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l'araignée givrée
1 décembre 2011

à l'enquerre d'or

 

Edwarda-6-Precision-Couverture

A l'enquerre d'or, nouvelle parue en décembre 2011 dans Edwarda n°6

 

http://www.edwarda.fr/catalogue/revue/six-precision/

 

extrait

 

[...]

 

 

Je vivais depuis longtemps dans les livres. Mais les livres finissaient par m’envahir – je croyais les dévorer, c’étaient eux qui me dévoraient, me digéraient et me recrachaient, boulette de papier mâché, dans la corbeille aux écrivains ratés. Refusé de partout, menant une vie de propre à rien, écrivant à tour de bras, publiant que dalle. C’était il y a une dizaine d’années. Je vivais à Paris pour la première fois. Tout me révoltait dans cette ville nouvelle pour moi – seuls me consolaient les librairies, les musées, les bibliothèques, tous ces lieux de solitude habitée. J’y passais mes soirées, les livres étaient ma drogue. Toute la matinée, je restais prostré dans les plis de mes draps, entouré d’un rempart de bouquins. Je ne quittais ma mansarde qu’à la fin de l’après-midi ; à l’heure où les Parisiens rentrent chez eux, dans le chien-et-loup du traintrain quotidien et le vroum-vroum assourdissant des scooters, je sortais de chez moi. 

A l’époque dont je parle, les livres avaient encore des visages, il y avait encore des visages dans les livres, tout un livre pouvait naître d'un visage. A l’époque dont je parle, les vulves avaient encore des visages, qui n'étaient pas toutes rasées, qui n'étaient pas non plus taillées en ticket de métro, comme on dit de nos jours, et la métaphore grégaire révèle on ne peut mieux nos fantasmes de poinçonneurs acharnés et le caractère crépusculaire de notre ère de catacombes. Je parle d’une époque où il y avait des vulves poilues, des vulves ébouriffées, des vulves odoriférantes, des vulves porc-épic, des vulves qui se hérissaient sous les lances du désir. Je parle d’une époque encore rugueuse et granuleuse ; le fitness et la chirurgie esthétique n’avait pas triomphé de nos moindres défauts ; le monde n’était pas lissé de part en part ; je parle d’une époque où l’on voyait encore le grain de l’image trouer nos écrans, nos albums de vacances et nos photos de famille.

Parti hagard avant la tombée de la nuit, je dévalais à vélo les rues de Paris. S’il faisait beau, j'errais jusqu’aux dernières lueurs du jour sur les quais ; les bouquinistes me haïssaient ; je rêvais de m'engouffrer tout entier dans leurs grosses malles de fer et d’y passer la nuit, comme Diogène dans son tonneau, à m’enivrer du vin vibrant des voyelles, à me saouler à grandes lampées de prose extatique, à renifler le grain du génie. S’il faisait mauvais, Paris fidèle à sa grisaille, je me réfugiais dans la librairie la plus proche, et j’y passais des heures jusqu’à la fermeture, fuyant de l’œil le regard agacé du libraire, attendant d’être chassé.

Je finis par inventer un petit stratagème que j’ai honte de divulguer. Un moyen de m'immiscer subrepticement entre les livres ; un moyen sinon de précipiter ma gloire, de hâter les rencontres ; les livres devaient me livrer la clé des forêts fertiles. Je pris l’habitude de glisser un petit poème de mon cru suivi de mon pseudonyme et de mon numéro de portable entre les pages d'une édition de luxe – de préférence quelque chose d'un peu cochon, Pétrone ou Louise Labé, Miller ou Calaferte ; et j'attendais qu'une fille émoustillée par la prose de ceux que je rêvais mes ancêtres se déclarât au bout du sans-fil de nos vies disséminées. En griffonnant mes quelques vers claudicants au dos d’une petite carte coquine chipée dans les librairies de nos musées, je l’imaginais seule, abandonnée, vautrée sur un divan de velours, se masturbant à livre ouvert.

Car il faut dire qu’effrayé par la chair, je ne rêvais les femmes qu'en liseuses – je ne rêvais les femmes que penchées sur des livres, entrouvrant des livres, tranchant des feuillets non-massicotés d'un coup bien sec de leur lime à ongles ; je rêvais de femmes coupantes et fraîches comme du papier ; je les rêvais les bras livides, le bleu des veines en filigrane sous la peau diaphane, je rêvais de femmes légères comme du papier, je ne connaissais les femmes qu'en papier – il y avait les femmes Japon qui sont des enjôleuses, les femmes Chine qui sont chagrines, les femmes canson qui sont toutes caresses, les femmes Montgolfier qui ont le feu aux trousses, les femmes les plus effrayantes étaient les femmes de papier glacé, les plus nerveuses celles de papier vergé ; je rêvais de femmes qu'il me faudrait maroufler sur la toile de mon matelas ; je rêvais de femmes au grain torchon et à la mine grognon ; les plus belles de mes songes étaient les femmes vélin d'Arches, qui avaient la grâce des félins et les hanches larges. 

 

[...]

 

 

 

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