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l'araignée givrée
4 avril 2014

snipers vs drones ou le procès-monde à l'ère de la guerre froide asymétrique

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 La mitrailleuse lourde, le mauser, l’arbalète, la sarbacane et la hache étaient tendres dans le fond, parce qu’ils étaient aveugles. Ce n’étaient que des armes. Mais la destruction dont je vous parle, elle, a des yeux. Son arme est totale. Son crime est continuel.

Le Clézio, la Guerre

L’archaïsme est un des aspects les plus effrayants des événements survenus en Ukraine ces derniers temps. En l’espace de quelques jours, on a vu resurgir des  formes de combats et un niveau de violence qu’on croyait révolus en Europe.

On a même vu resurgir, dans les rues de Kiev, des armes qu’on croyait remisées dans des greniers, des musées, dans les fonds de tiroir de l’Histoire : haches, arcs, arbalètes, fléaux, massues, catapultes, etc.

Ce qui a eu lieu à Kiev n’était ni une simple insurrection, ni même une révolution, ni bien sûr un putsch, comme on l’a entendu dans la bouche d’un tribun de foire dont les analyses géopolitiques, grossières, sont l’expression d’un esprit bloqué dans le temps, d’un homme d’hier.

Ce qui a eu lieu à Kiev était une guérilla urbaine. Les plus déterminés des opposants au régime étaient armés comme ils le pouvaient, de façon hétéroclite. Ils luttaient face à des forces antiémeutes très vite dépassées. C’est alors que sont apparus les snipers. On a entendu toutes sortes de rumeurs autour de ces snipers. Qui étaient-ils ? D’où venaient-ils ?

Je ne répondrai pas à cette question mais je tenterai de comprendre ce qui nous effraie dans le sniper.

Comme tous ceux qui n’ont pas pu assister en direct aux événements, j’ai tremblé d’effroi au moment où sont apparus les premiers snipers, sur les toits de Kiev. Je me suis mis devant mon écran et j’ai essayé de ressentir, virtuellement, ce que pouvaient ressentir ces hommes qui se faisaient abattre dans la rue, qu’on pouvait voir ramper derrière leurs boucliers de fortune, entre des arbres calcinés et des barricades de pneus et de pavés.

Ce qui nous effraie dans  le sniper, c’est qu’il nous ramène au vingtième siècle. Ce qui nous effraie dans  le sniper, c’est qu’il nous rappelle qu’il n’est pas encore complètement passé, le vingtième siècle. Ce qui nous effraie dans  le sniper, c’est qu’il fait resurgir le spectre d’une guerre à répétition que nous croyions avoir oubliée, mais qui hante la mémoire européenne : la guerre en ex-Yougoslavie. À l’heure où naissait l’Union européenne, suite à la ratification du traité de Maastricht, une autre union se désagrégeait : la Yougoslavie.

J’avais alors une dizaine d’années et je me souviens que j’avais été effrayé par les images de ces hommes qui mouraient à Sarajevo, sous les balles des snipers. Quelques années plus tard, je serais de nouveau effrayé, mais par d’autres images. Des images de bombardement. En 1999, l’OTAN effectua contre la Serbie une guerre à zéro mort. C’était la première guerre sans risques menée par les airs. Mais cette guerre, qui n’était pas assez ciblée, faisait trop de victimes de l’autre côté, et rappelait d’autres bombardements vengeurs – ceux de Dresde ou de Tokyo.

Les drones n’étaient pas encore assez bien rôdés, sinon, nul doute que nous les aurions utilisés dans cette première guerre menée sans intervention terrestre.

Ce qui nous effraie dans le sniper, c’est que c’est encore un homme. Il tue lâchement, depuis un lieu surélevé, inaccessible, depuis son nid d’aigle ou son bunker. Il tue mais il respire. Il sue. Il suffoque. Il a peur d’être délogé, peur de la grenade qui fera sauter son poste de guetteur, peur du tir de roquette qui fera de son refuge un gruyère.  

Le sniper est un violeur de vie. Il fait corps avec son fusil. Il a entre les mains un canon qui est le prolongement meurtrier de sa virilité.

Il a beau se dire « je libère un chien de métal qui vient frapper un point de percussion qui enflamme une poudre qui propulse un projectile jusqu’à douze cents mètres et qui vous tue » (p. 9-10), il a beau tuer à distance, de sang froid, il sait que c’est lui qui tue. L’opérateur de drone au contraire ne sait pas, n’a pas conscience qu’il tue. Il ne fait qu’actionner un joystick devant un écran, dans la base de Creech au milieu du désert du Nevada. Et là-bas, à des milliers de kilomètres, dans les montagnes d’Afghanistan, au-dessus d’un autre désert, une machine aveugle tue à sa place. Contrairement, au sniper, il n’est pas seul responsable de la tuerie. Il a des complices (pilotes, observateurs, coordonnateurs) qui partagent son crime et en divisent la responsabilité. 

L’opérateur et le pilote actionnent la manette d’un engin fantôme, d’un « unmanned aerial vehicle » qui dévirilise leur pulsion prédatrice, leur appétit de tuer. Ils ne tuent pas comme on viole mais ils tuent comme on se branle : sans contact avec la chair, sans regard pervers, mais les yeux rivés sur un écran, un casque audio vissé sur les oreilles, dans la jouissance grasse et confortable d’un fauteuil de similicuir.    

Le sniper voit lui-même, de ses propres yeux, l’homme qu’il va tuer. Il le voit mal, mais il le voit, ou le devine, dans la lunette de son fusil. Il écoute les battements de son cœur à travers le sien.

L’opérateur de drone, la plupart du temps, ne voit que des coordonnées et de gros pixels sur un écran. Il ne sait pas s’il a affaire à des hommes, des femmes ou des enfants. S’il tire sur un animal, ce n’est pas pour se détendre, ce n’est pas pour assouvir une pulsion sadique, mais par erreur – il ne sait plus la différence entre l’homme et l’animal. Car il ne sait plus s’il est lui-même, un homme, un animal ou un robot.

En 2003, Mathias Enard a publié un roman, La perfection du tir, dont le narrateur est un sniper qui guette ses proies dans une ville imaginaire, au cours d’un conflit imaginaire, quelque part entre Beyrouth et Sarajevo. Le personnage du sniper, qui proclame en guise d’incipit, « le plus important, c’est le souffle » pouvait se lire comme la métaphore de l’écrivain à l’ère de la banalité du mal. Le tir visant la perfection se lisait comme la métaphore du style, de la phrase efficace, qui suit sa ligne de mire et va droit au but. La cible ce qu’on appelle le sujet, peut-être ce fameux réel avec un grand R que certains croient atteindre en s’enfonçant dans la poussière du chemin. Enfin, le poste du guetteur – balcon sur la mer, toit d’immeuble en ruine ou bunker déglingué – avait un air de tour d’ivoire. Ce premier roman, qui avait alors valeur d’art poétique nous rappelait que l’écrivain est un veilleur, une âme-sentinelle, un roi pêcheur conscient que « c’est l’attente qui est magnifique ». Il nous offrait l’image d’un homme lâche mais pourvu d’une psyché torturée.

Le sniper n’était plus un héros. Ni le combattant des tranchées, ni l’aviateur des grands romans guerriers du vingtième siècle. Ni même un kamikaze. Le sniper était un lâche qui pouvait encore se prendre pour un héros. Il y avait encore du romantisme dans cette métaphore. À noter d’ailleurs que le sniper de Mathias Enard lisait Taras Boulba, le roman de Gogol qui garde encore l’empreinte du romantisme.

L’opérateur de drone, lui, n’est rien d’autre qu’un lâche. Une âme morte, qui actionne une « arme sans corps », comme l’écrit Grégoire Chamayou.   Quelle métaphore littéraire pourrait accoucher d’une humanité dronisée ?  Quel écrivain pourrait nous traduire ce qui se passe dans la tête de ces assassins malgré eux qui bouffent des chips et boivent de la bière en pressant sur le bouton qui va anéantir un homme ?

C’est la question que je me suis posée en lisant Théorie du drone. J’ai pensé à la figure du looser dans la littérature et le cinéma américain. Il faudrait décrire avec minutie ce monde où l’ennui a remplacé l’attente. Où le mal n’est plus seulement banal mais virtuel. Où la guerre est devenue fantôme et téléguidée. Où la mort est administrée en un seul clic sur un ton de franche rigolade. Mais le cynisme serait de mauvais goût dans cette histoire. Car l’indicible est là : nous ne voyons plus que nous sommes des meurtriers. Nous ne le savons plus. Nous avons tout fait pour l’oublier. Le drone est l’arme la plus perfectionnée de cette amnésie prédatrice. Nous voyons le sniper en embuscade dans le camp ennemi, nous ne voyons pas le drone qui bourdonne au-dessus de nos têtes.

L’Europe et les Etats-Unis ont interdit la guerre mais légitimé la chasse à l’homme et le procès-monde. Ils ont interdit la guerre du soldat-citoyen, celle que la révolution française avait inventée. Ils l’ont remplacée par la guerre de l’opérateur-mercenaire, qui n’est plus un soldat ni un citoyen, qui assassine en notre nom mais qui nous interdit, à nous, prétendus citoyens, de combattre et de nous reconnaître dans ce militarisme prétendument démocratique.

Des drones militaires – envoyés par l’OTAN – auraient pu intervenir, à Kiev, pour soutenir les manifestants, surveiller la police et menacer les snipers. Ils auraient pu, mais ils avaient mieux à faire, au-dessus des montagnes d’Afghanistan. Et personne ne voulait de troisième guerre mondiale, de même que personne ne voulut, quelques jours plus tard, de nouvelle guerre de Crimée.  

La guerre froide, on le sait, est un conflit idéologique entre deux blocs rivaux sans affrontement militaire direct impliquant les leaders des blocs qui visent à se partager le monde. Mais avec des affrontements militaires entre les pays situés sur la ligne de partage du monde : Corée, Vietnam, Angola, Mozambique, etc. Aujourd’hui, l’Ukraine déchirée se situe sur la nouvelle ligne de partage, et la guerre froide continue. Ou plutôt une guerre froide 2.0, asymétrique. D’un côté les drones, de l’autre les snipers. D’un côté une vieille puissance territoriale et revancharde dirigée par un homme autoritaire qui ne sait pas encore utiliser le jargon humanitaire, qui livre la guerre à ses propres citoyens et les mobilise, à coups de slogans chauvinistes et de rodomontades bellicistes, dans un combat d’arrière-garde. De l’autre un empire bien rôdé, qui se sert du smart power et se coupe de plus en plus de citoyens livrés au panem et circenses tandis qu’une armée de métier opère sa guerre téléguidée contre un ennemi fantôme.

Toute comparaison entre Poutine et Hitler, entre la Crimée et les Sudètes a un enjeu : nous faire oublier qu’il y avait des croix gammées et des drapeaux rouges et noirs sur les barricades de Maïdan.

Poutine aurait pu attendre les premiers morts en Crimée pour intervenir avec des prétentions humanitaires. Il aurait pu attendre l’étincelle de la guerre civile. Et venir étouffer le feu, pour jouer les pompiers pyromanes, comme les Etats-Unis en Irak et en Afghanistan, comme la France en Libye, au Mali, en Centrafrique. Mais, comme un sniper embusqué, comme un rapace qui guette sa proie, il était trop impatient de se mettre sous la dent cette Crimée perdue il y a soixante ans, trop impatient de prendre sa revanche sur cette première guerre froide perdue, trop impatient de faire oublier ce qu’il considère comme « la plus grande catastrophe géopolitique du vingtième siècle. »

Un des enseignements que nous pouvons retenir des événements de Kiev, c’est que les chefs d’Etats sauront, désormais, que des CRS, des snipers et même des tanks ne peuvent rien contre une guérilla urbaine. Et que seuls les drones civils et militaires, ou les robots tueurs, ou les hommes machinisés pourront, dans l’avenir, empêcher la révolution et poursuivre la « chasse à l’homme ».

Les drones, écrit G. Chamayou, ont changé le visage de la guerre. Mais ils ont aussi changé le visage de la paix. Et ils révèlent, comme l’écrit  Paul Audi dans Qui témoignera pour nous, « tout ce qui se joue de violent et de dangereux dans le procès-monde à l’âge du numérique ». Voici les six principes de ce procès tel que les a énoncés G. Chamayou :

  1. Principe de regard persistant ou de veille permanente = « démultiplication socialisée des pupilles humaines », « veille géospatiale constante du regard institutionnel », p. 58
  2. Principe de totalisation des perspectives ou de vue synoptique = « voir tout, tout le temps » ; « on obtiendrait l’équivalent d’une image satellitaire de haute résolution, à l’échelle d’une ville ou d’une région, mais retransmise en vidéo et en direct » ; « le drone deviendrait omni-voyant », p. 59
  3. Principe d’archivage total ou du film de toutes les vies = assurer la « traçabilité rétrospective de tous les itinéraires et de toutes les genèses », p. 60 ; « il faut s’imaginer à terme des machines-scribes, des greffiers volants et robotisés qui dresseraient en temps réel le procès-verbal des moindres activités du monde situé en contrebas », p. 62
  4. Principe de fusion des données = « l’enjeu, à des fins d’archivage, consiste à fusionner ces différentes couches d’information, à les épingler les unes aux autres afin de combiner en un même item les diverses facettes informationnelles d’un même événement », p. 63
  5. Principe de schématisation des formes de vie = détournement du projet de cartographie des vies qui est devenu « un des principaux socles épistémiques de la surveillance armée », p. 64 ; établir des pattern of life, des schémas de vie
  6. Principe de détection des anomalies et d’anticipation préventive = « on prétend pouvoir à la fois prédire l’avenir et en modifier le cours par une action préemptive », p. 66

Mathias Enard, La perfection du tir, Actes Sud, 2003, 180 p.

Grégoire Chamayou, Théorie du drone, La Fabrique, 2013, 363 p.

 

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