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l'araignée givrée
18 juillet 2014

le mur du diable

mur du diable

Une légende allemande dit qu’un beau jour, le Bon Dieu, fatigué par les manigances de Lucifer, qui voulait régner sur Terre, décida, bien avant Tordesillas et bien avant Yalta, de procéder au premier partage du monde.

Le Bon Dieu, qui était malin et qui avait tout de même créé la Terre en six jours et sept nuits, mit son rival au défi de dresser un mur en l’espace d’une seule nuit autour de son hémisphère afin d’empêcher les âmes errantes et non encore damnées de s’aventurer vers ce grand coin d’enfer. On dit que Lucifer accepta les termes de l’accord.

Selon la légende, le lieu qu’il élut pour descendre sur Terre et faire bouillir son chaudron se situe au cœur de l’Allemagne actuelle, dans le massif du Harz ; la muraille qu’il commença à dresser devait mesurer cinquante mètres de haut ; mais comme l’aube pointait à l’est, comme Satan ne finissait pas sa besogne, on dit qu’il s’énerva, s’agita dans tous les sens et saccagea son œuvre inachevée avant de s’en aller en pratiquant la politique de la terre brulée.

De sorte qu’il ne reste aujourd’hui que quelques ruines carbonisées de ce fameux mur du diable (en allemand Teufelsmauer). Si l’on survolait la zone en hélicoptère ou via Google Earth, on le verrait seulement courir au sommet d’une colline et jeter son ombre barbelée sur la mosaïque jaune vive des champs de colza. Si l’on s’aventure sur la route de Hanovre à Leipzig, on l’aperçoit, parfois, qui surgit à l’horizon, petit chaos de roches noires, et l’on s’étonne de cette couleur funèbre, comme si Lucifer – celui qui porte la lumière – avait effectivement brûlé la pierre en prenant congé de la Terre, ou comme si un drôle de chaudron s’était activé pour de bon dans la région.

 

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Il n’y a pourtant pas la moindre trace de volcan dans la région, et cette pierre noire n’est pas du basalte, n’est pas du tuf volcanique, mais du grès, un drôle de grès devenu noir on ne sait comment.  

L’histoire interprète les légendes à sa manière : on dit que par endroits, le tracé du mur du diable, qui mesure bien vingt kilomètres d’est en ouest, s’approche au plus près du tracé de l’ancien rideau de fer qui partageait l’Allemagne et le monde en deux. On dit aussi qu’à quelques vols d’oiseau de ce drôle de mur naturel, les Soviétiques relevèrent le défi du Bon Dieu et furent plus rapides que le diable puisqu’il leur fallut une seule nuit d’été, du 12 au 13 août 1961, pour ériger le mur de Berlin ; on peut encore aujourd’hui visiter des vestiges de ce deuxième mur du diable. Les hideuses dalles de béton dressées comme des tombes entre l’homme et son prochain sont aujourd’hui une des plus belles galeries du monde à ciel ouvert ; des visiteurs s’y pressent du monde entier pour admirer les graffitis d’East side gallery que la fièvre immobilière menace de démanteler et de reléguer par pans entiers dans nos musées.

Peu de graffitis sur les blocs de grès du mur du diable malgré le nombre de visiteurs qui arpentent tous les jours cette barrière naturelle – selon l’office du tourisme le seul site digne d’intérêt de la contrée. Mais il suffit d’errer quelques minutes autour d’un de ces vestiges, il suffit de regarder de plus près cette œuvre que la légende attribue au diable pour constater que celui-ci devait avoir plus d’imagination que Khrouchtchev : son mur recèle bien des figures cachées – à moins que ce soit la mienne, d’imagination, avec son anthropomorphisme indécrottable, qui tienne coûte que coûte à voir perchés là-haut de grands visages sentinelles aux traits durcis par les intempéries.

 

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Le premier homme qui voulut voir un visage dans un vulgaire tas de pierre fut le premier sculpteur de l’histoire de l’humanité. C’est une légende qui n’est écrite nulle part mais à laquelle je me suis mis à croire, un jour, dans une bourgade péruvienne, à la vue du visage de l’empereur Atahualpa qui nous toisait depuis son rocher – et notre guide nous expliquait que le visage était apparu soudainement gravé dans la pierre, le lendemain du sac de Cajamarca au cours duquel l’empereur fut fait prisonnier : captif de Pizarre et de ses conquistadors, son corps serait bientôt livré au bûcher mais son âme resterait à jamais captive de la pierre.

Les mythes et les légendes ont toujours pour fonction d’expliquer l’inexplicable, de trouver des raisons aux mystères que des générations et des générations de scientifiques s’attachent à dissiper.

J’ai toujours été fasciné par les mystères géographiques. Adolescent, je parcourais les cartes géologiques une loupe en main pour comprendre le jeu et le rejeu des failles, la disposition des couches, l’orientation des plis, la formation du relief. Plus tard, j’ai dévoré comme un polar le livre qu’Alfred Métraux a consacré à l’île de Pâques pour élucider cette énigme : comment les grands Moais de pierre se sont-ils hissés sur leurs piédestals alors que, sur cette île aride et désolée, perdue au fin fond du Pacifique, les Pascuans ne disposaient pas du bois nécessaire pour construire les espars et les leviers qui seuls eussent permis ce travail de titan ?

Ici ce n’est pas tant la forme – souvent intrigante, effrayante parfois – que la couleur qui intrigue. Comment se fait-il que ce grès – c’est-à-dire ce sable métamorphosé, d’ordinaire de couleur ocre ou grise, parfois rose – ait pris la couleur noire du basalte ? Le mystère vaut bien celui de l’île de Pâques : non pas comment la pierre a-t-elle été dressée, mais comment a-t-elle pris cette couleur ?

Plusieurs hypothèses viennent instantanément à l’esprit. Immense incendie qui aurait dévasté toute la contrée ? Bombardement aérien ? Pollution atmosphérique ? Pluies acides auxquelles ce grès serait particulièrement sensible ? Oxydation naturelle d’une roche très riche en fer ? Les romantiques allemands – Herder, Caspar David Friedrich, les frères Grimm – aimaient venir flâner dans les parages et se contentaient de recueillir les légendes ou de noircir des carnets de croquis devant ces silhouettes tourmentées. Seul Goethe, enfant des Lumières, serait venu dans la contrée pour se coltiner au problème, et s’enquérir de géologie.

Il y a sans doute une explication logique à ce phénomène mais j’ai appris à me contenter – quand je les trouve riches de sens – des rares légendes que nous n'avons pas encore oubliées. Et j’aime bien cette histoire de mur du diable. En voici la raison.

Vu du ciel, on le sait, tout l’art humain se résume à la Grande Muraille de Chine : de toutes nos réalisations, elle est bien la seule à ne pas se perdre dans le grand bleu de la planète.

C’est dire qu’aux yeux de l’éternité (sub specie aeterni, pour parler comme Kierkegaard moquant Hegel), l’acte fondamental de l’homme, cet être fini, rongé par sa finitude, est de tracer des limites autour de lui. Romulus et Remus. Stèle des vautours. Mur d’Hadrien et d’Antonin qui marquaient la limite septentrionale de l’empire romain. Rideau de fer et mur de Berlin. Ligne Attila. Barrière de protection des uns devenue mur des lamentations des autres. Zone Schengen. Ceuta et Mellila. Lignes vertes et lignes rouges. Trente-huitième parallèle. Frontière de cristal. Teufelsmauer en allemand désigne deux choses : cette échine de grès qui se situe au beau milieu du pays et le limes des Romains qui suivait peu ou prou les rives du Danube et du Rhin, bordait la civilisation et rejetait les Barbares à l’est et au nord.  

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Et si l’on en revient aux statues de l’île de Pâques, peu importe finalement comment elles furent dressées, peu importe le mystère de leur érection ; c’est au mystère de leur destination qu’il nous faut nous attacher : ces idoles géantes qui tournent le dos à la mer et fixent leurs yeux au ciel n’étaient-elles pas, tout compte fait, d’immenses bornes frontières dressées pour couper l’île en deux, séparer le sacré du profane ?

Étymologiquement, le diable – diabolos – est celui qui divise. C’est l’homme, donc, qui est diabolique.

Heureusement que les artistes – hommes épris d’une quête de transparence et d’unité – sont là pour voir des visages dans ces frontières ; heureusement qu’ils sont là pour y percer leur brèche.  

Le premier homme qui perça dans le mur de Berlin une brèche à taille humaine, le premier homme qui vit un visage dans ces hideuses tombes verticales, le premier homme qui fit ressusciter la pierre et chantonner le béton sous son burin erre aujourd’hui dans une ville qu’il ne reconnaît plus et qui se passerait bien de lui. Il erre à la recherche d’une galerie qui ne soit pas exclusivement consacrée à l’art immatériel, aux vidéos lénifiantes, aux installations conceptuelles, aux pacotilles du postmoderne.

Il a beau montrer des images de ce pan de mur qu’il ajoura de la silhouette d’un homme archangélique, il a beau répéter qu’il était sur place, en novembre 1989, au moment clé ; il a beau dire qu’il était là, lui, et que pendant que Rostropovitch jouait du violoncelle à la barbe de Mickey, il tapait de toutes ces forces avec son archet de fer, contre le mur, il le faisait vibrer, il l’entendait mugir sous ses coups répétés ; il a beau raconter sa légende, l’embellir peut-être dans un allemand claudicant, personne ne veut l’entendre.

Un quart de siècle a passé. Il comprend qu’il appartient déjà au monde d’hier.

Il erre seul alors dans un Berlin fantôme où les cyclistes sont rois, que les rares marcheurs dans son genre ont déserté. Privé de son burin, privé de son marteau, privé de ses blocs de granit et de la camionnette à bord de laquelle il arpentait encore, la semaine passée, sa Bretagne natale, il erre seul et se bourre la gueule le soir, se burine le visage à coup de mauvais whisky, laisse l’alcool envahir son cerveau, taillader ses pommettes, iriser ses joues, écorcher ses rêves.

Il erre comme un roi sans terre, comme un vieux dinosaure, comme un rescapé d’une autre époque de l’art, comme un mort vivant, lui qui est resté extraordinairement vigoureux malgré ses soixante-deux ans. On ne veut plus de ses statues. On ne veut plus de ses tonnes de granit ou de béton. On se fout de ses bateaux de pierre qu’il eut l’ivresse de faire voguer sur la Manche et de ses menhirs celtiques qu’il dressa aux quatre coins du Finistère. Partout, on lui explique que son art date du paléolithique et que les artistes, aujourd’hui, se passent bien de pétrir la glaise qui engloutira nos cadavres et de cogner le marbre qui montera la garde sur nos squelettes. Il erre comme un Lucifer désœuvré, les bras ballants, qui n’a plus d’enfer dans le feu de sa forge. Il erre comme un romantique dépenaillé, sans dandysme, avec une démarche de gamin des banlieues, la tête baissée, les poings fermés, ses Reebok noirs aux pieds, son baggy fredonnant sur les trottoirs d’Oranienstraße et sa chemise turquoise se balance dans la nuit berlinoise.

Il nous aura fallu deux jours à peine malgré nos trente ans d’écart pour devenir potes, depuis le soir où je l’ai croisé, assis dans la piaule de son auberge de jeunesse, le regard hypnotisé par l’écran d’un ordinateur qui le faisait pester par sa lenteur.

Ce soir, il est d’humeur mélancolique. Nous écumons bras-dessus bras-dessous les bars de Kreuzberg. En souriant à la serveuse, il lui chante un air de Nougaro :

« Un jour, un jour, c’est sûr

Reviendra le jour pur

L’immense jour d’avant le Temps

Le couple moribond

Se lèvera d’un bond

Armé d’amour jusqu’aux dents »

Pendant qu’il chante ainsi, j’observe son visage sculptural. Avec la pointe de mon stylo noir, je modèle son crâne sur un coin de table.

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Il me dit : putain, on dirait un moine !

 

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Arrête tes conneries, tu m’as fait une tête de mort !

 

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Non mais j’ai vraiment l’air aussi bourré ?

 

Alors là je suis complètement perdu !

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Et en dessinant, je repense au mur du diable, je repense à l’île de Pâques. Il leur ressemble un peu, à ces grands Moais de pierre. Un colosse renfrogné. Un monstre fruste et anguleux, le nez droit, le menton carré, la barbiche fière, la moue dédaigneuse, la lippe épaisse et saillante, qui fronce perpétuellement les sourcils sur ses yeux de Viking, et s’énerve parfois comme un gosse. Petit, trapu, la tête proéminente et chauve, c’est un géant aux jambes courtes mais il suffit de lui serrer la main, sa grande main rocailleuse de boxeur du granit pour sentir que la force et la pensée sont logées là, la sincérité aussi, tout ce qui fait un artiste et un homme dont le souvenir ne vous lâchera pas. 

 

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