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l'araignée givrée
30 novembre 2010

l'appel des Syrts

 

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Winter Steppe, Kazakhstan, by alexgost (www.trekearth.com/)

 

article paru en novembre 2010 dans la revue en ligne Sens public http://www.sens-public.org/spip.php?article793

 

extrait

 

[...]

 

Julien Gracq est de tous les écrivains français celui qui a entretenu le rapport le plus curieux avec le monde russe – entendu au sens large comme un espace-temps, une civilisation si l'on veut, qui irait des écorces de bouleaux à la poésie d'un Brodsky, de la Rus à l'ère Poutine, de la Baltique au Pacifique, de l'Arctique au Caucase et à l'Altaï. La Russie a été pour les écrivains français tour à tour une femme, une idée, un refuge, un abri, une fuite, un espoir, un vertige, un mirage, un horizon, l'image de l'infini. Souvenons-nous de Moravagine et de La Prose du Transsibérien. Et pour s'en tenir au vingtième siècle, il n'est que de lire le poème Hourrah ! L'Oural !, il n'est que de feuilleter le Salut à la Russie pour deviner, passée une ligne de partage bien floue et qu'il serait bien vain de vouloir préciser, derrière un adret rougeoyant d'idéologie, l'ubac encore empêtré dans les images mornes, livides, Belle-Époque et tchékhoviennes du siècle passé : les raisons étaient bien souvent méandreuses qui hissaient dans le cerveau de nos écrivains un pâle pays de neige et d'ombre au rang d'un authentique pays de cocagne.

Précoce, la fascination pour la Russie chez Julien Gracq a eu la particularité de demeurer pure fascination. Fascination enfantine : Jules Verne et son Michel Strogoff éduquaient alors, main dans la main avec Tartarin de Tarascon, la jeunesse de France. Fascination adolescente : la littérature russe, Pouchkine, Lermontov, Dostoïevski, Tolstoï agissaient tels des djinns surgis de samovars encore frémissants d'un siècle à peine éteint. Fascination, enfin, de jeune homme révolté : l'adhésion au parti communiste à la fin de l'année 1936 scellait comme chez tant d'autres un pacte qui ne pouvait survivre au retour tonitruant de Gide, à la poignée Molotov-Ribbentrop, sans toute une théorie d'accommodements, de simagrées, de jongleries auxquels Julien Gracq, esprit lucide s'il en fut, ne se laisserait jamais aller. Bref, il faudrait un jour montrer comment, dans le magnétisme exercé par la Russie soviétique sur la jeunesse intellectuelle française, se confondaient les raisons purement politiques et l'espoir, un jour, de grimper à bord du Transsibérien, de voir miroiter les steppes kazakhes, et d'en revenir avec au ventre, qui sait, le souvenir d'une amoureuse aux hanches perchées, aux pommettes hautes, aux nez retroussé, qui n'eût pas manqué de placer son billet griffonné de cursives dans une malle bien ficelée, bourrée de poèmes ou d'une petite prose qui pût défier en ardeur celle de cet affabulateur génial que fut Cendrars.

Mais Julien Gracq, non plus que Blaise Cendras, n'a jamais pris le Transsibérien. Il a pourtant rêvé Russie de la manière la plus concrète qui soit. Russie linguistique, scientifique, politique : l'année de l'adhésion au parti communiste est suivie de l'apprentissage du russe aux Langues'O ; de là naît l'idée de préparer une thèse de géographie physique sur la Crimée. Et c'est durant l'été 1937, l'histoire est bien connue, dans l'attente d'un visa pour l'URSS qui n'arrivera jamais que Louis Poirier devient Julien Gracq : il écrit Au château d'Argol. Rien de russe dans ce roman si ce n'est, à la rigueur, le titre : qui a lu les premières pages d'Hadji Mourat sait qu'argoln'est pas seulement le nom d'un village perdu de Bretagne intérieure relevé sur l'itinéraire d'un abri bus, comme l'auteur l'affirmera plus tard, mais aussi cette sorte de fumier qui sert dans le Caucase à la fois de torchis et de combustible. Seulement Julien Gracq ne humera jamais l'odeur de l'argol qui s'élève dans l'air pur des montagnes : cet été 37, le rêve de Russie s'écroule comme un château de cartes. Son premier visa refusé, jamais Julien Gracq ne verra ni la Crimée, ni l'URSS, ni la Russie d'ailleurs : même après la chute du mur de Berlin et le démantèlement de l'URSS, il ne semble pas avoir réitéré sa demande. Il voyagera pourtant beaucoup, un peu partout en Europe (Belgique, Hollande, Allemagne, Suisse, Portugal, Espagne, Italie, Scandinavie), ainsi qu'aux États-Unis : n'oublions pas qu'il a étévisiting professor à l'université de Madison, Wisconsin.

Or, la Russie, la littérature russe – la première telle qu'il l'a fantasmée, faute de l'arpenter, la seconde telle qu'elle est revenue sous sa plume, ont fécondé comme nul autre imaginaire les pages de Liberté grande et du Rivage des Syrtes.

Cet exemple de Julien Gracq gardant la Russie à distance, la tenant en joue, baïonnette de sa plume affûtée – cet exemple de Julien Gracq recréant la Russie sous les couleurs de l'imagination souvenante, couleurs des lectures adolescentes, couleurs de « l'aurore de l'imagination »2 – cet exemple devrait suffire à invalider les postulats du manifeste de la littérature-monde. Cet exemple devrait suffire à prendre ce manifeste pour ce qu'il est : une vessie qui se rêvait lanterne, gonflée d'esbroufe et qui n'a pas fini de dégorger son fiel plus pamphlétaire que manifeste3. Si Julien Gracq a été « interdit de séjour » en Russie, cet interdit a fonctionné comme un formidable aiguillon pour l'écriture ; la « poussière des routes », « le frisson du dehors », le « regard croisé d'inconnus » n'ont jamais servi de combustible ici, ni même la couleur locale de précipité – l'écriture au sens pur s'est tout entière tendue vers l'aube incandescente d'un horizon défendu, livresque et rêvé. Rêvé parce que livresque. Si bien que la couleur qu'il faudrait ici chercher, comme la couleur jaune de Flaubert, n'a de local que le grain duveté de la page, du mot, du son : le soufre qu'elle contient, c'est à l'imagination, à l'imagination seule, dont le drapeau d'aurore veille sur ces Syrtes d'épopée, sur ce véritable Kamtchatka littéraire, de s'y frotter.

[...]

 

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