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l'araignée givrée
7 juillet 2011

j'habite en balcon des feux et des nues

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nouvelle parue en juillet 2011 dans le numéro special Edwarda collection  

http://www.edwarda.fr/catalogue/revue/une-chambre-en-ville/

http://www.gqmagazine.fr/sexe/les-filles-du-vendredi/diaporama/chambres-avec-vue/5412/image/398780

 

 

 

 

 

 

 

 

 

extrait

[...]

Le soleil se couche à l'heure où se lèvent les jupes. C'est un soir d'automne – peut-être octobre à la lumière ambrée. Sept heures, mettons. Le crépuscule qui gagne les visages et estompe les traits n'est pas ce chien-et-loup, ce brouillard à tailler au couteau que j'ai connu sur le canal de l'Ourcq et la Corne d'Or ; il y a du vent mais ce n'est pas le vent qui souffle sur les rives du Bosphore – le turc dit tout simplement et très justement boğaz, la gorge – non, non, c'est un petit vent parisien, soyeux, caressant, qui agace les sens, c'est l'heure hermaphrodite ou le désir est roi, l'attente reine. Il y a des incendies aux fenêtres et des ombres chinoises – des figures de proue découpées sur un fond de grisaille et de banlieue. Dans ces trouées de lumière vive et de silence, des anges passent. Des anges aux hanches slaves, des anges échevelés, des anges à la gorge androgyne, des anges de fresque romane aux gestes inachevés. Et le vent fait se dévoiler les anges ; et l'ange devient cariatide, la cariatide bacchante, la bacchante toréador, il/elle agite la muleta rose du désir ; les plis de l'étoffe dessinent un triangle isocèle qui est l'ombre portée du vrai triangle, l'isocèle épilé fendu rebondi souriant d'une vulve. La muleta est un drap de nymphe, un truc à appâter le chaland, nuisette ou voilette, gaze rose et diaphane frangée de frisottis d'écume ; à la vue de cette conque renversée, le taureau se souvient ; il rue dans l'arène de rêve et de mémoire, l'encre et le papier mugissent sous son bic baveux, il ne sait plus où donner de la tête, où poser son point, où ficher sa virgule, où étaler son tiret – si l'écriture est corrida, le scribouillard n'est plus matador, n'a plus épée ni tricorne ni costume ni bas ivoire ni souliers vernis ni banderille, il est nu, noir et nu, nu noir cornu bandant obstiné abruti qui fonce tête baissée, l'écume de ses voyelles aux lèvres, il fonce fonce fonce et il a peur, lui, aussi, car il sait qu'à ce petit jeu de dupe il peut finir troué de part en part, éventré, étripé, terrassé, abats massicotés sur des étals bon marché, viande de réforme s'il est trop vieux, pâtée pour chiens s'il a de l'épate. Mais pour l'instant il est seul et ivre et – l'alcool et le silence ont cette force – il se croit entier, il se croit un. Un seul et même homme. L'œil hypnotisé par son écran mat, les doigts pianotant son clavier de plastoc dans un clic-clac furibond, il se balance dans son rocking-chair, sur son balcon de bois branlant, camouflé sous sa glycine – tapi parmi l'odeur, la verdure et les grappes mauves de sa glycine. Il regarde le cerisier là-bas, les roses du voisin, la véranda en contrebas, il ou plutôt je – abattons d'emblée les masques – je me souviens. Je me souviens d'autres balcons. Balcons d'Odessa, balcons d'Amsterdam, balcons de Saint-Louis, balcons de Pise et d'Urbino, balcons de Riga, balcons de Rehovot, balcons de Charleston à boire du bourbon – balcons, petits balcons branlants, comme je vous aime ! C'est tout d'abord un enfant batifolant dans un cône de lumière diffracté par les fentes des persiennes ; c'est un enfant espérant attraper les particules de poussière en suspens de ses petites mains maladroites. Depuis ce jour-là, je suis voué à l'adoration des fentes et des fenêtres – de l'impalpable et de l'improbable, de l'interdit et de l'inaccessible, de l'inachevé perpétuel – de tous les in- du dictionnaire. C'est ensuite un adolescent qui ne sait pas comment s'y prendre, qui tâtonne dans le sillage des femmes, qui rêve de toutes les prendre et n'en prend aucune – qui se rêve ceci ou cela, s'invente des vies faute de vivre vraiment, faute de savoir comment on fait ça, comment on arrange ça, vivre. C'est enfin un jeune homme qui voyage – qui prend toutes sortes d'avions de trains et de navires, qui regarde le monde la joue collée à des vasistas des sabords et des hublots, le coude appuyé à des bastingages et qui échoue le soir dans des villes perdues, sur des balcons délabrés. Sur des balcons disséminés à tous les coins de l'Europe et du monde, j'ai lu, écrit, dessiné, peinturluré, somnolé, rêvé, contemplé, je me suis saoulé, j'ai maudit et vénéré le monde entier, j'ai haleté, suffoqué, ahané, rêvé de mourir et rêvé de vivre – une fois seulement, j'ai failli … sur un balcon.

[...]

 

 

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