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l'araignée givrée
26 juillet 2014

pourquoi l'écorce de bouleau ?

lettre de sibérie

 Ce qu’il y a de plus profond, en l’homme, c’est la peau

Paul Valéry

 

de retour de l'expo "Tatoueurs, tatoués", au musée du quai Branly, je me pose cette question : pourquoi ce besoin, pour tous les peuples et à toutes les époques, de se tatouer ?

Pourquoi ce grand retour du tatouage parmi nous ? N'est-ce pas justement parce que la peau nous échappe de plus en plus, dans notre monde dématérialisé, que nous éprouvons ce besoin de la fixer, de l'entailler, de la scarifier et de faire une œuvre d'art de cette mue d'une autre époque de l'humanité ?

Peut-on exposer comme on le fait dans ce musée dit des arts premiers des morceaux de peau humaine ? Qu'aurait pensé Curzio Malaparte, l'auteur, justement, de la Peau, de ces petits parchemins d'humains qui s'offrent à notre regard pornographique dans les vitrines d'un musée ? Vous me direz, le christianisme est passé par là, qui nous fit déjà adorer dans les absides de ces églises des reliques de saint, des cœurs d'enfants-rois, tous les restes sanguinolents d'une dynastie sacrifiée. Et puis il y eut les morts-nés, les monstres humains, les freaks, exposés dans leurs bocaux de formol, etc... Avant la question de l'objet, c’est le lieu où il est exposé qui pose problème, déjà : un musée. Car la peau tatouée n'est plus alors objet de vénération, d'art vivant ou de curiosité scientifique mais objet de divertissement. Venons-en à l’objet. La peau, ce n’est pas le squelette, que j’ignore, que je ne verrai jamais. Ce n’est pas l’organe non plus, dont je peux faire don après ma mort ; ce n’est pas l’œil que je ne peux voir sinon dans un miroir. La peau, c’est ce qui m’accompagne partout, qui me démange, qui s'infecte, dont je voudrais me débarrasser mais qui ne me lâche pas, la peau, où qu'elle soit, fait déjà visage puisque je l'ai toujours sous les yeux. La peau, ce qu’il y a de plus profond en l’homme, disait Valéry, et je crois qu’il ne s’agissait pas d’une boutade ou d’un bon mot, ni d’une petite rébellion d’écrivain contre la profondeur métaphysique des philosophes.

Et, me posant ces questions, moi qui n'ai d'autres tatouages, sur mon corps, que quelques cicatrices que je n'ai jamais choisies, qui m'ont été imposées, parfois dès ma plus tendre enfance, et au scalpel, je reviens vers cette autre peau qui m'habite, en pensée, tout au moins... l'écorce de bouleau...

Deux sources sont à l'origine de cette passion, de ce travail. 1) le sentiment qui s'empara de moi, en 2005, à la vue des lettres du Goulag écrites sur écorce de bouleau par des détenus baltes, qu'on peut admirer, notamment, au musée des Occupations de Riga. C'est à la vue de ces lettres que j'ai compris ce que signifiait le Goulag, immense machine à réduire l'homme au cri primitif dans la forêt obscure. 2) la lecture du livre de Didi-Huberman, Écorces, qui évoque non pas le Goulag cette fois mais Auschwitz-Birkenau ("la clairière aux bouleaux") ; livre abondamment cité sur ce blog ; allez, encore un extrait :

« En français, le mot écorce est dit par les étymologistes représenter l'aboutissement médiéval du latin impérial scrotea, qui signifie "manteau de peau". Comme pour rendre évident qu'une image, si on fait l'expérience de la penser comme une écorce, est à la fois un manteau - une parure, un voile - et une peau, c'est-à-dire une surface d'apparition douée de vie, réagissant à la douleur et promise à la mort », p. 70.

Les spécialistes parlent, à propos des anciennes civilisations baltes, de civilisation du bouleau. La botanique de ces pays se résume bien souvent au bouleau, à toutes les espèces de bouleau – bouleau pubescent, bouleau verruqueux, bouleau noir, bouleau nain – de sorte que tout est fait en bois de bouleau : skis, luges, patins, balais, chaussures, cahutes. Mais surtout, l'écorce de bouleau servit jadis de papyrus – on la surnomme d'ailleurs le papyrus de la Baltique. Quel plus beau symbole qu'un arbre dont l'écorce vive – le liber des Romains – sert à graver des êtres humains tantôt leurs pas, tantôt leurs mythes ?

Mais si je creuse davantage dans ma mémoire, je trouve une troisième source, longtemps occultée, à cette passion, à ce travail :

« Il est temps de raconter ma première rencontre avec un bouleau. C'était quelque part dans les environs du domicile parental, à l'orée d'une forêt, mais je ne revois pas le lieu exact. Cependant je revois très bien ce bouleau. C'était un très jeune bouleau. Je commence par en égratigner l'écorce vive, comme font tous les enfants je présume, elle était si blanche, et voilà que je la soulève – de longs copeaux d'une finesse infinie se détachent, non ce ne sont pas des copeaux, pour mes petites mains, ce sont de vrais rouleaux... De retour au domicile parental, je lisse, j’étale et je colle mes rouleaux d'écorce vive sur une grande feuille de papier canson et je me mets à graver des runes imaginaires. Mises bout à bout, ces runes auraient formé des vers à la gloire de l'aube, du printemps, des pierres plantes, des mantelures, des redents, des pignons, des toits de lauzes, de la parmélie des murailles. Et il me plaît aujourd'hui de revoir, ou d'imaginer, que je fixe un des rouleaux – je ne sais plus grâce à quel enduit – à une branche de coudrier. Mes parents sont dans le salon. Je m'assois sur un fauteuil auprès d'eux. Leur déclamer les arpèges fortement consonantiques de ma langue chimérique ? Non. Maman lit sans doute ; papa fume peut-être la pipe ; leur silence m'intime de me taire ; je me tais donc et me contente de regarder s'élever dans l'air ces volutes de fumée qui dessinent les runes d'un alphabet ineffable. » (extrait d’Intima Thule, inédit.)

 

 

 

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