Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
l'araignée givrée
12 mars 2014

l’Histoire queue par-dessus tête

41jN2NQwuLL

C’est une histoire qui pourrait paraître sans queue ni tête et pourtant c’est une histoire où il est dit que la queue risque plus gros que la tête… Que la queue peut nous trahir quand la tête ne suffit pas à nous sauver… Que ce que d’autres appellent une identité ou une appartenance (pour ma part je préfère le mot de provenance) n’est pas lisible dans la foule des visages – comme croit nous le prouver le sinistre abus du délit de faciès qui sévit encore ici ou là – mais n’est la plupart du temps qu’une ligne de (mal)chance, une cicatrice, une blessure. Gravée au plus profond, inscrite au plus intime. Que malgré un air aryen, des yeux bleus et des cheveux blonds, une fois baissé le pantalon, qui révèle l’alliance ancestrale, la séparation peut commencer. La « mort prochaine », à vingt ans, ou la « peur sourde et perpétuelle », pour le restant de ces jours, quand reviendra le temps des bourreaux.

« l’histoire de la queue prenait donc les couleurs de la vie […] Le signe d’alliance, inscrit jadis dans mon corps, comme il l’avait été dans le corps de mes aïeux et de mes grands-aïeux, les participants de la chasse à courre qui se déroulait dans notre ville pouvaient aisément le déchiffrer, ce signe. », p. 89

Ce que ce livre nous rappelle, c’est que les nazis, qui étaient procéduriers comme on sait, ne se fiaient pas aux apparences et ne délivraient son sauf-conduit à un jeune garçon sur qui planait le soupçon qu’à condition d’avoir vu de leurs yeux vu le petit oiseau. Avec la complicité d’un médecin, d’une infirmière et de tout un peuple aux abois. Bref, c’est un livre qui nous rappelle que les nazis ont dû en baisser, des frocs, en cinq ans de guerre. Et que les jeunes mâles russes, ukrainiens, polonais en âge de mourir selon les critères nazis, ont dû en exhiber, des prépuces intacts, pour ne pas finir à Auschwitz ou à Treblinka autrement qu’en « associé de la mort » (selon le mot de Czeslaw Milosz), c’est-à-dire en kapo.  

Bref, c’est tout l’aspect grotesque et sordide de la persécution d’un peuple déraciné, pris entre deux feux, que nous conte Piotr Rawicz, dans un livre autobiographique, écrit directement en français, publié pour la première fois chez Gallimard en 1961 et repris cette année dans la collection l’imaginaire.

Rawicz, qui a vécu sous la hache de la grande Histoire, nous la raconte du point de vue de la toute petite histoire, avec un h minuscule, celle des insectes écrivains, des hommes à tête de chien et des femmes cafards :

« - à quoi vas-tu le reconnaître, l’homme ? – à ce qu’il sait aboyer… »

« le ‘procédé littéraire’ est une saleté par définition […] Et pourtant, à ce qu’il semble, navigare necesse est : il FAUT écrire […] n’avez-vous pas remarqué que jamais l’homme ne ressemble autant à l’insecte que quand il se livre au jeu d’écrire ? », p. 145

Pudeur immense, d’un côté, vis-à-vis des disparus. Impudeur monstre, de l’autre, à son propre endroit, car lui, le rescapé, « a survécu à tout » :

« l’action n’a commencé que huit jours plus tard, un samedi matin. Je ne vous en infligerai pas le récit complet. À défaut de souvenirs, cherchez dans votre imagination, cherchez parmi certains de vos rêves auxquels cela m’arrangerait de faire confiance », p. 83.     

Rawicz ne décrit jamais les mouvements de masse et les massacres à la chaîne comme se permettront de le faire, quarante ans plus tard, des écrivains qui n’ont rien vécu de toute cette histoire et qui feront frémir leurs lecteurs à coups de  Shoah sensationnelle, délayée dans un style pompier. Non, dès qu’il touche au pire, il s’en tire par le plus grand lyrisme ou par l’humour noir, puisant tel Gogol ou Boulgakov aux deux pôles extrêmes de la littérature russe.

Et c’est dans la scène finale, où le narrateur doit justifier son identité face à un intellectuel ukrainien borné comme il se doit que résonne ce chant d’amour pour Kiev et pour une Ukraine légendaire, nimbée de rêve, déliée de tout pacte avec une nation titulaire :

« c’est dans cette ville toute en fleuve, en miel et en brise, qu’il y a douze siècles, se noua notre destin. La ville où naquit notre âme… Ils nous l’ont arrachée, cette ville », p. 310.

À mille lieux de la prétendue vérité documentaire et de la prétentieuse reconstitution historique, Le sang du ciel est un livre de prose hallucinée, de mémoire écorchée-vive et de poésie en lambeaux, c’est un livre habité où bat encore le pouls de celui qui a vu des hommes « assassiner le ciel », de celui qui a vu pleuvoir « le sang du ciel », p. 23.

 

Commentaires
l'araignée givrée
Archives
Visiteurs
Depuis la création 139 577