans nos funérailles et pas l’inverse. Il n’y a rien de plus dur, pour un père ou pour une mère, que de connaître de son vivant la mort de ses enfants.» 

En me serrant la main, Abdelfattah lâche un dernier slogan : « on ne peut pas se permettre le luxe du désespoir ».

Je ne peux m’empêcher de penser à mes livres préférés de l’Ancien Testament : Job est un luxe, Jérémie est un luxe, les Lamentations sont un luxe.

C’est Marwan, jeune fille d’une vingtaine d’années - baskets, jeans et foulard - qui me fait visiter le camp. Marwan est née dans le camp mais elle vit désormais en ville ; elle a étudié la littérature anglaise avant de devenir traductrice pour le centre Alrowwad où elle s’occupe aussi des relations avec le public.

Ici, on est dans la zone C : bien qu’on se situe de l’autre côté du mur, Tsahal peut intervenir à n’importe quel moment. Et les autorités palestiniennes, qui ne sont pas compétentes, selon les accords d'Oslo, ne peuvent pas s’interposer. Or il est facile de boucler le camp : encerclé par le mur, dominé par des miradors perchés sur les hauteurs que dépasse seulement le très haut minaret de l’unique mosquée. La grande porte blindée qu’on voit là-bas, d’ailleurs, condamne l’ancienne route historique de Jérusalem à Bethléem ; lorsqu’elle s’ouvre, c’est pour laisser passer des blindés. Alors qu’on se situe ici tout au nord de la ville, à sept kilomètres à vol d’oiseau de la porte de Sion, il faut désormais plus d’une heure pour se rendre à Jérusalem. Avant la construction du mur, il fallait compter un quart d’heure. Une dizaine de minutes pour les colons qui vivent de l’autre côté.  

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À ma grande surprise, les ruelles – étroites et pentues – sont presque désertes, bitumées et pas plus sales qu’ailleurs. On croise seulement quelques enfants qui jouent au foot. Comme les services municipaux ne peuvent pas s’aventurer ici, comme le nettoyage – sinon ethnique – n’est pas dans les prérogatives de l’armée, ce sont des volontaires de l’ONU et les habitants du camp qui ramassent les poubelles et entretiennent la voirie.

Marwan me montre la maison natale d’Abdelfattah : une petite bicoque blanche qui me fait penser aux matchboxes sud-africaines. « Des familles de six à sept enfants vivaient là-dedans. » Puis elle me montre, sous un immense figuier, derrière un tas de détritus, une sorte de grotte : « c’est là qu’ils se réfugiaient lorsqu’ils étaient pourchassés par les soldats. Il y avait un tunnel qui menait à la maison ».

Comme elle voit que je m’intéresse aux immenses graffitis réalisés sur le mur, Marwan exprime l’opinion de la plupart des habitants : « ce sont des artistes étrangers de passage qui font ça. Nous ne sommes pas d’accord. Nous ne voulons pas que ce mur, par ses couleurs, devienne acceptable. C’est pour nous un mur provisoire, qui tombera un jour. Il doit rester gris, couleur de béton, couleur de la triste intention qui l’a fait naître. » Et d'attirer mon attention sur les impacts de balle qui constellent le portail de l'école onusienne ainsi que sur tous les graffitis a l'intérieur du camp qui déclinent les différents slogans des réfugies : "we will return", "the wall must fall", "end to home demolitions", etc.  

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Une femme d’une trentaine d’années – cheveux blonds détachés, cigarette au bec – nous laisse grimper l’escalier déglingué qui mène, à travers un vieil immeuble éventré, sur les toits. Panorama instructif : accrochées à leurs collines, on voit les colonies de Gilo et de Har Homa, on suit des yeux le tracé tortueux du mur, on devine la tombe de Rachel (enfin, pas vraiment, car le mur, à cet endroit, est encore plus haut qu’ailleurs, ce qui donne l’impression d’une grande forteresse de béton), on aperçoit le checkpoint qu’il me faudra franchir à mon retour. Mais on voit surtout des oliviers, tout une oliveraie à l’abandon parmi les pierres : dans ce noman’s land arraché de force aux territoires palestiniens, situé à trois kilomètres au sud de la ligne verte et déclaré terrain militaire, plus personne ne va cueillir ces olives, qui pourrissent sur leurs arbres. Marwan se souvient que dans son enfance, elle sautait par-dessus la clôture du camp pour aller cueillir ces olives. Aujourd’hui, comme les enfants ne peuvent plus franchir ce mur de neuf mètres de haut, ils grimpent sur les toits pour faire des concours de lancer de pierre. « Ce qui est bien évidemment perçu par les soldats comme des provocations » me dit Marwan en souriant, « alors que pour les enfants, ce n’est rien d’autre qu’un jeu ». Cela dit, le jeu tourne parfois à l’affrontement, comme au cours des deux derniers mois : cet été, le mirador a brûlé plusieurs fois, les gamins ont essayé d’en percer la base ; chaque fois, l’armée le restaure mais les enfants ont toujours le dernier mot.  

 

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